Classer nos manières de parler, classer les gens

Malo Morvan

Avant-propos

Cet ouvrage ne prétend présenter aucune idée nouvelle. J’y reprends essentiellement des analyses provenant de la sociolinguistique, ayant émergé sous diverses formes depuis les années 1970–80. Constatant que certaines thèses (par exemple, l’idée que la notion de langue n’a pas vraiment de sens) sont considérées comme relevant de l’évidence au sein de cette discipline, mais totalement ignorées dans la plupart des discours actuels (je pense particulièrement aux contextes institutionnels, médiatiques, et à ceux qui relèvent du domaine de l’enseignement), j’ai tenté ici de les présenter d’une manière claire et rigoureuse, à destination d’un public plus large.

Ma double formation, en philosophie et en sociolinguistique, m’a conduit à exercer une vigilance sur la définition des notions, sur l’analyse des présupposés au sein des discours communs, et la formulation d’arguments à visée générale. On pourrait considérer qu’il s’agit d’un traitement philosophique de thèses et questions émanant de la sociolinguistique, en privilégiant les dimensions épistémologique1 et politique. Elle me mène également à proposer des liens entre les questions spécifiques posées au sein de la discipline, et d’autres, plus larges, formulées dans les débats philosophiques contemporains, ou des questions de société en apparence éloignées de ce qui concerne nos manières de parler.

Cet ouvrage peut convenir à un double usage : premièrement, il peut être perçu comme une présentation de l’approche sociolinguistique à des personnes curieuses de découvrir cette discipline (la deuxième partie, notamment, peut servir à des étudiantes2 de licence) ; deuxièmement, il peut constituer une tentative d’explicitation des notions, présupposés et raisonnements, à destination des collègues déjà engagées dans une approche plus empirique de la discipline.

La sociolinguistique n’étant elle-même pas une discipline homogène, elle connaît comme toutes les autres des courants théoriques, des chapelles et des désaccords. Pour expliciter mon positionnement au sein de celle-ci, je dirais que je me rapproche globalement des thèses de la sociolinguistique critique, qui a émergé à partir des années 2000. L’orientation de ce courant, telle que je la comprends, consiste à manifester une vigilance envers les termes que nous utilisons communément pour désigner des groupes de locuteurrices, en soulignant tant leur imprécision théorique que les effets politiques associés à leur usage. Un tel examen est solidaire d’un certain positionnement politique, à savoir des luttes contre les diverses formes systémiques d’oppression (classisme, racisme, sexisme, etc.), et appelle à la vigilance quant au point de vue situé à partir duquel il s’exprime. Une de ses conséquences est de présenter certaines manières bien ancrées de défendre les langues comme engendrant de nombreux effets contre-productifs. Bien entendu, une telle prise de position ne faisant pas l’unanimité au sein de la discipline, je n’ai pas la prétention de m’exprimer au nom de celle-ci toute entière.

La prise de position politique qui infuse dans cette démarche d’analyse pourrait être perçue comme une interférence qui empêcherait une analyse purement théorique ou épistémologique de la question ; elle est au contraire ici assumée comme permettant de souligner la dimension d’intervention politique présente dans de nombreux discours qui prétendent simplement parler de correction linguistique.

Les thèses exprimées dans cet ouvrage et leur mode de présentation ont une histoire : celle-ci commence pour moi en 2004 lorsque, étudiant, je suis les cours d’épistémologie des sciences humaines et de sociolinguistique dispensés par Jacques Laisis, à l’université de Rennes 2 pendant 6 ans. Cet enseignant partageait certains points communs avec les figures socratique ou saussurienne : le premier est de déconstruire avec une goguenardise et une jubilation certaines nos idées reçues, notamment au sujet de la notion de langue. Le second est d’avoir laissé très peu d’écrits qui lui permettraient de porter sa pensée en son nom (on trouve de lui quelques articles dans la revue Tétralogiques, très difficiles à comprendre, et quelques polycopiés de cours qui circulèrent sous le manteau). Une bonne partie des arguments présentés ici constituent un simple remaniement de son enseignement oral (j’ai néanmoins pris mes libertés sur de nombreux aspects). Si cet enseignement m’a touché, c’est parce qu’il entrait en collision frontale avec les certitudes que j’avais héritées du milieu du militantisme pour le breton, que je fréquentais depuis ma tendre enfance : je ressentis alors le besoin de concilier d’une part l’intérêt que j’avais pour une plus grande acceptation de la diversité linguistique (en Bretagne ou ailleurs) et d’autre part la double exigence de rigueur épistémologique et de cohérence politique. C’est ce qui m’engagea vers une thèse de doctorat analysant les polémiques internes aux milieux de la défense du breton, à partir d’une approche s’appuyant sur la critique de la notion de langue : aujourd’hui, je ressens toujours un certain inconfort lié à l’apparente incompatibilité entre les arguments présentés ici et les priorités que se donne une certaine frange du militantisme pour le breton, appréhendant toujours quelle réaction peut susciter une critique de la notion de langue auprès de gens ayant passé leur vie à militer pour une langue. Cette thèse, sous la co-direction de Cécile Canut et d’Yves Déloye m’a permis d’élargir les perspectives, la première me menant à croiser ces arguments avec des approches plus contemporaines en sociolinguistique ou anthropologie du langage, le second à la situer dans le cadre de débats plus généraux dans les domaines philosophique ou politique. Cet ouvrage constitue en quelque sorte la partie théorique de ma thèse, que je n’avais pas pu développer alors faute de place et de temps. Les matériaux principaux de cet ouvrage proviennent d’un cours d’introduction à la sociolinguistique que j’ai dispensé entre 2015 et 2019 à Rennes 2 : je remercie les étudiantes pour les questions que celui-ci a soulevées et les clarifications que cela a occasionné. Quelques croisements avec des questions de société plus larges proviennent de mes fréquentations militantes, notamment le milieu de l’éducation populaire politique dans la région rennaise, ou bien d’une curiosité personnelle nourrie par une formation philosophique. J’imagine qu’il reste toujours une part d’influences cachées que je ne parviens pas à identifier.

Je tiens à remercier diverses personnes qui ont relu cet ouvrage : Mathias Bayon, Sylvain Bertrand, Géraldine Berry, Christophe Chigot, Charlotte Dementhon, Marianne Duforeau, Adrien Péquignot, Anaïs Rio, Sylvain Roudaut. Les erreurs qui demeurent dans le texte restent de mon fait. Je remercie également Benjamin Roux pour ses encouragements et sa patience.

Introduction

Cet ouvrage porte sur la façon dont nous élaborons des catégories pour ranger nos manières de parler. Nous disons par exemple que certaines manières de parler sont des langues alors que d’autres sont des dialectes, des argots, des jargons, des patois : certaines pratiques sont valorisées comme représentant un standard ou une norme, alors que d’autres sont considérées comme des erreurs, voire des fautes3.

D’où viennent ces attributions ? Comment, au sein de la diversité des manières possibles de parler, l’une d’elles s’est-elle trouvée promulguée au statut de forme officielle, reléguant ainsi les autres à la périphérie, voire à la marginalité ? Qui a décidé de ces classements, et comment ceux-ci sont-ils parfois acceptés et intériorisés, parfois contestés, renégociés, détournés, parodiés ? Enfin, quels effets ces classements ont-ils sur la manière dont nous définissons les hiérarchies et les groupes sociaux ?

Ces questions ne répondent pas uniquement à une curiosité érudite : en effet, la question des classements linguistiques est omniprésente dans nos quotidiens, et elle possède des effets sur la manière dont nous intériorisons des jugements sociaux plus ou moins légitimes. Omniprésente, mais aussi quasi invisible, tant les catégories mobilisées et les présupposés de nos raisonnements sur la question nous semblent relever de la simple évidence quotidienne : qui irait en effet penser que la notion de langue n’a aucune pertinence ? C’est pourtant ce que nous allons défendre dans la première partie de ce livre. Chaque jour ou presque, nous nous interrogeons sur la correction de telle ou telle manière de prononcer, d’écrire, tel ou tel choix lexical, telle tournure syntaxique. Il est fréquent d’entendre que telle expression « ne se dit pas » de la part d’une personne qui a pourtant très bien compris ce que l’on voulait dire (par exemple, si l’on dit : « J’ai surapprécié ce dessert. »). Posons-lui alors la question : en vertu de quoi cela ne devrait-il pas se dire ? Quelle autorité en a décidé, où, et quand ? Quelle est la légitimité de cette autorité, est-elle absolue, incontestable ? Que se passe-t-il lorsqu’elle est remise en question ? Les personnes qui décident ou celles qui répètent que telle manière de parler n’est pas acceptable ont-elles des intérêts dans de tels jugements, par exemple cela conforte-t-il leur position sociale, en légitimant leur culture scolaire acquise, et en marginalisant d’autres populations qui n’ont pas eu la même formation, et dont les manières de parler sont donc plus éloignées des attentes académiques ? Autre exemple, dans les échanges sur internet, il n’est pas rare de voir une phrase comme « commence par savoir bien écrire et ensuite nous pourrons discuter », parce que son interlocuteurrice a écrit <-é> pour <-er>, ou bien <j> pour <ge>. Cette personne avait pourtant formulé un argument, potentiellement pertinent : de quel droit se permet-on donc de silencier une prise de parole en raison d’une question d’orthographe ? Il n’est pas difficile d’y voir une stratégie rhétorique qui permet d’éviter de prendre en compte le fond du propos avancé pour le discréditer d’emblée à partir de sa simple forme : mais quelle population est la plus sujette à pratiquer de telles fautes d’orthographe ? Et laquelle a le plus de propension à les corriger ? À une échelle plus large, des États entiers peuvent se déchirer pour des questions de pratiques linguistiques, lorsque l’évaluation commune de leur conformité se trouve associée à des problématiques identitaires. Des personnes peuvent se voir refuser un accès au travail, ou à d’autres droits sociaux, en raison de leurs manières de parler. Ainsi, comme nous le verrons, non seulement nous faisons quotidiennement usage de catégories floues et mal définies pour désigner nos manières de parler, mais cet usage engendre également des conséquences sociales comme la mise à l’écart de certaines populations ne s’exprimant pas selon les normes édictées par l’école, ou encore il sert de point d’appui à des conflits identitaires concernant la question de savoir ce qui est ou devrait être la bonne ou la vraie langue de tel groupe, nommé peuple, ethnie, Nation, etc. D’où l’importance de proposer un recul critique sur ces notions et leurs usages sociaux.

L’argumentation se développera en 3 parties :

Dans un premier temps,

il s’agira de présenter les arguments formulés en sociolinguistique depuis quelques décennies selon lesquels la notion de langue ne décrit pas correctement nos manières de parler. On constatera que les critères communs par lesquels la langue est habituellement définie (la communauté linguistique, l’intercompréhension) connaissent de nombreux contre-exemples (ch. 1). Plutôt que de chercher une définition plus précise de la notion de langue, il s’agira alors d’identifier les présupposés qu’elle véhicule.

Le premier de ces présupposés est celui selon lequel les personnes qui parlent une même langue parleraient de la même manière : nous le nommerons le présupposé d’homogénéité. Nous présenterons de nombreuses observations qui soulignent au contraire l’hétérogénéité des manières de parler au sein d’une même langue.

Le second présupposé laisse penser qu’il serait possible d’étudier les phénomènes linguistiques en les séparant des déterminants sociaux qui les conditionnent. Nous l’appellerons présupposé d’indépendance envers le contexte social ou bien de l’immanence du linguistique. Nous défendrons qu’une analyse des manières de parler qui néglige leurs relations avec un contexte social mène nécessairement à des impasses théoriques.

Dans un second temps,

nous examinerons les catégories proposées en sociolinguistique pour compenser ces insuffisances de la notion de langue.

Un premier ensemble de notions vise à rendre compte des facteurs qui peuvent engendrer de la différenciation au sein des manières de parler. Nous examinerons des notions qui visent à rendre compte des divergences dans nos usages linguistiques selon des paramètres comme la localisation géographique, les milieux sociaux, ou la situation d’interlocution.

Un second groupe de notions permet de décrire les phénomènes par lesquels nos pratiques s’influencent mutuellement, ou se mélangent. Dans certains cas, il s’agit de situations où une langue emprunte à une autre, dans d’autres, de la création d’une forme mixte, ou encore de l’alternance au sein de la parole entre différents répertoires.

Au-delà d’une simple présentation de ces notions, il s’agira d’examiner leur apport théorique à l’analyse des manières de parler, en gardant en tête les préceptes méthodologiques exprimés dans la première partie. Dans chaque cas, nous présenterons donc l’intérêt d’une notion, dans la mesure où elle ajoute des nuances qui permettent de s’approcher davantage de la complexité de nos pratiques langagières concrètes, puis nous aborderons les points de discussion qu’elle a suscités, ou ses limites théoriques. Nous pourrons constater en particulier que de nombreuses notions ne résolvent pas véritablement les problèmes de la notion de langue, puisqu’elles en reproduisent la logique.

Dans un troisième temps,

c’est donc l’opération de catégorisation, ou de classification elle-même qu’il faudra interroger. Au-delà de la question de la pertinence des catégories comme outils pour décrire nos manières de parler, il s’agira de se demander ce que leur usage produit socialement, et d’en faire ainsi un objet d’étude. On se demandera notamment dans quelle mesure l’usage des catégories linguistiques permet des évaluations sur la qualité des différentes manières de parler, qui contribuent à une hiérarchisation des locutorats4. On examinera également la manière dont la catégorie langue peut être mobilisée dans la caractérisation d’ethnies ou de Nations, qui renforcent des assignations identitaires.

Les insuffisances de la notion de "langue"

"Langue" : des critères aux présupposés

Commençons par un constat simple : le mot langue correspond à une catégorie, c’est-à-dire une notion utilisée pour ranger des phénomènes observés. Nous n’avons pas l’expérience directe de la langue : nous ne la croisons pas dans la rue. Nous entendons des gens parler d’une certaine manière, mais nous n’entendons jamais la langue en tant que telle (Bakhtine 1929). C’est par un certain procédé que nous classons telle parole entendue comme relevant de telle langue, ou d’une autre catégorie. En tant que catégorie, celle-ci peut décrire d’une manière plus ou moins exacte et fidèle la variété des productions que nous entendons, lisons ou produisons quotidiennement (Oliveau-Statius 2006).

La notion ou catégorie de langue nous semble claire et évidente dans la mesure où nous l’employons quotidiennement dans un grand nombre de contextes où elle n’est jamais remise en question :

Alors, pourquoi diantre irait-on remettre en question cette notion, si répandue, claire et établie, qu’est celle de langue ? À première vue, il semble qu’une telle démarche soit aussi incongrue que de se demander : « qu’est-ce qu’un tabouret ? ». Et pourtant, nous allons voir que la notion de langue échappe en permanence à toute tentative de définition rigoureuse et précise. Dans nos conversations courantes, nous croyons voir à quoi elle renvoie, mais dès que l’on entre dans le détail de sa définition linguistique, sa précision s’évapore.

"Langue", "identité", "culture", "patrimoine" : des associations d’idées

La notion de langue, prise au sein des associations d’idées qu’elle suggère dans les discours courants sur le sujet, se prête à plusieurs équivalences :

  • On associe souvent une langue à un pays : si les tests de niveau de langue objectivent les langues en donnant des mesures de ce qu’il faut produire pour les parler, ils sont aussi mobilisés pour les attributions de nationalité, renforçant ainsi cette association entre pratique linguistique et appartenance à une nation7 ;

  • La langue est souvent décrite comme constitutive de l’identité d’un groupe, en tant que partie de sa culture ;

  • On l’entend souvent décrite comme un patrimoine, devant être préservé des assauts de la modernité (comme l’invasion des mots anglais, du langage SMS et de la langue des cités) ;

  • À ce titre, on entend également beaucoup de discours déplorant la mort des langues, comptant le nombre de celles qui disparaissent chaque année et redoutant une uniformisation culturelle, dans laquelle le monde entier se convertirait à McDonalds, à Coca-Cola, et à la langue anglaise (cf. p. ) ;

  • Les raisons qui amènent à déplorer la perte d’une telle richesse sont expliquées ainsi : « chaque langue porte une vision du monde différente » car chacune est porteuse d’un génie de la langue, et lorsqu’une langue disparaîtrait, ce serait une philosophie, la sagesse ou l’esprit d’un peuple qui s’en iraient avec elle (cf. p. ).

On le voit, dès que l’on s’interroge sur la notion de langue, ce sont en fait de nombreuses conceptions de l’identité, de l’appartenance à des groupes, de ce qui crée du commun ou de la différence entre les humains, qui se trouvent convoquées. Ainsi, ce questionnement sur la langue peut constituer un prétexte pour interroger plus largement la manière dont nous concevons notre rapport à autrui, aux groupes, au similaire et à l’étranger.

Quel critère de définition ?

Commençons par une question très simple : quand peut-on dire de certaines personnes qu’elles parlent la même langue ou des langues différentes ? Parmi les réponses les plus souvent proposées, on trouve deux grandes directions :

  • Soit la langue se définirait en référence à une communauté de locuteurrices : on pourrait alors identifier une langue en présentant un groupe homogène de personnes, souvent perçu à une échelle nationale, qui pratiquerait en commun une certaine manière de parler ;

  • Soit elle se définirait par l’intercompréhension : on pourrait dire que certaines personnes parlent la même langue si elles sont capables de se comprendre entre elles, et qu’elles parlent des langues différentes si ce n’est pas le cas.

Or, ces critères, simples et courants, ne permettent pas de définir une langue avec précision.

La référence à un groupe ou une communauté

On pourrait tenter de définir la langue en la décrivant comme "un usage partagé par un groupe de locuteurrices, locutorat, ou encore une communauté linguistique" (prenons ici tous ces termes comme globalement équivalents), mais alors il faudrait savoir comment les membres de ce groupe ou de cette communauté se définissent eux-mêmes. Cela pourrait se faire de deux manières.

Dans le premier cas, on définit la communauté linguistique comme un groupe de locuteurrices parlant de la même manière. Mais alors, le raisonnement est circulaire : on définit la langue par le groupe, et le groupe par la langue. Ainsi, le français serait la langue de la francophonie, mais la francophonie se définirait elle-même par une pratique commune de la langue française : un tel raisonnement qui tourne en rond n’est pas acceptable car il ne fait que définir une inconnue en la renvoyant à une seconde inconnue, celle-ci renvoyant elle-même à la première8.

Dans le second cas, on peut tenter de définir la communauté par un critère extérieur à la langue, pour éviter le risque de circularité. On peut par exemple s’appuyer sur une définition administrative et juridique qui circonscrit les groupes en fonction de leur localisation territoriale et d’un système de lois commun. Mais deux problèmes surgissent alors :

  • Une même langue peut être parlée par des populations très variées. Ainsi, beaucoup de locuteurrices de la langue française ne résident pas en France : soit que ces personnes habitent dans d’anciennes colonies françaises où la pratique se maintient toujours (on parle alors de la francophonie pour désigner l’ensemble de ces territoires), soit qu’elles l’aient appris à l’école ou s’en servent pour des relations commerciales ou autres. Ainsi, le français est langue officielle dans 32 États, l’Observatoire de la langue française estime à 300 millions le nombre de ses locuteurrices (dont 235 en faisant un usage quotidien), et 88 États sont membres de l’Organisation internationale de la Francophonie9. Le constat serait le même pour toutes les langues issues de pays colonisateurs (anglais, espagnol, portugais), et s’observerait encore dans d’autres situations où les événements historiques (migrations, prosélytisme religieux, relations commerciales, évolution du découpage administratif et territorial, etc.) ont eu pour conséquence que diverses populations parlent "la même langue" sur des territoires et dans des cadres institutionnels différents.

  • Une même population peut partager plusieurs langues. En effet, les pays peuvent être plurilingues, soit parce qu’il y existe plusieurs langues officielles (c’est le cas en Belgique, où coexistent le flamand et le wallon, en Suisse, au Canada, et dans beaucoup d’anciennes colonies), soit parce que les frontières administratives ne correspondent pas aux vies des gens et à leurs habitudes culturelles et linguistiques, pour diverses raisons : existence de "langues régionales", phénomènes de migration, changements géopolitiques, etc.10 À propos de plurilinguisme d’ailleurs, nous autres Françaises avons tendance à oublier que la relative homogénéité linguistique sur notre territoire et le relatif monolinguisme de nos concitoyennes sont le résultat de circonstances historiques particulières (cf. p. ), et que cette situation spécifique ne peut être généralisée : ainsi, loin d’être une exception, le plurilinguisme est souvent la règle ailleurs dans le monde11.

Il est donc difficile de définir une langue par une communauté linguistique, parce que l’on n’observe généralement pas de correspondance entre la répartition des manières de parler et le découpage administratif et juridique des populations : d’une part, certaines langues sont parlées par des populations très différentes, d’autre part, une même population peut être plurilingue. Ainsi, la définition de la langue par le groupe n’est pas rigoureuse, qu’elle s’appuie pour cela sur un critère linguistique ou administratif.

L’intercompréhension

Un second critère souvent employé pour définir la langue est celui de l’intercompréhension : on peut dire de deux personnes qu’elles parlent la même langue si elles sont capables de se comprendre mutuellement. Mais là encore, ce critère n’est pas suffisant, pour deux raisons :

  • Deux personnes peuvent se comprendre en parlant "des langues différentes" : soit parce que des personnes ne partageant aucune langue commune tenteront de trouver, tant bien que mal, des points d’accord pour communiquer, en mobilisant par exemple la monstration d’objets, les expressions faciales, le ton de la voix, et quelques bribes de lexique commun (ce que vous avez sûrement pu expérimenter si vous avez déjà voyagé à l’étranger ou accueilli chez vous quelqu’un venu d’ailleurs), soit parce que les langues sont elles-mêmes mutuellement intercompréhensibles. Ce dernier cas n’est pas si rare ; en effet, il y a rarement de correspondance entre la classification de certaines manières de parler en langues et leur degré de proximité ou d’éloignement tel qu’il s’observe d’un point de vue linguistique :

    • Ainsi les manières de parler classées sous les noms de norois, danois et suédois sont relativement intercompréhensibles ; il peut même y avoir plus de différences entre certaines variétés du norois (on les simplifie en bokmål et nynorsk, qui sont deux conventions écrites, bien qu’il existe une multitude de variantes locales) qu’entre l’une de ses variantes et ce que l’on nomme danois.

    • Il en va de même pour le serbe et le croate (auxquels on pourrait ajouter le bosniaque et le monténégrin) : alors que l’on pouvait parler d’une manière relativement proche sur plusieurs de ces territoires, plusieurs nations ont émergé après l’éclatement de la Yougoslavie en 1992 (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine). L’idée selon laquelle Nation = 1 langue a alors poussé les courants nationalistes des divers pays à écarter de chaque langue les termes qui ressembleraient trop à celle du pays voisin. D’un point de vue descriptif, les linguistes parlent plutôt de bloc BCMS (bosniaque-croate-monténégrin-serbe), car malgré ces tentatives d’éloignement, ces langues sont encore compréhensibles entre elles, pour l’instant (cf. par exemple (Sériot 2010)).

    • Le bambara, le malinké, le dioula et le mandingue sont classés comme des langues différentes alors que les locutorats peuvent se comprendre entre eux (on dit qu’elles font partie du groupe des langues mandées, cf. (Canut 2008)).

    Dans ces différentes situations, ce sont des circonstances historiques qui ont pu, par exemple, séparer en deux États des populations qui parlaient préalablement la même langue, et la logique État = 1 langue a voulu que l’on dénomme différemment les usages des différents territoires, quand bien même ils étaient préalablement communs. D’autres raisons peuvent expliquer une proximité entre ces manières de parler : une pratique fréquente d’échanges économiques, transits et migrations entre des territoires contigus qui amènent des locutorats, en contact permanent, à s’influencer mutuellement dans leurs modes d’expression (cf. p. ).

  • Deux personnes parlant la même langue peuvent ne pas se comprendre : il s’agit d’une situation qui se produit fréquemment, lorsque l’on se trouve confronté à un vocabulaire spécialisé (droit, médecine, mécanique, etc.) ou à des différences liées à d’autres facteurs sociaux : la génération (des personnes âgées ne comprenant pas l’expression d’adolescentes, d’autant plus si des usages numériques se trouvent engagés), la géographie (une Marseillaise peut ne pas comprendre une Picarde qui parle rapidement), les milieux sociaux, etc.

    Parfois même, les manières de parler se présentent comme une manière de marquer sa différence, de revendiquer d’où l’on vient. L’incompréhension réciproque peut être cultivée lorsqu’elle est associée à un phénomène de démonstration identitaire. Adopter une manière de parler propre à un groupe peut ainsi servir à montrer qui en partage les usages et qui doit rester à l’écart.

    En ce sens, il est réducteur de réduire une langue à sa fonction de communication, car si elle ne servait qu’à cela, tous les locutorats convergeraient vers un usage commun, et il n’y aurait qu’une langue. Le fait que l’on puisse parfois cultiver l’incompréhension montre que d’autres raisons peuvent se jouer dans son usage12.

Le critère de l’intercompréhension ne fournit donc pas non plus de définition satisfaisante de la langue, d’une part, parce que l’on peut se comprendre tout en parlant de manières classées comme deux langues différentes, d’autre part, parce que l’on peut ne pas se comprendre tout en parlant la même langue.

Enfin, il faut ajouter que l’usage commun de la notion de compréhension est particulièrement flou, dans la mesure où il recouvre tout un spectre de relations, de la plus rudimentaire (je comprends que cette personne est triste à l’expression de son visage, j’identifie quel objet elle veut que je lui donne lorsqu’elle le pointe du doigt) à des formes plus élaborées (saisie de l’ironie, des sous-entendus, de l’implicature13, etc.). Nous faisons toutes communément l’expérience qu’il y a différentes manières de comprendre : à la lecture d’un texte, il est possible de ne pas connaître le sens d’un mot, mais d’être capable de le reconstituer par la présence du co-texte via le phénomène sémantique de l’anaphore (le sens d’un mot se précise par la présence de ceux qui l’environnent dans la phrase), ou inversement, au sein d’un texte on peut connaître le sens de chacun des mots pris un par un, mais ne pas parvenir à saisir le raisonnement ou l’intention de communication qui président à leur regroupement. Bref, il est délicat de définir la notion de langue en s’appuyant sur celle de compréhension en raison du nombre très vaste de dimensions que recouvre cette dernière.

*
*   *

Ainsi, bien que la notion de langue soit très répandue au sein de nos discours communs, nous voyons qu’il est difficile de la définir avec précision : les critères que l’on peut généralement invoquer pour sa définition sont facilement contredits par des observations très simples et courantes.

Ce caractère approximatif de la définition commune des langues se manifeste dans les tentatives pour les dénombrer, au moins aussi hasardeuses que pour les manifestantes : selon les sources, les estimations du nombre de langues dans le monde varient entre 3 000 et 7 000. Les sociolinguistes ont depuis longtemps remarqué que cette difficulté à dénombrer les langues était le signe d’un manque de précision dans la définition même de ce que l’on appelle langue14.

C’est donc une autre voie qu’il nous faut chercher : plutôt que de vouloir définir la notion de langue, il nous faut nous demander quels sont les présupposés sur lesquels son usage repose, autrement dit : quelles idées implicites sont véhiculées à propos de nos manières de parler, lorsque nous employons la notion de langue pour les catégoriser ? Nous identifierons deux types de présupposés :

  • D’une part, la notion de "langue" présuppose que tous les usages qu’elle recouvre peuvent être regroupés dans des ensembles homogènes et mutuellement étanches : ainsi, toutes les locuteurrices de "la langue française" seraient considérées comme parlant de la même manière, qui serait radicalement différente de "la langue allemande" ou de "la langue italienne", par exemple.

  • D’autre part, elle présuppose qu’il est possible de se prononcer sur nos manières de parler sans relier ces dernières aux contextes d’interlocution au sein desquels elles sont réalisées : la linguistique étudierait donc des langues, dans une approche qui occulte les différents paramètres sociaux propres aux situations d’interlocution, et les adaptations linguistiques nécessaires dans chaque cas.

Nous allons maintenant analyser et critiquer successivement chacun de ces deux présupposés.

Le présupposé d’homogénéité

Un des présupposés les plus simples à saisir parmi ceux véhiculés par la notion de langue est le suivant : les gens parlant la même langue seraient censées parler de la même manière. Ainsi, un des problèmes liés à la notion de langue est qu’elle nous donne l’impression d’une homogénéité dans les manières de parler, et par conséquent qu’elle masque leur hétérogénéité.

Or, dès que l’on sort des discours sur ce que la langue française devrait être, et que l’on observe la manière dont les gens parlent véritablement, on constate cette hétérogénéité sur tous les niveaux (ce constat est d’ailleurs un des premiers acquis de la sociolinguistique) :

Et pourtant, de tous ces groupes sociaux, on dit qu’ils parlent la même langue, à savoir le français.

Face à cette hétérogénéité, le réflexe habituel consiste à déclarer qu’il n’existerait qu’une bonne manière de parler, le vrai, le bon français, et que toutes les autres devraient être reléguées dans le domaine de la périphérie, la variante pittoresque, voire du mauvais usage, ou de la faute de français (il est intéressant de remarquer que l’on emploie sur ces questions le vocabulaire moral de la faute et non celui, plus anodin, de l’erreur). Mais de quel droit érige-t-on ainsi une catégorie de locuteurrices comme étant la seule à disposer de la bonne manière de parler, et surtout, sur quelle base choisit-on, au sein de la diversité des manières de parler, celle qui devrait être supérieure à d’autres, enfin, par quels arguments justifie-t-on ce choix ?

Nous aurons l’occasion de revenir sur ces discours de la supériorité de certaines manières de parler envers d’autres, en analysant les enjeux de pouvoir qui s’y cachent (cf. p. ). Pour l’instant, notons simplement que la posture de la sociolinguistique est la suivante : elle ne s’autorise pas à se prononcer sur la qualité ou la supériorité de telle manière de parler par rapport à telle autre, mais elle se contente de recenser la diversité des usages, d’analyser leur répartition, ainsi que les enjeux sociaux auxquels ils renvoient. On peut dire que la sociolinguistique se situe dans une approche descriptive des usages, alors que les grammaires et discours normatifs se situent dans une approche prescriptive (c’est-à-dire qu’elles visent à édicter quel usage est le bon ou le vrai, et condamner ceux qui sont fautifs).

Autrement dit, contrairement à la posture normative qui décrète quel est le bon usage, celle de l’observateurrice scientifique consiste à ne pas prononcer de jugement sur ce qu’il observe et de se contenter d’observer cette variété, puis d’en rendre compte théoriquement, en proposant des notions adaptées, et en formulant des explications causales.

Mais cette distinction entre approches prescriptive et descriptive est en fait problématique, car l’approche descriptive masque déjà une opération de sélection : si je déclare décrire le système des voyelles en poitevin ou bien la flexion du verbe en géorgien, comment ai-je choisi, au sein de la diversité des pratiques, celles que j’estime représentatives pour décrire le poitevin ou le géorgien, et que j’ai intégrées dans mon corpus ? Ai-je choisi des personnes vivant en ville ou à la campagne ? Quel était leur âge, leur profession, leur parcours géographique ou social ? Ai-je recueilli ces données dans une situation d’échange informel, ou dans une enquête présentant des airs de sérieux et d’officialité ? Tous ces paramètres peuvent varier et produire des résultats différents. Si, comme il est vraisemblable, au sein de ces résultats, j’observe des différences, quel critère mobiliserai-je (éventuellement de manière implicite) pour choisir les formes que j’estime représentatives de ce que je nommerai le poitevin ou le géorgien, pour mon étude prétendument descriptive ?

La communauté introuvable

Parmi les différents facteurs d’hétérogénéité dans les manières de parler dont nous avons dressé une liste non exhaustive (la différence entre les générations, les régions, les professions, la ville et la campagne, etc.), concentrons-nous sur les différences qui reposent sur la localisation géographique. La discipline qui traite de ces différences se nomme la dialectologie (on parle parfois également de géolinguistique, mais le terme a vieilli). Cette forme d’hétérogénéité est plus simple à observer que les autres différences mentionnées, d’une part, car nous avons toutes plus ou moins conscience qu’il existe différents accents, d’autre part, car il est possible de consigner ces variations sur des cartes, et ainsi d’en obtenir une représentation visuelle.

C’est la démarche qui a présidé à l’élaboration des Atlas linguistiques, dont le premier et plus connu des exemples est celui de Gilliéron & Edmont pour la langue française15. Son principe est simple : on choisit un certain nombre de points d’enquête, correspondant par exemple à des villages répartis sur tout un territoire. Au sein de chaque point d’enquête, on trouve un locuteur ou une locutrice considérée comme représentatif·ve du parler local, puis on le soumet à une batterie de questions de type « Comment prononcez-vous le mot écrit comme ceci, par chez vous ? », ou « Comment désignez-vous l’objet figurant sur cette image, par chez vous ? ». Les questions, nombreuses, sont bien entendu les mêmes pour toutes les informateurrices, ce qui permettra aux enquêteurrices de consigner les différentes réponses sur des cartes.

À partir de ces cartes, les enquêteurs tentent de délimiter des zones : on tracera ainsi par exemple les zones sur lesquelles rose se prononce /roz/, /rɔz/, ou celles où du lait se prononcera /dylɛ/, /dyle/, etc.

Les différentes zones seront délimitées par des frontières linguistiques nommées isoglosses. Ainsi, si l’on observe que telle locution est prononcée de telle manière dans le Nord du territoire et de telle autre dans le Sud, on tracera une isoglosse horizontale qui délimitera les deux prononciations et qui marquera la limite sur laquelle les usages se modifient.

Les différences observées se manifestent sur tous les domaines couverts par la linguistique traditionnelle :

  • phonologie (différenciation entre certaines prononciations ayant un effet sur leur signification),

  • phonétique (manières différentes de prononcer un mot qui garde le même sens),

  • prosodie (mélodie de la voix, accentuation, intonation, etc.),

  • lexique (choix et sens des mots),

  • morphologie (constitution des mots en sous-unités),

  • syntaxe (règles de construction de la phrase),

  • etc.

En observant de tels Atlas, on constate que les isoglosses ne se superposent généralement pas. Ainsi, tel mot peut-il être prononcé différemment entre le Nord et le Sud d’un territoire, mais pour tel autre mot, l’isoglosse séparera l’Est et l’Ouest, alors que pour un troisième, une zone centrale se dégagera de la périphérie, ou bien la frontière tracera une diagonale, etc. Ainsi, lorsque l’on cumule les observations, on remarque qu’il est très difficile de délimiter des territoires sur lesquels une manière de parler serait homogène, puisque chaque espace pourra être traversé par un certain type d’isoglosse dans différents sens. Autrement dit, parler d’un accent alsacien constituerait une simplification, puisque tel trait alsacien pourrait être partagé sur un territoire adjacent sur un axe Nord-Sud, et tel autre selon un axe Est-Ouest, par exemple. Par ailleurs, l’Alsace en tant que région serait elle-même intérieurement traversée de frontières qui dessineraient des trajets multiples.

Or, les Atlas linguistiques comportent généralement des centaines de cartes, chacune pour un item lexical. Ainsi, si, sur une seule carte, les manières de parler peuvent sembler délimitées sur des grandes zones16, la dialectologie nous montre que dès que l’on superpose les cartes, il est très difficile (pour ne pas dire impossible) de trouver une zone homogène qui ne serait pas traversée quelque part par une isoglosse17.

Les résultats de la dialectologie sont assez saisissants car ils montrent à quel point la variation est forte dès que l’on se donne la peine de l’observer. Mais la démarche en elle-même n’est pas suffisante, et le raisonnement doit être poussé plus loin :

D’une part,

il faut prendre en compte les limites d’une approche strictement géographique de la répartition des usages. Les Atlas linguistiques classiques ont pour la plupart été constitués au début du xxe siècle, et leur représentation des usages d’alors est sûrement assez fidèle car la mobilité à l’époque n’était pas telle qu’elle est aujourd’hui : avec le développement progressif des modes de transport au xxe siècle, et les changements corrélatifs dans nos professions et modes de vie, il est aujourd’hui très fréquent pour une personne de déménager régulièrement, parfois de plusieurs centaines de kilomètres, et de parcourir plusieurs fois dans l’année des trajets se mesurant en dizaines de kilomètres, voire davantage. Par ailleurs, les nouveaux moyens de communication nous permettent d’échanger avec le monde entier sans avoir à sortir de chez soi. Par conséquent, représenter les usages linguistiques sous la forme figée d’un Atlas a moins de sens aujourd’hui qu’à cette époque, puisque nous ne sommes plus autant "assignées à résidence" que la génération de nos arrière-grands-parents18. La mobilité de chacune d’entre nous a pour conséquence que nos manières de parler sont influencées par les divers endroits où nous nous sommes rendues, et les diverses personnes rencontrées19.

D’autre part,

le facteur du territoire doit toujours être croisé avec les autres facteurs d’hétérogénéité, car en un même lieu, on trouvera des gens de différentes professions, générations, etc. Ainsi, si un Atlas linguistique nous donne l’impression que les usages sont homogènes au sein d’un village, c’est souvent simplement parce qu’une seule personne référente, estimée "représentative" (à quel titre ?), a été questionnée dans ce village. Or, dès que l’on tentera une observation plus précise des usages dans leur variété au sein de ce village, on trouvera de nouveaux facteurs de différenciation :

  • On n’y parle pas au centre du bourg comme dans la campagne environnante ;

  • Les agriculteurrices ou les pêcheurseuses n’y parlent pas comme les commerçantes, et encore moins comme la ou le maire, ou l’avocate ;

  • Certaines, venues d’ailleurs, ont importé les usages de leur localité d’origine ;

  • D’autres, ayant des contacts avec l’extérieur, sont influencées par les personnes rencontrées ;

  • Etc.

Ces différentes polarités, puisqu’elles ne sont pas exclusives l’une de l’autre, s’entrecroisent entre elles, dessinant une complexité qui en vient à défier toute tentative de ranger les locuteurrices dans des cases.

Enfin,

il n’est pas anodin que les descriptions des pages précédentes insistent sur l’échelle du village : en effet, dès que l’on entre dans les zones urbaines, la corrélation simple entre une zone géographique et une manière de parler explose littéralement en raison de la diversité des populations internes à la ville, du brassage qu’elle opère, des subcultures qui s’y réinventent en permanence, etc. L’étude des parlers de la ville implique une approche différente, qui correspond à cette sous-discipline que l’on nomme la sociolinguistique urbaine20. Alors que les tendances démographiques vont toujours plus vers l’urbanisation et le dépeuplement des campagnes, une approche de la répartition des usages linguistiques par le seul territoire perd progressivement de sa pertinence.

Ainsi, l’idée d’une manière de parler partagée par un groupe se trouve démentie dès que l’on entre dans une description précise des usages réels, et dès que l’on s’attache à décrire leurs productions linguistiques telles qu’elles sont, plutôt que par comparaison avec ce que l’on imagine qu’elles devraient être21.

Un corollaire de l’homogénéité : la délimitation

Si la notion de langue présente comme homogènes des usages qui sont pourtant différents les uns des autres, l’inverse est également vrai : elle impose parfois des délimitations là où l’on observe de la continuité.

Délimiter géographiquement une langue ?

Géographiquement, on observe que les manières de parler des locutorats habitant dans les zones frontalières entre deux pays ne se modifient pas brusquement une fois la frontière passée, mais par une transition graduelle. On emploie en sociolinguistique le terme de continuum linguistique pour désigner ce phénomène22.

Il est possible d’expliquer ce phénomène de continuum linguistique par la non-superposition des isoglosses déjà mentionnée (cf. p. ) : puisqu’elles ne traversent pas toutes le territoire selon la même trajectoire, une locutrice qui traverserait le pays à pieds ne verrait pas de changements brusques, mais elle constaterait plutôt des transitions une par une, à chaque fois qu’elle traverserait une nouvelle isoglosse.

Remarquons par ailleurs que ce phénomène de continuum linguistique s’est partiellement estompé du fait des politiques étatiques d’homogénéisation linguistique : aujourd’hui, même si l’existence d’usages intermédiaires en zone frontalière n’a pas entièrement disparu, la transition d’une langue à l’autre aux abords de la frontière peut néanmoins sembler plus brutale, dans la mesure où les écoles peuvent enseigner deux usages très différents à quelques centaines de mètres de distance, et où les panneaux routiers des services publics changeront radicalement23.

Délimiter historiquement ?

Historiquement, on a l’habitude de séparer par exemple le français et le latin et de considérer ce dernier comme une langue morte. Pourtant, personne ne s’est jamais couché un soir en parlant latin, et réveillé le lendemain en parlant français, alors à quel moment exact se situe la limite de la transition entre les deux ?

On prend parfois les Serments de Strasbourg (en 842) comme acte de naissance du français. Ceux-ci sont un texte diplomatique : suite à la mort de Louis Le Pieux (le fils de Charlemagne), un de ses fils Lothaire revendique le titre de Souverain. Ses deux frères, Charles Le Chauve et Louis Le Germanique, se liguent alors contre lui, et concrétisent cette union dans le traité nommé les Serments de Strasbourg. Contrairement à d’autres textes officiels écrits à l’époque, ils ne sont pas rédigés en latin, mais en deux langues, pour des raisons symboliques : Louis Le Germanique le prononce en langue romane pour être compris des soldats de Charles, et celui-ci prononce sa partie en langue tudesque pour être compris de ceux de Louis.

Mais ce document n’a pas eu pour effet de créer du jour au lendemain une nouvelle manière de parler sur l’ensemble du territoire. Il est juste le seul document de l’époque qui, pour des raisons politiques, ait été rédigé dans la langue qui se parlait alors, plutôt qu’en latin. D’ailleurs, on le considère comme étant écrit en français (ou en langue romane), mais la plupart des personnes parlant aujourd’hui français n’y reconnaîtraient même pas leur langue :

« Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d’ist di en avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift, in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit.24 »

Si on le considère parfois comme un "acte de naissance" du français, c’est simplement parce qu’il en était la seule trace écrite : nul doute que sa rédaction n’ait pas modifié grand chose aux manières de parler des locutorats de l’époque. Ce document se contentait donc de consigner pour la première fois un état de la langue qui avait lentement évolué en se différenciant progressivement du latin. La date de la trace écrite ne doit donc pas être confondue avec le mouvement progressif de l’évolution des usages, qui, lui, était lent et continu. En ce sens, il est plus exact de dire que les Serments de Strasbourg sont le premier document qui nous donne connaissance d’un état de l’évolution du français suffisamment distancié du latin, et non l’acte de naissance du français, selon une formule qui lui attribue un rôle plus grand qu’il n’en a eu réellement. Les Serments de Strasbourg constituent une réalité pour le regard rétrospectif de l’historienne qui a besoin de documents écrits sur lesquels se reposer, mais pas pour les locutorats de l’époque.

C’est en fait mal poser la question que de se demander à quel moment il faut dater la mort du latin ou la naissance du français. Il vaudrait mieux dire que le latin n’est jamais mort, dans la mesure où ce que nous parlons n’est rien d’autre qu’une forme moderne du latin. Cette forme s’est différenciée historiquement des versions parlées par les générations précédentes, et géographiquement de celles parlées sur d’autres territoires anciennement latinophones. Néanmoins, nous pourrions dire que le latin existe toujours dans les langues romanes modernes, et qu’il n’y a jamais eu de rupture nette dans son usage.

Mais si nous parlons encore (une certaine forme de) latin, qu’en est-il du statut de celui que l’on étudie en cours ? Il s’agit, plus que d’une langue morte ou langue ancienne, d’un état ancien de pratiques linguistiques qui ont continué à évoluer. L’utilisation de cette forme, depuis le Moyen-Âge et jusqu’il y a peu dans les domaines religieux et juridiques, a contribué à produire un contexte d’usage très spécifique au sein duquel la maîtrise de cet ancien état de la langue avait une certaine pertinence pour des raisons de distinction sociale et professionnelle. Ainsi, à propos du latin, il faut plutôt renverser la question et se demander : quelles sont les conditions sociales et politiques qui ont contribué à ce qu’un état ancien de la langue se maintienne dans certains contextes, tout au long de l’histoire, côte-à-côte avec son état actuel ? Ces conditions sont en fait fortement marquées par la dimension politique : en étant le seul locutorat d’un certain type d’usage socialement valorisé, dans les situations liturgiques, juridiques ou notariales, ces corps professionnels que sont le clergé et le notariat se maintenaient dans une position d’intermédiaires nécessaires auprès de la population, pour présenter les textes sacrés ou établir un acte juridique. Une telle situation conférait du pouvoir à ces corporations, qui s’en servaient pour la maintenir.

Délimiter socialement ?

La question de la répartition sociale des usages est différente, car la plupart du temps elle n’est que peu prise en compte par les descriptions de la langue : certains locutorats sont soit invisibilisés, soit considérés comme ne parlant pas un bon français.

Mais là encore, prendre en compte l’existence d’une hétérogénéité dans les manières de parler en fonction des milieux sociaux ne signifie pas que l’on peut enfermer les locutorats dans des groupes sociaux clos sur eux-mêmes, et étanches aux autres milieux.

S’il n’y a pas d’homogénéité dans le français, il n’y en a pas plus dans la langue des banlieues ou le parler des cités, ni l’argot des métallurgistes, ces expressions sont tout autant simplificatrices.

Pour ce qui est des professionnelles qui sont dans une situation de contact avec le public par exemple, elles et ils doivent concilier plusieurs registres pour pouvoir s’adresser à la fois d’une manière compréhensible à leur public, et d’une manière plus spécialisée à leurs collègues. C’est pour cela qu’il est important de prendre en compte le contexte d’interlocution : ainsi, lorsque certains textes littéraires veulent représenter un usage populaire qui relève généralement du fantasme, ils peuvent avoir tendance à attribuer à leurs personnage la totalité des traits distinctifs du milieu en question, en permanence. C’est bien mal connaître les conditions sociales qui déterminent à quel moment, dans quelle situation les locutorats sentent qu’il est pertinent d’employer tel trait propre à un milieu, ou au contraire de chercher la convergence par des usages plus partagés (Bourdieu 1983).

Une autre raison pour laquelle il est impossible d’enfermer les usages linguistiques dans des milieux sociaux réside dans le fait que ces derniers s’approprient les manières de parler les uns des autres : une expression naît d’abord dans un certain milieu restreint, par exemple les jeunes d’un quartier défavorisé de telle ville ; progressivement, elle en vient à se diffuser, par exemple par l’intermédiaire de chansons de rap diffusées dans les médias, ou de portes-paroles de ce territoire (sportifives, youtubeureuses, artistes, etc.) ; elle peut alors se trouver réadoptée plus largement par des présentateurrices de télévision, puis par des adultes qui souhaitent se donner des airs de jeunes, avoir l’air cool ou branchés (ces mêmes expression étant déjà totalement obsolètes) ; parallèlement à leur adoption et leur élargissement, ces expressions se trouvent abandonnées par les milieux où elles ont été inventés, soit car leur créativité les a déjà guidés vers d’autres horizons, soit parce qu’elles ont perdu leur caractère distinctif25.

C’est ainsi par exemple que Pierre Bourdieu reprend à William Labov ses descriptions de la course-poursuite à laquelle se livrent la petite et la haute bourgeoisie pour parler d’une manière distinctive (ou distinguée)26 : d’une part, les membres de la petite bourgeoisie s’efforcent à grand peine de parler d’une manière qu’elles et ils estiment soutenue, devant faire attention en permanence dans le choix de leurs mots et de leurs intonations, pour donner l’impression d’une maîtrise de cet usage vers lequel elles et ils veulent tendre27 ; d’autre part, les membres de la haute bourgeoisie peuvent s’autoriser à utiliser en même temps quelques usages considérés comme relâchés tout en les conciliant avec une certaine virtuosité dans le maniement du registre soutenu : c’est ce qui leur permet de se distinguer de la première catégorie, en se distinguant par leur fluidité face au caractère parfois poussif des usages trop corrigés ((Labov 1976, 45–93), (Bourdieu 2001, 94–98)).

Les usages ne sont donc pas non plus cantonnés à un milieu social : ils circulent, s’échangent, s’empruntent les uns aux autres. Il faudrait également parler des imitations, parodies, détournements, etc., pour rendre compte du fait que, dans les milieux sociaux, on ne peut pas plus qu’ailleurs enfermer les manières de parler dans une catégorie.

*
*   *

Ainsi, non seulement les manières de parler ne sont pas homogènes au sein des espaces (géographiques, historiques, sociaux, etc.) dans lesquels on les enclot, mais de plus, elles débordent également sur les frontières dans lesquelles on les délimite. Ces constats remettent donc en question ce que nous avons appelé « le présupposé de l’homogénéité », à savoir l’idée selon laquelle les langues pourraient être définies comme des manières de parler communes sur tout un territoire, et s’arrêtant bien nettement aux frontières.

De l’unité à l’unification

Les précédents constats nous ont montré que la notion de langue occultait la grande variété des manières de parler. Pourtant, une analyse qui s’en tiendrait à cette étape risquerait de verser dans une approche inversement caricaturale en décrivant nos manières de parler comme entièrement irréductibles les unes aux autres et mues en permanence par une logique de différenciation. Or, dans un certain nombre de situations, les locutorats sont capables de faire preuve d’usages communs, et cette dimension doit donc être prise en compte tout autant que l’hétérogénéité des manières de parler. Mais comment alors réintroduire les convergences qui existent dans certaines situations sans retomber dans la fiction d’usages homogènes ?

Les capacités à converger

Dans un premier temps, si l’on veut expliquer pourquoi les locutorats parviennent à se comprendre mutuellement malgré toute cette hétérogénéité, il faut pouvoir rendre compte de leur capacité à converger. Plus précisément, cela signifie qu’ils analysent spontanément la situation d’interlocution, qu’ils y décèlent certains indices permettant de faire des hypothèses concernant les usages (linguistiques) maîtrisés et attendus par l’interlocutorat du moment, puis qu’ils sélectionnent, au sein des différents répertoires disponibles, celui qui leur semble le plus adapté à cette situation telle qu’elle a été analysée.

Les indices peuvent être maigres en début d’interaction et les locutorats sont susceptibles de se tromper dans leur interprétation, mais certains types d’échanges peuvent avoir pour effet de corriger les anticipations faites sur la situation, son public et ses attentes. C’est le cas des situations où l’on fait répéter quelqu’un, où l’on reformule son propos, où on lui demande des clarifications sur le sens d’un mot utilisé, voire où les recadrages sont plus explicites (cf. p. ).

Ainsi, par ce type de capacités et d’ajustements dans les situations, les locutorats qui souhaitent converger vers un usage commun peuvent y parvenir partiellement, sous la condition de posséder certains répertoires en commun. De telles capacités à évaluer le type de production linguistique attendue et à s’y adapter peuvent éventuellement être altérées par des pathologies relatives au lien social.

L’homogénéisation par les institutions

Par ailleurs, même s’il existe des différences dans les manières de parler, on constate qu’il existe également des démarches politiques par lesquelles les institutions visent à réduire ces différences, et à inculquer un usage commun.

Parmi les institutions28 existantes, on peut ainsi mentionner :

l’Académie française,

qui vise à produire des définitions officielles des usages à considérer comme bons,

le système scolaire,

qui inculque un usage commun aux enfants à l’échelle nationale et les note sur leur capacité à produire des énoncés plus ou moins proches de cet usage attendu,

les médias,

qui standardisent une prononciation ou une graphie sur toute leur zone de diffusion,

les dictionnaires, manuels, grammaires,

qui définissent, codifient, et valorisent un usage qui se trouve alors érigé en norme29,

etc.

 

Ces instances produisent la définition d’un usage de référence qui permet d’établir des comparaisons avec les autres formes existantes. De la représentation horizontale d’une variété de pratiques toutes différentes mais dotées d’une égalité de statut, on passe à une description verticale, avec une forme normée en haut de l’échelle, et d’autres formes placées d’autant plus bas qu’elles s’en éloignent. Ce procédé s’observe dans l’élaboration des premières grammaires : il suffit de comparer les titres de Lesclarcissement de la langue francoyse de John Palsgrave (1530), Le tretté de grammere françoeze de Louis Meigret (1550), et le Traicté de la gramaire Francoise de Robert et Henri Estienne (1569) pour observer que l’orthographe de traité, grammaire, et française varie alors encore fortement. De même, au sein des Essais de Montaigne, un même mot peut se trouver écrit de plusieurs manières différentes. Ce n’est que progressivement qu’une seule forme orthographique s’imposera.

Ainsi, si les manières de parler ne font pas preuve d’homogénéité, on constate que l’action qu’exercent sur elles les institutions les fait tendre vers l’homogène. Il faudrait donc percevoir cette relative homogénéité des manières de parler, non comme un état donné d’avance, mais plutôt comme le résultat d’une action institutionnelle d’homogénéisation.

Il faut également remarquer trois choses :

Premièrement,

le résultat des politiques étatiques d’homogénéisation linguistique n’est pas forcément toujours au rendez-vous : beaucoup d’enfants sortent du système scolaire sans parler selon l’usage qu’il leur a inculqué, et les choix terminologiques des locutorats (en matière de nouvelles technologies par exemple) montrent que les préconisations de l’Académie française peuvent rester lettre morte.

Deuxièmement,

l’État n’est pas le seul facteur contribuant à l’homogénéisation linguistique : l’amélioration des moyens de transport, l’augmentation des distances dans les relations commerciales, les voyages et migrations peuvent également contribuer à faire converger massivement des usages vers des pratiques communes.

Troisièmement,

ces institutions ont une histoire : elles sont apparues dans un contexte historique donné, leur définition de la langue a été influencée par un ensemble de facteurs propres à chaque époque. Tout cela a connu des évolutions et en connaîtra encore, mais leur lenteur a pour conséquence que l’on pense généralement la situation sociale comme immuable parce qu’elle change peu à l’échelle d’une seule vie.

Un processus dialectique

Pour concilier les constats d’hétérogénéité que nous avons observés et les processus de convergence ou d’homogénéisation institutionnelle que nous avons décrits, il faut donc voir le degré d’homogénéité de nos pratiques linguistiques comme se situant en tension permanente entre deux forces contraires :

D’un côté,

la tendance spontanée des locutorats à créer des particularismes, qui peuvent renforcer les sentiments d’appartenance de groupe par des usages partagés : c’est ainsi que, dans chaque milieu où se manifeste une forte solidarité entre les membres, lorsqu’une connivence s’installe, en même temps que les rituels qui s’instaurent, se définissent des tournures et manières de parler distinctifs qui produisent de l’hétérogénéité par rapport à l’extérieur.

De l’autre,

la tendance à la convergence des usages, qui résulte soit de l’ouverture des groupes vers l’extérieur, soit des politiques institutionnelles, tend à définir un minimum commun partagé qui permet aux locutorats de dépasser leurs particularismes pour pouvoir se comprendre, même lorsqu’une certaine distance (géographique, sociale, etc.) les sépare.

Ces deux forces opposées (que Saussure avait déjà identifiées lorsqu’il parlait de l’«esprit de clocher » et de la « force d’intercourse ») s’opposent en permanence, avec une puissance comparable, dans les situations sociales :

  • Si la tendance aux particularismes était la seule, alors les individus ne seraient pas capables de se comprendre entre eux, enfermés qu’ils seraient sur eux-mêmes, chaque personne parlant d’une manière qui lui serait propre ;

  • Si la tendance à converger était la seule, alors les individus s’identifieraient tous les unes aux autres, et il n’existerait qu’un langage mondial et invariable.

On peut, au besoin, décrire la situation de chaque personne, en analysant la puissance respective de chacune des forces qui joue sur elle :

Dans un sens,

des situations où les gens s’identifient à des manières de parler bien délimitées car elles et ils éprouvent un besoin de souligner une particularité partagée avec un groupe restreint.

Par exemple, quelqu’un qui se met à apprendre le breton aujourd’hui : si l’on définit la langue simplement comme ce qui « sert à communiquer » (ou à converger), alors on ne comprendra pas sa démarche, puisque cette personne s’engage dans l’apprentissage d’une langue parlée sur un territoire restreint, par un locutorat en diminution, et qui est par ailleurs aujourd’hui également francophone. Si l’on considère qu’une telle apprenante peut malgré tout avoir ses raisons pour s’engager dans cet apprentissage, et que celles-ci ne sont pas forcément irrationnelles, alors il faut admettre que se jouent, dans la pratique linguistique, d’autres impératifs que ceux de la convergence communicationnelle.

Dans l’autre sens,

des situations où elles et ils s’engagent dans un usage plus large et partagé, en vue de pouvoir échanger avec des locutorats relativement éloignés.

Par exemple, on peut penser aux personnes qui apprennent l’anglais pour participer à des échanges commerciaux à l’international, pour lire des articles scientifiques écrits par des chercheureuses de n’importe quel pays, pour voyager à l’étranger, etc. Ou, plus simplement, les personnes qui tentent de moduler, dans chaque discussion, leurs manières de parler pour les rendre intelligibles à leur interlocutorat du moment.

Le présupposé d’indépendance envers le contexte social

Après avoir souligné les difficultés de la notion de langue, nous avons identifié deux de ses présupposés pour les examiner : le premier postule que les manières de parler d’une population peuvent être décrites comme homogènes et bien délimitées au sein d’un certain groupe, nous l’avons examiné précédemment. Le second présupposé est celui selon lequel les manières de parler pourraient être étudiées indépendamment de leur ancrage social : c’est celui qui va maintenant nous occuper.

J’appelle immanence du linguistique ce présupposé qui veut que les phénomènes linguistiques s’expliquent par des causes strictement linguistiques, sans autres considérations relevant du social. Cette conception s’observe dans plusieurs types de propos, que nous allons aborder tour à tour :

Dans un premier temps,

lorsqu’il s’agit d’expliquer, dans l’histoire des pratiques linguistiques, ce qui les fait évoluer, elle évoque des critères strictement internes à la langue, négligeant ainsi que ce sont des personnes socialement situées qui font évoluer leurs manières de parler par des repositionnements perpétuels envers leur interlocutorat. Nous critiquerons cette position en rappelant le constat simple selon lequel les mots ne voyagent pas tout seuls.

Dans un second temps,

lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi une manière de parler devrait être considérée comme correcte ou incorrecte, elle absolutise nos critères de correction comme s’ils étaient intrinsèquement présents dans la langue, et comme s’ils pouvaient être logiquement déduits à partir d’un raisonnement strictement linguistique. Nous critiquerons cette position en rappelant le constat simple selon lequel ce sont bien des personnes socialement situées, qui élaborent et discutent des normes du bien et du mal parler.

Puisque, selon une approche sociolinguistique, la linguistique traditionnelle néglige le social dans la prise en compte des phénomènes linguistiques, il serait important de préciser ce que l’on entend par ce terme de social. Pour le dire ici d’une manière rudimentaire, prendre en compte le social signifie au moins deux choses :

En un premier sens,

il s’agit d’accepter que nos interactions langagières sont toujours socialement situées, c’est-à-dire que quelqu’une ayant une certaine position s’adresse à quelqu’une d’autre qui en a une autre, au sein d’un certain contexte d’interlocution qui détermine leurs places respectives à ce moment.

En un second sens,

il s’agit de concevoir que les facteurs sociaux qui influencent nos productions linguistiques exercent une influence analogue sur d’autres aspects de notre vie (vestimentaires, posturaux, culinaires, architecturaux, etc.), car ces aspects sont tout autant soumis aux questions de positionnement face à autrui que ne le sont nos manières de parler. Par conséquent, il sera possible de percevoir une solidarité, si ce n’est une cohérence, entre la manière dont les enjeux sociaux se manifestent dans nos manières de parler et dans toutes les autres pratiques de notre vie quotidienne.

Les mots ne voyagent pas tout seuls

Le présupposé de l’indépendance du linguistique envers le social influence la description de l’évolution historique de nos pratiques linguistiques : c’est celui-ci qui voudrait que l’on puisse décrire l’évolution des manières de parler comme si elles formaient un système clos, indépendant de la vie sociale, jamais influencé par cette dernière.

Comment expliquer les changements linguistiques ?

Selon cette description, c’est seulement au sein de la logique interne de la langue qu’il faudrait chercher les raisons de son évolution historique. Ainsi, à une époque, a-t-on tenté de formuler des lois phonétiques concernant l’évolution des usages, telle la "loi du moindre effort", qui voudrait que les formes difficiles à prononcer disparaissent progressivement avec le temps et laissent place à des formes plus simples. On peut alors s’étonner de ne toujours pas s’exprimer entièrement par monosyllabes…

On voit bien pourtant qu’une histoire de la langue qui se contenterait de dire « telle manière de prononcer a ensuite évolué vers telle autre, sauf dans telle région »30 ne fournirait que la description d’un changement, mais aucune explication quant à ses raisons.

Par exemple, dans le mot latin mater (mère), la consonne du milieu a connu un destin varié dans les différentes langues qui se sont différenciées après l’Empire romain : il est resté [t] dans le Mutter allemand, est devenu [d] dans le madre espagnol ou italien, [ð] dans l’anglais mother, et a disparu dans le français mère. Comment expliquer des évolutions aussi différenciées ?

Ici, on ne peut pas se contenter d’invoquer les propriétés phonétiques du [t] de départ, car il s’agissait initialement de la même consonne, et pourtant elle a évolué différemment selon les endroits. Pour expliquer la variété des chemins pris par cette consonne, il faudra prendre en compte les contacts entre populations : celles qui étaient présentes sur les différents territoires avant l’Empire romain, celles qui sont arrivées ensuite, par migrations, conquêtes, alliances, relations commerciales, etc. On se demandera alors, dans les différents cas, quelles populations ont été amenées à adopter des manières de parler pratiquées chez d’autres, ou à s’en différencier, et quelle était la configuration sociale, politique, économique, militaire, religieuse, qui motivait de tels changements. On pourra observer comment ont émergé des jugements, évaluations, hiérarchisations de telle manière de parler, selon la population à laquelle elle était associée, et la situation sociale de cette population, ce qui rendit son adoption plus ou moins désirable. Sans la prise en compte de ces éléments, l’histoire de la langue se réduit à une liste de changements que l’on se contente d’égrener et d’apprendre par cœur sans en fournir les raisons.

Le même social s’applique au linguistique et au reste

C’est en ce sens qu’un premier pas vers une histoire sociale des usages linguistiques (Kremnitz 2013) nous mènerait à prendre en compte un certain nombre de considérations élémentaires : s’il y a eu des changements dans les manières de parler, c’est avant tout qu’il y en a eu dans la vie des locutorats, et que ces changements de vie se sont répercutés dans les modes d’expression. Pour expliquer les changements linguistiques, il s’agira alors de les reconnecter aux événements sociaux concomitants : migrations de populations, relations de commerce, influence culturelle, colonisation, invasion militaire, etc.

C’est par exemple ce qu’appliquait le linguiste breton François Falc’hun, lorsque, en analysant les cartes de l’Atlas linguistique de Basse-Bretagne de Pierre Le Roux (Le Roux 1924–1963), il mit en rapport la fréquence des changements linguistiques avec l’influence des routes de commerces, des villes marchandes (Carhaix), et des ports de commerce (Morlaix) : on observait ainsi que les usages linguistiques subissaient plus de modifications et d’influences dans les zones de brassages de la population et d’échanges commerciaux, alors que les zones plus isolées se caractérisaient linguistiquement par le maintien de particularismes locaux et la conservation de formes anciennes (Falc’hun 1981, 69–110).

Certes, la non-superposition des isoglosses (cf. p. ) montre des répartitions géographiques complexes et enchevêtrées, mais l’on peut malgré tout observer des régularités dans la dynamique des changements. On pourrait presque en déduire une règle générale (avec précaution cependant) : les usages linguistiques évoluent plus vite là où les populations se rencontrent, et plus lentement là où elles restent isolées. Une telle règle pourrait permettre de rendre compte de l’existence de certains faisceaux d’isoglosses mentionnés plus haut (cf. p. ). Cette remarque permet de comprendre également l’émergence de disciplines comme la sociolinguistique urbaine, dans la mesure où les villes — lieux d’émigration, de brassages et d’échanges incessants — constituent de véritables melting-pots où différents usages se mélangent, ou non, selon des configurations complexes.31

Mais il ne suffit pas de mettre des populations en contact pour obtenir une évolution des pratiques linguistiques : si des locutorats dans un groupe d’accueil ont fait des changements dans leurs manières de parler, il faut pour cela qu’ils aient éprouvé un intérêt (même non-conscient) à le faire. On peut alors se demander quelle était la configuration stratégique entre eux qui a influencé l’adoption ou non des formes d’un locutorat par un autre. Plusieurs situations sont possibles :

  • Dans une situation d’échanges commerciaux, une des parties peut avoir un intérêt plus grand à la transaction si elle se situe en position économiquement défavorisée : on observera alors sûrement des mouvements d’adaptation plus marqués de ce côté que de l’autre.

    C’est ainsi que les locutorats des États-Unis n’éprouvent pas un besoin aussi impérieux d’apprendre les usages des communautés avec lesquelles ils commercent, puisqu’ils savent que leur position de force économique dans le monde aura pour effet que les autres apprendront l’anglais états-unien.

  • Dans un échange économique où les deux groupes auraient le même intérêt et le même pouvoir, il est probable que les adaptations soient plus symétriques.

  • Dans une situation politique d’invasion ou de colonisation, les locutorats peuvent être incités par le nouveau pouvoir à modifier leurs usages linguistiques, ou bien si ce n’est pas le cas, y trouver eux-mêmes un intérêt stratégique afin de travailler pour l’administration de ce nouveau pouvoir. Au contraire, certains, réticents à cette nouvelle situation politique, peuvent voir, dans le maintien de leurs pratiques linguistiques locales, un enjeu symbolique de leur opposition.

  • Les stratégies d’adaptation des populations d’accueil face à la migration dépendront également de la répartition du pouvoir entre les différentes communautés : les personnes arrivant de pays défavorisés seront généralement nommées migrant·e·s ou immigré·e·s et devront apprendre la langue de leur territoire d’accueil, alors que les personnes arrivant de pays favorisés seront souvent nommées expatrié·e·s et bénéficieront plus facilement d’adaptations locales32.

  • De même, dans les situations de tourisme, la propension des locutorats à adopter un usage non-local varie selon le capital économique des touristes33.

  • À l’inverse, sur un territoire où l’arrivée d’une population n’est pas considérée comme la bienvenue, on peut assister à des changements linguistiques qui auront plutôt pour effet de témoigner d’une démarcation et de la défense d’un particularisme, pouvant aller jusqu’à la mise au retrait de pratiques communes préexistantes.

Par exemple, dans son étude devenue classique sur l’île de Martha’s Vineyard, où les conditions de vie sont économiquement difficiles, William Labov constate que la partie du locutorat qui possède une image négative de la vie sur l’île a une prononciation des voyelles relativement proche de celle du continent, alors que celle qui s’oppose à cet exil et a de l’île une image positive prononce ces voyelles d’une manière spécifique à l’île (Labov 1976, 45–93). Le positionnement des locuteurrices par rapport à leur territoire et sa situation économique est donc parallèle à leurs manières de parler. Le dialectologue et historien de la langue Falc’hun, déjà mentionné, rapportait une observation supplémentaire en ce sens : après avoir évoqué la dynamique de brassage et de circulation qui passait par le port de Morlaix et la ville de Carhaix, il constatait que cette analyse s’appliquait aussi bien aux pratiques linguistiques qu’à la répartition géographique des coiffes34 en Bretagne, ce qui lui fit dire : « Par tous ces traits, la mode vestimentaire rappelle les faits linguistiques, parce que reflétant les mêmes influences économiques et sociales. » (Falc’hun 1981, 193). C’est toujours selon cette logique que l’on peut constater que, bien souvent, la connotation (plus ou moins péjorative), le registre (plus ou moins familier) des termes empruntés à d’autres langues renvoie bien souvent à l’état du rapport entre les groupes de locuteurrices au moment de l’emprunt :

  • Si le groupe auquel on emprunte est en situation de pouvoir ou de prestige, alors l’emprunt aura généralement un usage socialement valorisé (cf. l’usage des termes grecs, allemands, et latins, dans les disciplines nobles telles que le droit, la théologie, la philosophie, la médecine, etc., ou de l’anglais aujourd’hui dans les domaines du management ou de l’informatique) ;

  • À l’inverse, les termes empruntés aux groupes considérés comme moins prestigieux ou en situation défavorisée auront tendance à entrer dans l’argot ou désigner des situations plus triviales du quotidien (babtou (vient de toubab en wolof, signifie blanc), bled, casbah, un chouïa, clebs, flouse, lascar, maboul, mesquin, ramdam (de ramadam), viennent de l’arabe, etc.)35.

Le résultat de ces considérations est donc que l’on ne peut tenter de proposer une histoire de nos pratiques linguistiques qui détache ces dernières de la configuration sociale des relations entre les différents protagonistes de ces changements.

Ce sont des gens qui décident des normes

Le second effet de la thèse de l’immanence du linguistique est de considérer les normes de ce que l’on appelle le français, ou le bon français, comme présentes dans la langue de manière absolue, négligeant ainsi le fait qu’elles ont été décidées à un certain moment, par certaines personnes, qui appartenaient à une certaine position sociale, et avaient certains intérêts.

L’approche sociolinguistique que nous reprenons ici invite donc à envisager la question de « ce qui se dit » et « ne se dit pas » en français correct comme une question mal posée. On peut alors la remplacer par une batterie de questions qui réintroduisent la dimension du social :

  • Qui a décidé que telle forme devait être tenue pour correcte, et telle autre incorrecte ?

  • À quelle époque une telle décision a-t-elle été prise, de quel milieu social venaient les personnes en question, quels étaient leurs intérêts dans le fait de promouvoir telle forme plutôt que telle autre ?

  • La forme linguistique promue correspondait-elle à la manière de parler propre au milieu social des personnes qui en ont décidé, et son instauration en norme leur a-t-elle permis de gagner un quelconque capital symbolique ?

  • A-t-il existé des désaccords, des dissensions, au sujet de la forme linguistique à prendre pour correcte ?

  • La forme finalement retenue a-t-elle été en conflit avec d’autres manières possibles de parler, correspondant à d’autres milieux, et d’autres intérêts  ?

  • Qu’est-ce qui a finalement décidé que l’on adopte celle-ci plutôt que celle-là  ?

  • De quels moyens concrets les instances qui ont présenté telle forme comme correcte ont-elle bénéficié pour diffuser leur définition et faire accepter son autorité ?

  • Comment ce discours normatif a-t-il été reçu  ? L’a-t-il été partout pareil  ? A-t-il été contesté, nuancé, parodié, détourné, discuté, révisé  ? Y-a-t-il des lieux ou milieux où il ne s’est pas diffusé, des lieux où des contre-normes ont émergé ?

  • Lorsque différentes instances de normativité revendiquent chacune l’autorité, comment s’établit le rapport de force36 ?

Plusieurs aspects seraient encore à distinguer ici.

Premièrement,

nous avons mentionné la distinction terminologique répandue entre les approches prescriptive et descriptive, ainsi que son insuffisance (cf. p. ). En effet, si certaines instances sont chargées d’édicter les normes de la langue (par exemple, l’Académie française, et la rubrique « Dire, ne pas dire » de son site internet)37, il se trouve que le travail descriptif opéré par les linguistes a déjà sélectionné une forme parmi toutes celles possibles, et lui a conféré une reconnaissance institutionnelle en la prenant pour objet de recherche d’un travail scientifique. Si l’on reprend la définition de la notion d’institution donnée plus haut (cf. p. ), s’appuyant sur un processus d’objectivation, alors on perçoit que le travail de description linguistique correspond déjà à une action institutionnelle sur la langue.

Deuxièmement,

plutôt que de considérer la norme comme unique à l’échelle nationale, il faudrait prendre en compte son caractère contextuel (cf. p. ). Il existe ainsi de nombreuses situations où il est socialement plus pertinent de parler d’une manière courante que soutenue.

Pour ces raisons, le propos sera divisé en trois moments : d’abord, nous étudierons les présupposés et les effets des descriptions linguistiques traditionnelles ; ensuite, nous proposerons un regard critique sur le rapport commun à la norme du bon français, notamment dans ses aspects éducatifs, enfin, nous proposerons de remplacer, comme critère d’évaluation d’une manière de parler, la conformité envers une norme érigée en absolu, par l’adaptation au contexte d’interlocution.

De qui la linguistique décrit-elle la pratique ?

Dès lors que l’on tient compte de l’hétérogénéité des usages présentée au chapitre précédent, un obstacle survient pour quiconque souhaite produire une description linguistique : comment décrire, par exemple, le système des voyelles en français, ou la syntaxe du verbe dans le français, alors que nous avons vu que différents locutorats parlent ce même français de différentes manières ?

Généralement, la linguistique traditionnelle choisit un sous-locutorat particulier pour sa description, et relègue à des disciplines jugées périphériques (comme la dialectologie (cf. p. ) ou la sociolinguistique variationniste (cf. p. )) le soin de décrire les variations de cet usage. Ou alors, elle imagine la fiction d’un « locuteur-auditeur idéal » dans une « communauté homogène », où rien ne viendrait troubler l’exercice de sa logique : c’est ce que fait Noam Chomsky, qui a au moins le mérite de dire explicitement qu’il s’agit d’une fiction inventée pour les besoins de son analyse38.

Il arrive souvent que la fiction d’un locuteur-auditeur idéal dans une communauté homogène soit prise au sérieux dans les descriptions linguistiques : c’est en fait l’usage du milieu favorisé dans lequel vivent généralement ces linguistes (intellectuel, universitaire, de France métropolitaine, urbain…) qui se trouve implicitement projeté comme représentatif de tout le français.

Pourtant, comme nous aurons l’occasion d’y revenir (cf. p. ), un tel choix n’est jamais neutre politiquement, puisque l’usage du locutorat ainsi sélectionné sera dès lors érigé comme représentatif du français tout entier, et les autres manières de parler seront décrites comme des variantes à partir de cette version originale, c’est-à-dire des variétés périphériques, voire pittoresques, quand ce ne sont pas des déformations de l’usage canonique.

Cela soulève donc la question : lorsque les linguistes prétendent décrire le français, quel français décrit-on exactement ? Celui de quelle région, quel milieu social, quelle génération, etc. ?

Faute de réfléchir à ces questions, la linguistique traditionnelle encourt le risque de choisir arbitrairement un type très précis d’usage, et de l’ériger en norme à reproduire : celui-ci figurera à titre d’exemple dans toutes les grammaires, dictionnaires, exercices, etc., et les autres usages pourront être perçus comme en décalage par rapport à celui-ci.

Il faudrait donc demander à la grammaire traditionnelle de préciser qu’elle ne décrit pas le français, mais par exemple "l’usage linguistique du milieu des universitaires de la région de Paris, nées en France et dont les parents sont nées en France"39.

Tant que la linguistique traditionnelle ne prend pas de précaution sur ces questions, elle produit une action politique, en érigeant comme norme un usage aussi contextualisé que les autres, sans pour autant expliciter ou assumer cette dimension politique. Si la sociolinguistique et les disciplines proches parlent plus souvent de politique dans la langue, ce n’est pas parce que les disciplines descriptives (phonologie, phonétique, sémiotique, sémantique, morphologie, syntaxe, etc.) seraient moins engagées dans une description politisée des formes linguistiques, mais plutôt parce que la sociolinguistique rend explicite cette dimension politique, que les autres disciplines pratiquent déjà, sans l’assumer pour autant.

Proposer un regard historique et social sur la norme

Malgré l’effet induit par les descriptions linguistiques que nous venons d’évoquer, nos tendances à considérer telle manière de parler comme supérieure ou inférieure, comme légitime ou illégitime, comme correcte ou incorrecte, sont surtout influencées par un autre ensemble de personnes, dont la mission est plus précisément d’édicter les formes correctes.

Dans les jugements que nous portons sur la correction de telle ou telle manière de parler, nous ne faisons bien souvent que suivre les avis d’instances auxquelles nous attribuons de l’autorité : l’Académie française en est sûrement le prototype le plus connu, auquel nous pensons le plus spontanément, et à juste titre. D’autres instances jouent un rôle analogue :

  • Les professions de l’édition : le passage du manuscrit de l’auteure à l’ouvrage publié s’opère par une série de relectures et de propositions de modifications, parmi lesquelles les coquilles seront certes corrigées, les points de compréhension ou de cohérence, mais aussi des tournures de phrases, choix lexicaux ou orthographiques qui peuvent être considérés comme fautifs par les relecteurrices40.

  • L’école est bien sûr un vecteur de transmission de la langue : non qu’il s’y décide quelles formes sont correctes ou incorrectes, mais elle est l’outil qui transmet, inculque et fait intérioriser le respect des préconisations de l’Académie française. C’est cette institution qui transmet l’idée d’une langue correcte, et qui nous dresse à nous y conformer par un système de sanctions et récompenses (la notation de la « maîtrise de la langue », (cf. p. )). Par ailleurs, une personne qui aura fourni de longs efforts à l’école pour maîtriser l’orthographe complexe du français, et qui en tire par la suite des bénéfices symboliques (accès à un certain type de professions, expression valorisée par rapport à d’autres, etc.) pourra tenir à la fixité de l’orthographe du français, bien que celle-ci soit particulièrement illogique, et inutilement complexe (Hoedt and Piron 2017). À ses yeux, toute simplification orthographique pourra être vue comme la dilapidation du capital acquis par l’effort initial d’acquisition.

  • Les deux instances précédentes peuvent se croiser dans l’édition d’ouvrages à destination des publics apprenants tels que manuels de lecture, grammaires, dictionnaires, méthodes d’apprentissage de langues, etc. : aujourd’hui dans les pays occidentaux, un grand nombre de situations d’apprentissage de langues passe avant tout par une explicitation des règles de grammaire et une présentation métalinguistique de leur fonctionnement sur des supports écrits, plutôt que sur l’apprentissage en situation de communication orale.

  • Bien entendu, les médias diffusent aussi une certaine forme unifiée du français41.

  • Les correcteurs orthographiques, qui de plus en plus ne se contentent plus de souligner en rouge les mots inconnus du répertoire (potentielles fautes), mais s’orientent vers la suggestion en cours d’écriture, le remplacement ou la complétion automatiques, ne nous permettant d’écrire que ce qui figure dans le répertoire des formes pré-enregistrées.

  • Etc.

À côté de ces outils institués véhiculant le rapport normatif à la langue, on trouve bien entendu de fréquents recadrages mutuels, par des personnes l’ayant intériorisé, et le reproduisant dans leurs interactions42. De tels recadrages, fort efficaces dans la coercition des formes linguistiques jugées déviantes, peuvent remplir plusieurs fonctions :

  • Ils peuvent par exemple faire office de stratégie de silenciation, comme lorsque, dans une dispute à l’écrit, on préfère remarquer la faute d’orthographe de son antagoniste afin de se dispenser de répondre à son argument, éventuellement pertinent ;

  • Ils peuvent donner l’impression d’une certaine légitimité quand on se sent dans un contexte nécessitant un langage proche des formes officielles ;

  • Ils peuvent témoigner de l’inquiétude des parents de ne pas voir leurs enfants déclassées en raison de l’usage de tournures non valorisées socialement et scolairement, comme une vigilance pour maintenir sa descendance bien positionnée sur le marché des usages sociaux, et donc des milieux et professions correspondants ;

  • Ils peuvent constituer une marque de position sociale qui permet de situer son interlocutorat dans une position d’ignorance43 ;

  • Etc.

Bref, nous commençons à voir les normes linguistiques, progressivement, comme passant du statut d’un impératif devant à tout prix être respecté à celui d’un ensemble de décisions que certaines personnes ont le pouvoir de présenter comme douées d’autorité, et qui se diffusent par le biais de canaux leur conférant une certaine officialité, repris par des publics qui leur accordent une légitimité. L’autorité, l’officialité, la légitimité de normes linguistiques sont donc le résultat indirect de nombreux processus sociaux qui véhiculent la mise en valeur de telle forme linguistique contre telle autre.

Il est important de remarquer que cette préférence pour certaines formes linguistiques n’a pas de réel fondement linguistique : la seule raison pour laquelle nous devrions privilégier nous sommes convenus à nous avons convenu, ou pallier quelque chose plutôt que pallier à quelquechose, est que nous accordons de la légitimité aux personnes qui en ont décidé ainsi. La seule raison pour laquelle l’autre forme devrait être considérée comme une faute (quand nous avons connaissance de la règle) est que certaines personnes en ont décidé ainsi. Dans l’absolu, sous le strict regard linguistique, aucun défaut n’entâche l’une ou l’autre des options, preuve s’il en faut que bien souvent nous nous comprenons tout à fait alors même que nous faisons usage des formes répudiées par l’Académie.

Mais alors, sous quelles conditions socio-historiques ces formes en sont-elles venues à être valorisées ? Sans vouloir ici refaire toute l’histoire du normativisme linguistique autour de la langue française, nous pouvons en prendre les grandes étapes :

842 :

les Serments de Strasbourg, qui ont déjà été mentionnés (cf. p. ) ;

1539  :

l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, qui stipule que les documents administratifs et juridiques doivent être rédigés « en langage maternel français et non autrement » (autrement désignant ici essentiellement le latin, en partie les langues régionales). L’enjeu est politique pour la royauté car la maîtrise du latin assure à l’Église une forte prise sur les populations.

1635 :

création de l’Académie française par Richelieu. Les intentions sont claires : fixer une forme de la langue jugée correcte44.

1794 :

Bertrand Barère propose son Rapport du Comité de Salut Public sur les idiomes le 8 pluviôse an ii (27 janvier 1794), puis Grégoire son Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française le 16 prairial an ii (4 juin 1794). Le 2 Thermidor (20 juillet) (cf. p. ), Robespierre propose un Décret sur la langue française. Ce dernier étant guillotiné 8 jours après, son Décret, jamais vraiment appliqué, sera abrogé en septembre45.

1870 :

c’est véritablement à partir de la iiie République que se met en place une politique linguistique d’unification. Plutôt que de politique linguistique, on pourrait parler d’anticléricalisme passant par la dimension linguistique : c’est alors qu’agit l’association discursive opérée par les révolutionnaires entre, d’une part, langue française, rationalisme et républicanisme, et d’autre part, langues locales, cléricalisme et la réaction contre-révolutionnaire. Les lois Ferry sur l’école (1881–1882) sont une étape importante, ainsi que d’autres textes, comme par exemple la circulaire d’Émile Combes, qui, en 1902, suspend de salaire les membres du clergé prêchant en breton.

Face à cet ensemble de dates, il serait possible de formuler trois remarques :

Premièrement,

à cet ensemble de décisions juridiques, on pourrait ajouter quelques textes importants sur la langue qui ont fourni les fondements de certains discours contemporains : citons par exemple la Défense et illustration de la langue française (1549) de du Bellay, le Discours sur l’Universalité de la langue française (1782) d’Antoine de Rivarol, auxquels on pourrait sûrement ajouter l’Essai sur l’origine des langues (1781) de Rousseau, et bien d’autres.

Deuxièmement,

ces dates s’appliquent à la situation de la langue française, et plus particulièrement à la France métropolitaine. Il serait possible de reconstituer les jalons historiques du normativisme linguistique pour d’autres langues, mais notons que celui-ci est particulièrement fort autour de la langue française, et l’est beaucoup moins pour d’autres.

Troisièmement,

on ne peut pas séparer une histoire de la norme des formes auxquelles elle s’oppose : le latin, les langues régionales, les langues natives des pays colonisés ou importées par les esclaves, les formes spontanées et non normées issues des milieux populaires, plus récemment l’anglais, etc.

Il est important de considérer que cette histoire n’est pas finie et que la langue officielle est en redéfinition permanente en fonction des jeux de force politiques. Ainsi, les mots anglais, le langage SMS, l’écriture inclusive, sont autant d’évolutions récentes qui ont poussé les instances détentrices de la norme, comme l’Académie française, à se positionner : si celle-ci tient d’abord une ligne globalement puriste et conservatrice, il demeure qu’en se faisant trop sourde aux évolutions de son époque, elle risquerait de perdre sa légitimité en apparaissant comme totalement déconnectée des usages. Elle se voit donc obligée de suivre de temps en temps, bon gré mal gré, certains changements. C’est ainsi que, après des prises de positions hostiles à la féminisation des noms de métier, elle a récemment changé de position et engagé des travaux en ce sens, ce qui lui a permis, dans un changement sociétal qui semble désormais inéluctable, de garder la main sur la définition officielle. Les simplifications de l’orthographe proposées en 1990 montrent aussi un phénomène intéressant à ce sujet : alors que c’est l’Académie elle-même qui a proposé ces modifications (suppression de traits d’union, de certains accents circonflexes, simplification des règles d’accord), c’est plutôt une certaine partie de l’opinion publique qui se trouve encore opposée à l’idée d’en faire usage. Ceci montre que les discours normatifs ont été si bien intériorisés qu’ils en poussent à devenir « plus royalistes que le roi»…

Dépasser le relativisme en prenant en compte l’usage attendu

Nous venons de voir qu’une posture qui prendrait une norme linguistique comme un absolu serait réductrice, dans la mesure où elle ne rend pas compte des conditions socio-historiques de l’élaboration de cette norme, du caractère totalement contingent de certaines décisions, et des enjeux de positionnement sociaux inhérents aux discussions à son sujet.

Face à ces constats, la tentation pourrait être forte d’opter pour une posture radicalement opposée, le relativisme, qui consisterait à dire que toutes les manières de parler se valent. Dans l’absolu, une telle déclaration est vraie, du moins d’un point de vue strictement linguistique : il est impossible d’établir dans l’absolu que la forme cela a du sens serait intrinsèquement supérieure à la forme concurrente cela fait sens, ou la forme bien que à malgré que. Ainsi, un aspect en faveur du relativisme est que la valorisation d’une forme par opposition à une autre est en partie arbitraire, qu’elle repose sur des décisions contingentes et permet généralement aux personnes autorisées de faire passer leur propre pratique comme correcte.

Néanmoins, si un tel constat est vrai, il ne l’est que dans un monde de linguistes. Certes, il n’y a, dans l’absolu, aucune raison plausible de tenir une forme pour supérieure à une autre, mais si l’on en reste à ce constat, alors on ne se permet pas de voir que, dans le monde social qui est le nôtre, certaines formes sont malgré tout tenues pour supérieures à d’autres. Autrement dit, la hiérarchisation sociale des manières de parler, malgré son absence de pertinence théorique, est néanmoins diffusée dans nos sociétés, tenue pour vraie, et elle exerce donc des effets sur nos comportements au quotidien. Ainsi, le fait de ne plus adhérer aux raisons pour lesquelles des normes ou hiérarchisations existent ne dispense pas d’étudier leur diffusion et effets sociaux46. Pierre Bourdieu disait : « le regard naïf n’est pas relativiste ». Cela signifie qu’en droit, toutes les formes linguistiques auraient la même légitimité, mais qu’en fait, certaines sont bel et bien tenues pour supérieures ou inférieures à d’autres par les populations qui ont intériorisé le discours normatif sans avoir de posture critique à son égard.

Notons au passage que c’est ce constat qui permettra le retournement théorique de l’analyse proposée à la partie III de ce livre : alors qu’ici nous sommes encore en train d’examiner les catégorisations communes pour montrer leur imprécision, nous n’avons constitué qu’une étape du chemin. La seconde étape visera à analyser pourquoi ces catégorisations communes sont si diffusées malgré leur imprécision, et quels sont leurs fonctions et leurs effets sociaux. Autrement dit, ces catégorisations et hiérarchisations du sens commun ne seront plus uniquement l’objet d’une critique théorique, elles deviendront un objet d’étude à part entière, dans une analyse qui cherchera à déterminer ce qu’elles révèlent ou ce qui se joue derrière elles. Cette seconde étape, qui visera à analyser les effets sociaux des discours sur la langue, ne peut néanmoins faire l’impasse de la première, qui consiste à les soumettre à la critique.

La posture relativiste peut sembler séduisante de prime abord, car elle s’écarte des jugements gratuits répandus, et elle semble porteuse de tolérance dans la mesure où elle accepte toutes les formes linguistiques dans leur diversité. Pourtant, elle peut produire des effets contre-productifs par rapport à cet idéal de tolérance : nier que des formes linguistiques sont bel et bien considérées comme supérieures à d’autres au sein de notre monde social ne permet pas de visibiliser cette hiérarchisation et donc de la prendre pour objet d’une critique47. Autrement dit, la posture relativiste repose sur le présupposé que nous vivrions dans un monde de sociolinguistes, où toutes les personnes auraient conscience du caractère arbitraire des hiérarchisations linguistiques. Or, tant que ce n’est pas le cas, il est important de pouvoir décrire les raisons pour lesquelles l’opinion publique adhère aux postures hiérarchisantes.

Un bon exemple de l’effet potentiellement contre-productif de ce discours relativiste réside dans le domaine de l’éducation. Certes, il est important de former les enseignantes au fait que les conventions linguistiques ont une part d’arbitraire, que certaines évaluations linguistiques peuvent cacher un jugement de classe, et que des notions comme celle de maîtrise de la langue sont dénuées de sens (cf. p. ), ceci afin d’éviter que les prochaines générations d’enseignantes ne reproduisent des jugements sociaux de dévalorisation en croyant simplement enseigner à bien parler. Pour autant, si les enseignantes en ressortent avec l’idée que toutes les formes linguistiques sont socialement tenues pour équivalentes, elles et ils pourraient en venir à ne pas enseigner les formes socialement valorisées en classe. Or, des élèves ne connaissant pas ces formes normées s’en trouveront pénalisées dans des situations d’évaluation (examens et concours, recrutements, échanges administratifs, etc.) par des personnes adhérant au normativisme linguistique, qui constituent actuellement la majorité de la population. Par ailleurs, ces formes normées seront toujours enseignées au sein des familles économiquement et culturellement favorisées, dont les pratiques culturelles correspondent aux formes institutionnellement valorisées : les enfants de bonne famille seront donc assurées de maîtriser la forme attendue, là où celles et ceux qui n’auraient pas pu l’apprendre à la maison ne l’auront pas non plus appris à l’école. La profession enseignante qui veut appréhender la diversité linguistique sans en pénaliser ses élèves doit donc naviguer entre deux postures également problématiques : l’une qui, absolutisant la norme, reproduirait au sein de l’école une marginalisation sociale par rejet des formes non normées ; l’autre qui, négligeant l’existence de formes attendues, ne préparerait pas les élèves défavorisées à un monde où la maîtrise de ces formes leur sera demandée sous peine de déqualification.

Le critère de l’adaptation au contexte

Trouver le juste milieu est donc loin d’être aisé. Il faut jouer sur deux fronts, du moins tant que le normativisme linguistique continuera à être socialement prédominant (ce qui ne risque pas de changer avant plusieurs décennies…). Pour transmettre les formes normées sans les absolutiser, on peut opérer un subtil changement : prendre en compte la diversité des formes attendues en fonction des contextes. Face à une forme linguistique non-normée produite par une élève, la posture absolutiste face à la norme (la plus fréquente) dirait : « tu parles / écris mal », « tu ne sais pas t’exprimer », « tu fais des fautes », ou « ta phrase est incorrecte ». La posture relativiste (relativement hypothétique) dirait « toutes les manières de dire ont leur légitimité, fais donc comme tu veux ». Une posture qui prendrait en compte la diversité des attentes en fonction des contextes d’interlocution dirait : « cette manière de parler, bien qu’acceptable dans une conversation informelle / un groupe de pairs / une bande d’adolescentes, ne correspond pas aux attentes qui pèseront sur toi dans un contexte scolaire, administratif, ou de recrutement ». C’est, certes, un peu plus long, et je ne prétends pas qu’une telle phrase doive être prononcée mot pour mot en classe, néanmoins, elle fournit un exemple d’une approche qui resterait attachée à la transmission des formes normées sans pour autant se montrer dupe de leur valeur.

Au-delà de cet exemple spécifiquement lié à l’évaluation scolaire des pratiques d’élèves, on se dirige donc vers une reformulation du critère d’évaluation des pratiques linguistiques : celles-ci n’auraient plus de valeur, dans l’absolu, par comparaison à une Norme dont nous avons maintenant saisi le caractère arbitraire ; en revanche, il serait toujours possible d’évaluer leur pertinence relative par rapport à un contexte d’interlocution. Le critère qui prévaut alors pourrait être nommé celui de l’adaptation, la pertinence, ou de la convenance, par rapport à une situation donnée et aux attentes qu’elle produit. Il s’agit alors de considérer que chaque situation d’interlocution est porteuse d’attentes implicites quant à la forme correspondante : que vous discutiez avec un bébé, dans un colloque de médecine, avec vos grands-parents à la campagne, lors d’un entretien d’embauche, avec un groupe d’amies en soirée, dans un cours de mathématiques, que vous vouliez vendre votre poisson sur le marché, donner la direction à une étrangerère ne connaissant pas votre langue, que vous rédigiez une liste de courses, un projet de loi, un SMS, une chanson d’amour, ou un traité de métaphysique, des attentes pèseront sur vous quant à la forme de votre propos. Dans ces situations, la proximité avec la norme institutionnelle-scolaire n’est pas toujours la forme la plus pertinente : si elle n’est pas attendue, elle peut sembler inadaptée ou inconvenante. Par exemple, vous pouvez passer pour pompeuxeuse si vous parlez « comme dans un livre » dans une situation informelle ; vous courrez le risque de l’incompréhension si vous parlez d’une manière trop complexe à un jeune enfant ; ou vous pouvez exercer une violence symbolique envers des populations peu scolarisées si vous ne manifestez pas la démarche d’adopter un français jugé plus courant.

Un tel critère ne supprime pas la norme du bien-parler, il la démultiplie en autant de situations de communication existantes. Un telle approche mène vers ce que l’on pourrait nommer une écologie des normes contextuelles, c’est-à-dire une analyse de la réélaboration permanente de ces critères formels d’expression à mesure qu’évoluent les contextes de pratiques, l’identification des membres à divers milieux ou communautés sociales, les valeurs crées en interne au sein de ces milieux, les marqueurs symboliques du début et de la fin d’un contexte d’interlocution. On peut à ce sujet s’appuyer sur l’interactionnisme symbolique (Goffman 1987), et s’intéresser à notre capacité spontanée à identifier, correctement ou incorrectement, un contexte d’interlocution et ses attentes implicites (sur quels indices juge-t-on de la manière dont nous devons parler pour être adaptées au contexte ? S’agit-il de la tenue vestimentaire de notre interlocutorat, des manières dont il a parlé avant nous, de la configuration spatiale du lieu ?).

C’est en partie ce que proposent d’analyser des auteurs comme John Gumperz ou Dell Hymes, et plus généralement les approches qui relèvent de l’ethnographie de la communication : pour eux, il s’agit d’observer comment des locutorats, dans une situation de parole spécifique, identifient la configuration sociale donnée, à partir de marqueurs spécifiques, et en déduisent quelles sont les attentes qui dictent leur prise de parole. Les marqueurs du type d’interaction sociale en cours peuvent relever aussi bien de la configuration spatiale du lieu, du type de connaissance et de relation que les interlocuteurrices ont entre elles et eux, du degré de solennité de l’interaction verbale en cours, de la manière dont on s’est d’abord adressé à nous, etc. Au-delà du degré de formalité de l’expression, les attentes sur le type d’expression tenue pour convenable peuvent également porter sur le volume sonore, la durée de la prise de parole, la possibilité d’interrompre ou non quelqu’un qui parle, etc. Suivant Hymes, on peut considérer que les locutorats disposent de répertoires langagiers intériorisés, et que nous mobilisons tel ou tel d’entre eux en fonction de ce que nous reconnaissons des normes attendues dans un contexte spécifique48. Prenons quelques exemples communs d’une telle adaptation :

  • Les incertitudes fréquentes quant à l’usage du vous ou du tu en constituent sûrement un bon exemple : les interlocuteurrices en présence peuvent commencer par utiliser des formules et tournures qui évitent l’un ou l’autre des pronoms, puis, au fil des indices, adopter l’un des deux, en vérifiant qu’il convient à l’interlocuteurrice, parfois en verbalisant cette adoption d’un pronom («on se dit tu ? »), parfois non.

  • De même, la gestion des différents degrés de proximité entre les salutations que constituent bonjour, salut, coucou, peut faire l’objet de réévaluations selon le degré de proximité qu’un locutorat estime acceptable pour la personne à laquelle il s’adresse. Le passage d’un terme à un autre peut ainsi en dire long sur le repositionnement d’une des parties dans le degré de proximité qu’elle attend, de même qu’un recadrage peut être révélateur d’un décalage entre les attentes des différents protagonistes («- Coucou, ça va ? - Salut, oui, et toi ? » ou bien : « On n’a pas gardé les vaches ensemble ! »).

  • Lors d’une discussion politique avec des inconnues, on en arrive à des sujets de société : le travail, les inégalités, etc. L’une des personnes en jeu, de conviction marxiste, voudrait bien pouvoir placer l’expression lutte des classes ou prolétariat, apprise dans d’autres cercles, qu’elle considère comme éclairante pour la situation donnée : mais voilà, elle ne sait pas quel effet cela produira, de quelle manière elle se trouvera alors catégorisée (elle voudrait éviter les sobriquets de rouge, gauchiste, coco, etc.). Au fil de la conversation, selon les propos tenus par les autres personnes présentes (moquerie envers telle personnalité politique, prise de position affichée, etc.), elle saura si elle peut se sentir autorisée à introduire ou non ces éléments de vocabulaire.

De telles adaptations constituent des phénomènes dynamiques, au sens où elles évoluent selon le déroulement de l’interaction :

  • On peut se tromper dans l’analyse des attentes propres à la situation, et ainsi s’exprimer dans un autre répertoire que celui qui aurait été attendu par l’interlocutorat ;

  • On peut percevoir que tel répertoire serait approprié à une situation de conversation mais ne pas le connaître assez pour pouvoir le mobiliser (puisque la palette des répertoires que nous pouvons mobiliser dépend de nos socialisations) ;

  • On peut choisir, pour des raisons d’affirmation identitaire, de ne pas adapter ses propres manières de parler à autrui ;

  • Un événement fortuit dans la conversation ou dans son environnement immédiat (l’arrivée d’une tierce personne, l’évocation d’un sujet à la radio, etc.) peut amener à redéfinir la répartition des rôles entre les protagonistes ;

  • Etc.

Bref, si nous avons dans un premier temps complexifié l’analyse, en remplaçant une langue par des pratiques linguistiques, ici on peut appliquer à nouveau cette complexification, en passant d’une Norme à une pluralité de contexte normatifs. Cela implique alors de remplacer la question « cette manière de parler est-elle correcte ? » par d’autres : comment les contextes d’interlocution se créent-ils, évoluent-ils, et comment s’engendrent leurs normes locales de correction ? Comment identifions-nous les marques symboliques d’un contexte d’interlocution et en inférons-nous des attentes sur les formes d’expression ?

On constate alors que le français institutionnel-scolaire est bel et bien doté d’une particularité : c’est le seul à être explicitement codifié dans des textes faisant référence auxquels tout un chacun peut avoir accès. Cette codification des formes attendues existe pourtant dans tout contexte d’interlocution, et l’on peut alors tenter d’observer par quels canaux, plus informels, elle passe. Ainsi, si l’alternance bonjour / salut / coucou a déjà été présentée, il est possible de pousser plus loin son analyse en la percevant maintenant comme l’introducteur d’une forme attendue : dire coucou à quelqu’un, c’est lui dire : « je suis d’accord pour que nous échangions sur un mode informel dans une interaction considérée comme relevant du groupe paritaire » ; dire bonjour pourrait signifier « j’attends de nos échanges un certain degré de formalité et de distance sociale ». Comme ces marqueurs ou introducteurs sont placés en début d’échange, ils peuvent être analysés comme les marqueurs d’entrée dans un contexte d’attentes. L’alternance tu / vous peut s’analyser de la même manière. On peut aussi s’intéresser aux recadrages métalinguistiques permettant d’identifier quelle forme est attendue : je me souviens ainsi d’un échange par e-mail entre étudiants de philosophie, où l’un de nous avait eu le malheur de clore son message par « bien à vous ». Un camarade l’avait alors repris :«entre nous, on ne se dit pas bien à vous. » Pareillement, dans une discussion entre un parent et son enfant adolescente, une phrase comme « je ne suis pas ton pote » présente à l’ado que les usages attendus en famille, ou face à un adulte, ne sont pas les mêmes que ceux que l’on apprend au sein d’un groupe de copainines.

Par ailleurs, le critère de l’adaptation au contexte n’est pas spécifique aux manières de parler : comme on dit à Palo Alto, si vous vous brossez les dents dans votre salle de bains, tout va bien, mais si vous le faites en plein milieu d’une rue bondée, les passantes ne manqueront pas d’être étonnées.

Proposition : se centrer sur les "pratiques", "usages" et "manières"

Nous avons vu que les normes du bien et du mal parler ne peuvent pas être prises comme des absolus, mais qu’il importe de les renvoyer aux conditions socio-historiques de leur production, et de considérer qu’elles sont toujours relatives à un contexte d’interlocution spécifique. Cette approche a deux conséquences : d’une part, elle nous incite à prendre du recul par rapport aux dénominations, évaluations et hiérarchisations communes que nous prononçons au quotidien au sujet des différentes manières de parler ; d’autre part, elle souligne des analogies entre nos pratiques linguistiques et d’autres types de pratiques sociales. En effet, le fait que les normes sont construites dans certains contextes socio-historiques, qu’elles font l’objet de désaccords et de débats et qu’elles varient selon des critères d’adaptation au contexte, est un constat qui peut en fait s’appliquer à de nombreux domaines. Par exemple, les manières de s’habiller varient selon les modes, dont les critères évoluent dans le temps et font l’objet de débats, et les critères vestimentaires d’adaptation varient selon les milieux sociaux : on ne s’habille pas de la même manière pour un entretien d’embauche, une randonnée en montagne, un mariage, un week-end à la maison en famille. De même, un costume qui permet de travailler dans les milieux de la banque peut avoir un usage contre-productif s’il est porté pour exercer le métier de travailleureuse sociale dans des quartiers défavorisés. La même analyse pourrait s’appliquer, avec quelques changements, à nos pratiques alimentaires, sportives, culturelles, religieuses, la posture corporelle, à la coiffure et aux soins du corps, aux manières d’habiter un logement, à celles de passer le temps, etc. Pour tous ces fonctionnements propres à l’humain, certaines pratiques sont socialement valorisées par rapport à d’autres, mais ces valorisations peuvent être renversées dans des milieux spécifiques qui produisent leurs propres hiérarchisations. Là aussi s’élaborent donc des normes et contre-normes qui évoluent dans le temps et se différencient en fonction des milieux sociaux. On y reconnaît également un phénomène que nous avions observé dans le langage : le mouvement dialectique, entre une tendance à la convergence, et celle, opposée, de création de spécificités propres à tel ou tel groupe (cf. p. ). L’idée d’une diversité de répertoires, parmi lesquels nous sélectionnons les plus pertinents, s’applique également : nous avons plusieurs types de tenues à notre garde-robe, nous pouvons alterner entre des restaurants chics et d’autres sur le pouce, alterner entre des pratiques culturelles socialement valorisées et d’autres que nous jugerons plus légères, etc.

Par ailleurs, nous avons déjà vu, suivant Falc’hun ou Labov, qu’il était possible de décrire la répartition ou l’évolution des pratiques linguistiques d’une manière qui les mettait en cohérence avec un contexte social plus large (cf. p. ). De fait, il devient alors souhaitable, pour décrire les manières dont nous parlons, de se tourner vers un ensemble de notions qui ne présupposent plus l’immanence du linguistique envers le social, et qui rendent davantage compte de la cohérence entre ces deux domaines. Les notions de pratiques (linguistiques ou langagières), usages (linguistiques ou langagiers) ou manières (de parler), dont nous faisons déjà un usage non-explicité depuis le début de cet ouvrage, rendent davantage compte de telles articulations : évidemment, le mot manières renvoie directement à la dimension sociale, à tel point qu’il a donné naissance à l’adjectif maniéré ; mais on parle aussi des usages sociaux ou de pratiques sociales.

Ces termes n’ont pas un usage strictement équivalent. Le terme pratiques peut ainsi être utilisé dans une approche plus large du langage, qui analyse la prise de parole comme une action : au-delà de savoir comment parle la personne concernée, on constate aussi qu’elle parle pour persuader, faire agir, etc. Le terme de pratiques permet ainsi d’ajouter un intérêt pour la dimension pragmatique du langage, en analysant la manière dont nos paroles visent à agir sur autrui ou à reconfigurer une situation, notamment sous son aspect relationnel (Canut et al. 2018). Par ailleurs, on peut aussi s’interroger sur le choix de l’adjectif que l’on accole derrière ces noms : quelles différences cela fait-il de parler de pratiques linguistiques ou langagières ? Généralement, l’adjectif linguistique renvoie à l’identification de l’idiome de la personne qui parle : on dit qu’elle a des pratiques linguistiques si celles-ci correspondent à une manière de parler existante et nommable. L’adjectif langagier est davantage utilisé dans une démarche anthropologique : suivant Dell Hymes, on concevra par exemple que, au-delà des éléments traditionnellement identifiables dans la linguistique comme le lexique, la syntaxe ou la prononciation, les locutorats partagent d’autres conventions concernant le langage. Cela permet d’intégrer des paramètres tels que la répartition de la parole, la durée des interventions, la possibilité ou non de s’interrompre, etc.49

Ainsi, parler de pratiques, usages, et manières permet de souligner davantage les déterminants sociaux qui influent sur notre expression verbale. Si l’on souhaite proposer des analyses qui soulignent davantage la similarité des causes sociales qui déterminent nos comportements verbaux comme non-verbaux, alors on modifie aussi l’approche disciplinaire :

  • On pourrait commencer par évoquer la grammaire, qui est enseignée lorsque l’on apprend une langue : il s’agit de connaître et de maîtriser les formes jugées officiellement correctes, sans remise en question par rapport aux critères de cette correction, dans le but de savoir bien parler.

  • Si la linguistique a pour objet des langues, des formes linguistiques50, en théorie, elle ne se prononce plus quant au caractère correct ou incorrect de telle ou telle forme. En revanche, du fait qu’elle explicite généralement peu le contexte social d’où ces formes proviennent, une certaine dimension normative reste implicitement présente.

  • La sociolinguistique se donne quant à elle pour objet des subdivisions de langues51 dont elle a précisé les conditions sociales d’existence, en répondant à des questions comme : qui sont les personnes qui parlent de cette manière, dans quelles situations, et comment ces manières sont-elles socialement situées ? Il s’agit encore d’étudier nos manières de parler, mais en ajoutant une dimension sociale à cette étude.

  • D’autres disciplines vont encore plus loin dans leur manière de considérer nos pratiques linguistiques comme des pratiques sociales : par exemple la sociologie du langage ou l’anthropologie du langage. Ces dernières disciplines, insistant fortement sur la contextualisation des pratiques étudiées et leur cohérence avec d’autres manifestations culturelles soumises aux mêmes influences sociales, déverbalisent alors en partie les manières de parler, pour en faire des manières tout court, parmi d’autres.

Il ne s’agit pas de hiérarchiser entre elles ces disciplines : chacune a son intérêt et ses fonctions. Lorsque je souhaite apprendre une nouvelle langue dans le but de voyager, je suis content de trouver des manuels d’apprentissage qui ne questionnent pas nécessairement l’histoire de l’élaboration de la norme, et m’enseignent avec simplicité une forme qui sera tenue pour correcte dans un grand nombre de contextes d’interlocution. De même, bien souvent, la sociolinguistique ou la sociologie du langage ont pu s’appuyer sur la précision et la minutie de descriptions émanant de la linguistique, alors qu’elles-mêmes, en resocialisant les pratiques langagières, ont porté leur souci du détail sur d’autres aspects. La seule chose qui importe est de bien renvoyer chacune de ces disciplines à ses fonctions et usages, et mobiliser chaque approche quand elle est pertinente, en particulier en évitant de penser que l’approche normative de la grammaire soit la seule manière possible de se rapporter à nos pratiques linguistiques et à leur diversité.

Un exemple d’application : la "disparition des langues"

Nous avons donc évolué d’une théorisation des langues, prises pour elles-mêmes hors de tout contexte social, à des pratiques, usages ou manières, qui n’acquièrent du sens qu’en cohérence avec la situation où elles sont mobilisées. Analysons maintenant comment un tel changement permet de réévaluer le discours commun sur les langues en danger. Celui-ci les aborde comme des entités fixes, indépendantes de leur contexte social. Or, si l’on prend en compte la cohérence qui existe entre les pratiques linguistiques et leur contexte d’emploi, on ne décrit plus la situation de la même manière : l’évolution de nos manières de parler ne se décrit alors plus en termes de langues qui disparaîtraient, mais bien plutôt d’évolution des contextes d’interlocution, qui engendre une adaptation concomitante des pratiques linguistiques elles-mêmes. Négliger le lien entre les manières de parler et leur contexte de pratique, comme on le fait avec la notion de langue, revient à les fétichiser, c’est-à-dire les décrire comme si elles étaient douées d’une valeur absolue, indépendamment de la personne qui en fait usage, de celle qui écoute, de la situation où l’échange a lieu, etc. C’est ainsi croire que des manières de parler existent indépendamment du fait que quelqu’un les parle : sûrement quelque part dans un en-soi métaphysique ou dans le Monde éthéré des Idées.

Ainsi, si un usage linguistique est solidaire d’un contexte de pratique, la raréfaction de la manière de parler est généralement révélatrice d’une évolution du contexte : le vocabulaire des maréchaux-ferrants disparaît en même temps que la profession, celui des métiers artisanaux en même temps que l’apparition de l’industrialisation, etc. Mais parallèlement, de nouveaux contextes apparaissent, et engendrent des pratiques correspondantes : le vocabulaire de l’informatique en est un récent exemple. De nouvelles communautés émergent, les geeks, gamereuses, développeureuses informatiques, etc. qui créent des ensembles d’usages et de modes d’expressions qui leurs sont spécifiques. Ainsi, les contextes sociaux évoluant, les manières de parler s’y adaptent, dans les cas d’apparitions comme dans ceux de disparitions. Ce premier constat, généralement peu adopté par les discours alarmistes sur la mort des langues, nous permet d’éviter la crainte d’un progressif appauvrissement de la diversité linguistique : nous avons vu (cf. p. ) que des forces antagonistes de création d’hétérogénéité et d’homogénéité, ou de convergence et de divergence, étaient en permanence à l’œuvre.

En réalité, si beaucoup de discours actuels présentent les évolutions diachroniques contemporaines sous la forme d’un appauvrissement, c’est d’une part, en raison d’un rapport patrimonial aux langues, décrites comme des objets stables à préserver de l’érosion du temps (tout changement y est décrit comme un déclin), d’autre part, en raison d’une absence de prise en compte, ou de valorisation, des pratiques linguistiques émergentes : celles-ci sont déconsidérées comme de simples effets de mode ou des usages propres à telle génération ou tel milieu social. Ainsi, au lieu de se demander ce qui entraîne le déclin des pratiques linguistiques et la manière d’y remédier, il faudrait plutôt se demander : "qu’est-ce qui fait que la plupart des discours sur les langues ne peuvent percevoir les évolutions diachroniques contemporaines que sous la forme d’un déclin ?"

Quelle description sous-jacente de l’histoire ?

Plusieurs facteurs peuvent être avancés pour expliquer cette capacité à percevoir davantage ce qui disparaît que ce qui apparaît.

Premièrement,

les formes qui disparaissent, attestées depuis longtemps, ont pu faire l’objet d’une documentation, d’une codification : leur existence était connue, et la comparaison avec les supports écrits ou les témoignages qui attestaient de leur existence en rend d’autant plus visible leur disparition.

Deuxièmement,

notre régime d’historicité52 a construit un rapport au passé centré sur le processus de patrimonialisation : dans une période d’évolution rapide où le temps nous échappe, où les repères stables se dérobent, il devient rassurant de consigner le passé, de l’archiver, pour donner l’impression d’en retenir la fuite. Les pratiques linguistiques, essentialisées sous le nom de langues, sont décrites comme un trésor, un patrimoine, le vestige d’une sagesse des peuples qui disparaîtrait face à l’action du temps, face à la mondialisation et qu’il faudrait à tout prix préserver. Ce discours sur les langues est à voir comme un exemple, particulièrement éclairant mais nullement spécifique, d’un rapport aux temporalités propre à l’époque contemporaine dans nos sociétés occidentales53.

Troisièmement,

la hiérarchisation de nos manières de parler (cf. p. ) a pour effet que les pratiques nouvellement créées sont soit peu visibilisées, soit perçues comme socialement illégitimes. Les nouvelles formes syntaxiques ou lexicales (ou même celles qui renouvellent complètement le découpage disciplinaire habituel entre les sciences du langage, comme les émojis) émergeant sur internet, le parler jeune, ou les termes désignés comme des emprunts anglais sont souvent l’objet de discours médiatiques et institutionnels dévalorisants, qui ne leur confèrent pas la légitimité suffisante pour prétendre faire partie de la langue. Sans rentrer ici sur les raisons de cette dévalorisation, constatons ses effets : elle nous rend aveugles à l’émergence des nouvelles pratiques linguistiques, dans la mesure où elle ne leur permet pas d’être évaluées comme des pratiques à part entières, comparables aux formes les plus instituées et reconnues institutionnellement, et donc, comme des contributions au renouvellement linguistique.

Quatrièmement,

en lien avec le point précédent, on pourrait se demander également si, à l’échelle individuelle, une telle dévalorisation ne rend pas compte d’un décalage lié au vieillissement : comme ce sont les générations les plus âgées qui accèdent aux fonctions leur permettant de décréter quelles formes linguistiques ont ou non droit de cité (il suffit d’observer la moyenne d’âge de l’Académie française…), il est possible que certaines membres de ces générations ne puissent s’empêcher de percevoir l’évolution linguistique sous la forme d’une disparition des pratiques connues dans leur jeunesse, et de se méfier de l’émergence de nouvelles formes qu’elles et ils ne pratiquent et ne comprennent pas. S’ensuit alors un discours décliniste sur l’histoire de la langue54.

Cinquièmement,

nous avons souvent, dans les discours autant communs que savants, une conception radicalement différente de l’évolution historique des langues, selon qu’elle a lieu à l’époque actuelle ou à des moments plus éloignés. En effet, il est fréquent, lorsque l’on parle des siècles précédents, de dire que tel ou tel mot a disparu du lexique, que l’évolution démographique ou la situation politique a mené au remplacement d’une langue par une autre sur un certain territoire. En revanche, lorsqu’il s’agit d’évolutions actuelles (qui pourtant obéissent aux mêmes processus), les modifications sont bien plus souvent décrites sous l’angle d’un déclin, d’une décadence, d’une perte de richesse, de l’invasion de mots étrangers (anglais), etc. On peut émettre l’hypothèse que ce manque de regard distancié sur les pratiques linguistiques serait dû à l’attachement à ses propres pratiques : lorsqu’il s’agit de décrire des manières de parler abandonnées depuis plusieurs siècles, on peut facilement constater, en toute objectivité, une évolution dans telle ou telle direction ; en revanche, lorsqu’il s’agit de constater que les jeunes d’aujourd’hui ne parlent plus comme au temps béni de notre enfance, le constat est plus difficile à accepter.

Ainsi, l’objectif est moins d’expliquer pourquoi des langues meurent mais plutôt pour quelles raisons nous décrivons les changements linguistiques en termes de mort des langues ; on se rend alors compte que notre conception de l’évolution linguistique en ces termes résulte de différents facteurs : à la fois un rapport patrimonial au passé, le décrivant comme quelque chose dont on devrait préserver la fuite, et une vision hiérarchisée des pratiques linguistiques qui empêche de percevoir les créations actuelles comme un véritable apport au renouvellement de la diversité linguistique.

Ce qui change quand on prend en compte le contexte

Prenons l’exemple de la diminution de la pratique du breton, depuis le xixe jusqu’à aujourd’hui. Pour expliquer les causes de cette diminution, il existe un conflit d’interprétation de l’histoire entre deux courants : la narration la plus fréquente, notamment dans le milieu militant, impute la responsabilité principale à l’État français et à sa politique d’uniformisation linguistique à partir de la Révolution (cf. p. ). Dans ce cas, c’est essentiellement l’école, à partir de la iiie République, qui a interdit le breton, et transmis aux élèves bretonnantes un complexe d’infériorité lié à la langue, aboutissant à la quasi-disparition de sa pratique. Cette description a la faveur des milieux militants pour le breton car elle désigne un responsable simple à identifier, un antagoniste, à savoir l’État français, et elle permet de demander une réparation (la création de postes d’enseignantes, des crédits pour les associations qui militent pour le breton, une visibilité publique, etc.). Cette description de l’histoire est donc porteuse du point de vue de la lutte. Elle peut par ailleurs s’appuyer sur certains faits historiques : les rapports Barère et Grégoire (cf. p. ), la pratique scolaire du symbole, un objet infamant attaché autour du cou des élèves que l’on entendait parler breton, certaines directives d’inspecteurs d’académie et témoignages d’élèves, etc. Cette approche soulève aussi quelques difficultés : premièrement, on est incapable de quantifier sur quelle étendue et quelle durée le symbole a été utilisé ; deuxièmement, quelques études historiques rigoureuses montrent que l’école de la iiie République a également pu valoriser les cultures régionales (Chanet 1996 ; Thiesse 1997) ; troisièmement, il faut encore parvenir à expliquer, dans ce schéma, pourquoi une interdiction en contexte scolaire aurait mené à un abandon y compris en contexte familial, dans la mesure où il est fréquent, dans de nombreuses autres situations historiques et géographiques, que les populations soient tout à fait capables de faire la différence entre les diverses situations d’interlocution, et utiliser dans la rue, au travail, ou en famille des répertoires qui sont prohibés à l’école. Ainsi, sans vouloir nier complètement le rôle de l’institution scolaire dans la diminution de la pratique du breton, il convient à tout le moins de complexifier l’analyse et de multiplier les facteurs.

Une seconde narration renvoie ce phénomène à une évolution socio-économique plus globale de la société (Broudic 1995). Selon cette approche, quand disparaît, par exemple, le breton, c’est parce que disparaît concomitamment tout un environnement de vie, un cadre de pratiques et de paroles : la société paysanne traditionnelle telle qu’elle se présentait avant le xxe siècle, ou avant la Seconde Guerre mondiale. À la politique linguistique de l’État, il faudrait également ajouter comme cause de la transition linguistique une évolution rapide et massive des modes de vie en Bretagne :

  • la mécanisation de l’agriculture, qui entraîne une hausse des rendements, donc une baisse de l’emploi dans les campagnes et un exode rural ;

  • la modification des conditions d’échanges économiques, d’une agriculture polyvalente tournée vers l’autoconsommation à une monoculture d’exportation à l’échelle nationale ;

  • l’amélioration des moyens de transport, qui augmente les mobilités et donc les brassages linguistiques ;

  • l’essor du tourisme sur les côtes bretonnes suite aux congés payés de 1936 ;

  • le regroupement des soldats bretons avec les autres français par l’intermédiaire du service militaire et de la Première Guerre mondiale ;

  • le développement d’emplois dans le tertiaire (les services), principalement dans les villes, nécessitant une connaissance du français écrit ;

  • l’élargissement des médias nationaux (journaux, radio, télévision), qui diffusent la langue française dans les foyers ;

  • etc.

Ainsi, dans l’analyse que propose Fañch Broudic, ce sont tous ces changements sociaux et économiques qui ont contribué à dissuader certains parents de transmettre le breton à leurs enfants, dans un xxe siècle où leurs modes de vie s’alignaient sur ceux du reste de la France, où la pratique du breton, associée à un monde paysan en plein déclin économique et sociétal, pouvait être dévalorisante dans certains nouveaux milieux, et celle du français donner accès à de nouvelles opportunités professionnelles. Ainsi, la pratique du breton aurait disparu en même temps que la société paysanne traditionnelle, alors qu’un nouveau mode de vie faisait son apparition à l’échelle nationale.

De même que nous avons vu, avec Falc’hun, un parallélisme entre les facteurs déterminant la répartition géographique des coiffes et celle des pratiques linguistiques (cf. p. ), de même, nous pouvons, en suivant l’ethnomusicologue et ethnochoréologue Jean-Michel Guilcher, présenter un parallélisme entre les conditions de disparition de la langue bretonne et celle de la danse et la musique dites traditionnelles (Guilcher 1963). Celui-ci considérait que la musique et la danse traditionnelles avaient disparu dès lors que s’était désagrégée la société paysanne dans laquelle elles se pratiquaient : on dansait entre voisines après les foins et les battages, pour tasser les sols en terre battue dans les maisons, ou lors des mariages, à partir des pratiques amateurs de l’une et de l’autre. Considérer qu’il suffit aujourd’hui de reprendre les mêmes suites de notes ou suites de pas pour continuer à faire de la musique traditionnelle renvoie à ce qu’il nommait revivalisme (et que nous avons appelé fétichisme (cf. p. )), c’est-à-dire à ne s’intéresser qu’à la partie émergée de l’iceberg, la dimension la plus visible de ces pratiques, en la décontextualisant. Aujourd’hui, tout a changé autour de ces pratiques : le public se déplace en voiture pour écouter des musiciennes professionnelles, rémunérées et sonorisées, qui circulent sur toute la Bretagne, dont la publicité a été faite par l’intermédiaire d’affiches ou de sites internet spécialisés, l’entrée est payante, les organisateurrices ne sont pas des voisines ou amies du public, etc. Il serait donc superficiel de dire qu’on reproduit les mêmes pratiques, simplement parce que les danses et les mélodies jouées sont similaires.

Si l’on suit l’analogie entre langue et danse, alors se pose la question : suffit-il de dire que nous continuons à parler le breton parce que nous utilisons les mêmes suites de mots, alors même que nous le pratiquons dans un monde social où tout a changé ? Lorsque l’on choisit de ne plus séparer les pratiques linguistiques de leurs contextes sociaux de mobilisation, cela pousse à reconsidérer radicalement leur définition.

Conséquence : redéfinir l’objet du militantisme linguistique ?

Aujourd’hui, il est bien sûr intéressant de promouvoir l’usage du breton pour valoriser une diversité linguistique, mais si l’on prend en compte l’indissociabilité entre les pratiques linguistiques et leur contexte, ainsi que la disparition de la société paysanne traditionnelle, alors cela devrait mener un mouvement militant pour le breton à s’interroger sur la définition même de son objet. Le contexte actuel est celui dans lequel tous les échanges peuvent se faire avec simplicité en français, et où tous les nouveauxelles apprenantes du breton sont déjà francophones. Dans une société où toutes les situations sont faites pour faciliter l’usage du français, il convient donc de se demander : qu’est-ce qui poussera les locutorats à s’exprimer spécifiquement en breton ? Certes, quelques militantes le feront par pure conviction, comme par une forme de devoir envers la langue, mais pour toutes les autres, quelles situations ou contextes d’échanges existant aujourd’hui rendraient plus pertinent ou désirable l’usage spécifique du breton par rapport à celui du français ? Ayant été moi-même scolarisé dans les écoles bilingues Diwan en breton, j’ai pu par exemple observer un certain nombre d’anciennes élèves qui en ont abandonné l’usage en sortant du réseau, car tout, autour d’elles et eux, les menait vers un usage du français. Le constat est le même pour les personnes qui ont suivi un stage intensif et n’ont pas trouvé de situation où pratiquer la langue par la suite, ou apprenantes de cours du soir qui ne progressent pas d’une semaine à l’autre car elles et ils n’ont jamais l’occasion d’entendre ou de parler breton dans leur quotidien.

Un tel constat ne vise nullement à s’opposer à la défense du breton, ou de n’importe quel autre usage (l’insistance faite en début d’ouvrage sur l’importance de l’hétérogénéité des manières de parler, et la critique d’une conception unifiante qui masque cette homogénéité, suffira à le rappeler, (cf. p. )). En revanche, un militantisme qui s’en tient à défendre une manière de parler ne peut pas être efficace s’il ne se pose pas la question des situations d’échanges dans lesquelles les manières de parler sont mobilisées. Il s’agit d’un problème théorique qui doit être pris en compte lorsque l’on parle de la défense de langues sans mentionner qui les parle, à quels moments, et pour dire quoi. Redéfinir l’objet du militantisme, pour le breton ou les langues en danger, pose de nouvelles questions auxquelles je n’ai pas la réponse :

  • Faudrait-il abandonner l’usage du breton car il n’existerait presque plus de contexte d’interlocution favorisant son usage ?

  • Faut-il au contraire inventer de nouveaux lieux, de nouvelles situations, un nouveau quotidien où sa pratique sera estimée pertinente ou désirable ?

  • Comment pratiquer une telle invention, et comment penser sa continuité avec les reliquats de pratiques encore existantes ?

  • De quelles marges de manœuvre disposons-nous vraiment, avec nos politiques volontaristes, par rapport à cette lame de fond qu’est l’évolution spontanée des usages ?

  • Comment mobiliser une politique volontariste sans retomber dans une approche autoritaire, moralisante, ou prescriptive (que j’ai bien connue et subie dans le cas du breton) ?

  • Etc.

Appendice réflexif

Je suis toujours un peu mal à l’aise lorsqu’il s’agit de parler de cette question des langues en danger, et particulièrement du cas du breton. En effet, j’ai grandi dans ce milieu militant, et j’y ai côtoyé de nombreuses personnes pleines de bonne volonté, nourries d’idéaux autour de l’acceptation d’une diversité culturelle. Ma formation universitaire m’a fait prendre du recul par rapport aux certitudes présentes dans ce milieu (cf. p. ), mais je reste toujours attaché aux valeurs de défense d’une diversité des manières de parler. Depuis de nombreuses années, je me suis trouvé confronté à des personnes qui pensaient que ma volonté de réinterroger théoriquement les notions que nous utilisons, y compris dans ces démarches militantes, correspondait à une intention de désavouer le militantisme pour le breton. J’ai fait face à des procès d’intention en traîtrise et félonie, jamais agréables. Pourtant, je continue personnellement à éprouver du plaisir en parlant breton, à vouloir que l’on puisse continuer à le parler. En revanche, il est clair que je ne raisonne plus dans les mêmes termes. Ce qui m’intéresse est moins une langue, que l’on nommerait le breton, que la reconnaissance de légitimité des pratiques linguistiques dans leur diversité, dans l’Ouest de la France ou n’importe où ailleurs. Ceci peut effectivement mener à une divergence avec certaines franges de ce mouvement pour le breton, qui pensent que l’institutionnalisation, l’officialisation et la normativation sont des nécessités stratégiques pour pouvoir continuer à le promouvoir efficacement. Dans mon cas, je souhaite aussi accorder de la reconnaissance aux formes locales dans leur variété, aux formes intermédiaires pratiquées par des personnes en cours d’apprentissage qui subissent très souvent un calvaire de remarques sur la qualité de leur langue alors même qu’elles font l’effort de l’apprendre, aux formes qui témoignent d’une porosité linguistique avec d’autres langues dont le français55, aux inventions linguistiques spontanées et non-normées des lycéennes de Diwan (souvent décrites comme des fautes plutôt que comme de potentielles évolutions), etc. Je souhaite aussi que cette légitimité ne soit pas reconnue uniquement dans le breton qui deviendrait un objet exclusif de militantisme, mais qu’elle s’élargisse (et donc se dilue inévitablement) au gallo (cf. p. ), aux langues importées par les migrantes, à toutes les manières de parler pratiquées dans les milieux marginalisés quels qu’ils soient, celles des personnes jugées bizarres, tordues, bref de tous les gens qui débordent. Forcément, cela modifie pas mal de choses dans la manière de définir l’objet même du militantisme. Par ailleurs, puisque, pour des raisons générales, je considère que les politiques linguistiques autoritaires manifestent une mauvaise connaissance des processus qui régissent la diversité et la profusion de nos manières de parler, et qu’elles peuvent occasionner des discours identitaires (cf. p. ) ou politiques de hiérarchisation et d’exclusion (cf. p. ), il va de soi que je suis en désaccord lorsque de telles démarches sont reprises dans la promotion pour le breton. Enfin, je ne considère pas qu’il suffit qu’une œuvre culturelle soit en breton pour s’en ébahir. J’ai à ce titre peu d’intérêt pour des émissions de télévision ou chansons de variété en breton dont je n’apprécierais pas l’équivalent en français ou en anglais. Mon malaise résulte donc de ma difficulté à concilier mon intérêt, toujours présent, pour le breton, avec la nécessaire remise en question induite par les approches théoriques existant aujourd’hui en sociolinguistique, et plus largement dans les sciences humaines. Une seconde difficulté réside dans la confusion entre le fait de présenter des analyses qui peuvent sembler défavorables à une certaine manière actuelle de militer pour le breton, et le fait d’être tout simplement contre le breton. Par exemple, dans les débats concernant l’histoire du déclin du breton (cf. p. ), les analyses qui n’en font pas porter la responsabilité uniquement sur l’État français et l’école sont sûrement moins favorables à la cause, mais elles me semblent plus précises et rigoureuses. Bref, lorsque j’écris sur cette question, je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine appréhension, comme la crainte d’être décrit comme un traître à la cause par ce milieu d’où je viens, alors même que je souhaiterais que ces analyses servent comme une autocritique de l’intérieur, permettant de renouveler les modes de militance, dans une direction qui lui éviterait de reproduire en interne ce que le breton a subi en externe. Dans la mesure où ce malaise et ce spectre de la réception par mon milieu d’origine me pèsent de manière permanente dans mon écriture, je voulais, par honnêteté, les mentionner car ils exercent probablement une influence sur la rédaction. Enfin, et même si je ne suis pas le mieux placé pour cela, il est probable que ce malaise constitue anthropologiquement un objet d’étude intéressant.

*
*   *

Dans cette première partie, nous avons donc abordé plusieurs raisons de remettre en question la notion de langue :

D’une part,

car nous avons vu que les critères de définition traditionnellement proposés ne conviennent pas : celle-ci ne peut pas se définir par l’appartenance à une communauté de locuteurrices, car certaines communautés sont plurilingues et certaines langues sont partagées par plusieurs communautés, ni par l’intercompréhension car on peut se comprendre d’une langue à l’autre, et ne pas se comprendre au sein de la même langue.

D’autre part,

nous avons constaté qu’elle véhicule l’idée selon laquelle les locutorats de la même langue parleraient de la même manière, ce qui masque l’hétérogénéité constitutive des manières de parler.

Enfin,

nous avons montré que mobiliser la notion de langue plutôt que d’usages, pratiques, ou manières incite à une description qui sépare les pratiques linguistiques de leurs conditions sociales de production.

Nous allons maintenant examiner certaines notions que la tradition sociolinguistique a proposées pour tenter de surmonter ces difficultés.

Les catégories de la sociolinguistique : intérêts et limites

Les difficultés conceptuelles de la notion de langue ne sont pas passées inaperçues auprès d’un certain nombre de linguistes et sociolinguistes, même si elles n’ont pas toujours été entièrement explicitées ou mené à une remise en question de la notion même. C’est ainsi que d’autres notions ont été avancées pour décrire les pratiques linguistiques en d’autres termes. On peut les classer en deux grandes catégories :

Dans cette seconde partie, nous présenterons ces différentes notions, en commençant par situer les travaux d’où elles ont émergé. Ensuite, nous en discuterons les conséquences, en interrogeant ce qu’elles apportent comme bénéfice en matière de précision aux descriptions linguistiques, ainsi que les questions qu’elles laissent encore en suspens. Le constat global qui se dégagera de cet examen peut d’ores et déjà être annoncé : la plupart du temps, ces notions ne font que reconduire les présupposés véhiculés par la notion de langue, et se contentent d’en déplacer ou rétrécir l’échelle d’application. En effet, quelle que soit la taille de la catégorie que l’on construit, ou le paramètre qu’elle met en valeur, l’impensé commun demeure la démarche même de vouloir ranger, dans des catégories fixes et bien délimitées, des pratiques langagières complexes et évolutives.

Hétérogénéité et polarisation des pratiques linguistiques

Un premier ensemble de notions vise à rendre compte de l’hétérogénéité que nous avons constatée dans les manières de parler, et de prendre en compte leur diversité. Parmi celles-ci, nous pouvons encore subdiviser :

L’hétérogénéité géographique

Depuis longtemps, il a été remarqué que les manières de parler différaient d’un endroit à un autre, même au sein d’un même pays, et des notions ont été avancées pour rendre compte de ces distinctions. Dans certains cas, celles-ci sont catégorisées en termes d’accent d’une langue dont on maintient l’unité, dans d’autres, les descriptions présentent ces différences géographiques comme des entités séparées, chacune étant une version régionale d’une langue nationale : on parle alors de dialectes ou de langues régionales.

La notion de "dialecte"

Parmi les notions visant à rendre compte des différences locales dans les manières de parler, celle de dialecte est sûrement l’une des plus répandues. Le dialecte y est généralement défini comme une variante régionale d’une langue plus étendue. On considère alors la langue comme un ensemble qui regroupe et comprend plusieurs dialectes. Ainsi, le français marseillais, le français ch’ti, le gallo, etc. seraient autant de dialectes du français.

Le terme de patois est également employé, bien qu’il recouvre souvent dans les acceptions communes une double dimension : à la fois langue locale et langue de la campagne. En ce sens, on ne parlerait pas du patois de Marseille. Cette notion est donc à cheval entre la question de l’hétérogénéité géographique, et celle, sociologique, qui distingue ville et campagne.

Bien que cette notion de dialecte ait pour intérêt de faire remarquer la diversité au sein d’une même langue en fonction des zones géographiques, nous allons aborder trois difficultés liées à sa définition :

Premièrement,

il n’est pas possible d’établir précisément un critère linguistique pour définir si deux manières de parler doivent être décrites comme deux dialectes d’une même langue ou comme deux langues différentes ;

Deuxièmement,

lorsque l’on évoque les différents dialectesd’une langue, la question du rapport entre la langue et ses dialectes est définie de manière floue ;

Troisièmement,

on ne trouve pas, au sein d’une zone décrite comme celle d’un dialecte, plus d’homogénéité que sur le territoire plus étendu d’ une langue entière.

Comment différencier des dialectes et des langues ?

Nous avons déjà remarqué, en interrogeant le critère de définition d’une langue que, confrontée à deux manières de parler différentes, la linguistique seule est incapable de dire s’il s’agit de deux dialectes d’une même langue ou de deux langues différentes.

Si l’on observe les propriétés linguistiques de deux manières de parler, d’un point de vue phonologique, phonétique, prosodique, lexical, morphologique, syntaxique, etc., et que l’on mesure les différences existant entre elles pour chacun de ces domaines, il ne sera pas possible de déterminer un nombre de différences, un seuil, qui permette de dire : « à partir de x% d’écart, on passe à une autre langue », la limite en ce sens est indécidable. Par ailleurs, certaines pratiques catégorisées comme deux langues distinctes pourraient s’avérer linguistiquement plus proches l’une de l’autre que d’autres, classées comme deux dialectes d’une même langue (nous avions un exemple avec le norois et le danois (cf. p. )).

Ce ne sont pas les propriétés linguistiques intrinsèques de ces manières de parler qui déterminent s’il s’agit de langues ou de dialectes, la réponse à cette question est sociale et politique, elle renvoie à la manière dont chaque institution définit l’extension et la diversité des manières de parler au sein de sa communauté. Aujourd’hui, malgré leurs proximités linguistiques, le norois, le danois et le suédois, ou bien le bosniaque, le croate, le serbe et le monténégrin, ou encore le bambara, le malinké, le dioula et le mandingue, sont tous catégorisés comme des langues différentes, pourtant cette classification est relative : en effet, une linguiste ignorant la situation politique dans ces pays serait incapable de s’en rendre compte par la simple analyse de leurs propriétés linguistiques. Ces catégorisations résultent en fait de la situation géopolitique actuelle des différents pays concernés, mais il se pourrait tout à fait que des changements politiques (guerres, invasions, etc.) amènent un jour à considérer ces manières de parler comme des dialectes d’une même langue.

Par ailleurs, on pourrait penser qu’il serait possible de justifier la distinction entre dialectes, souvent estimés inférieurs, et langues, décrites comme plus prestigieuses, en se référant à la complexité intrinsèque à chacune des manières de parler : les langues estimées plus prestigieuses seraient plus complexes que les dialectes. Pourtant, cette différenciation est problématique sur plusieurs points :

D’une part,

il faut préciser quel type d’observation on emploie pour mesurer ce que l’on nomme la complexité d’une langue : privilégie-t-on le nombre d’éléments (phonèmes, mots du lexique), l’enchevêtrement des structures syntaxiques, ou encore d’autres paramètres ? Il est très difficile de comparer entre elles différentes manières de parler lorsqu’elles reposent sur des logiques incommensurables : alors que certaines multiplieront le nombre d’éléments au sein de leur lexique, d’autres en auront un nombre plus restreint, mais ceux-ci pourront être combinés entre eux morphologiquement pour figurer des notions complexes. Comment alors comparer la complexité de tels usages ? Et si l’on privilégie un des modes d’analyse, par quels critères justifier un tel choix méthodologique ?

D’autre part,

lorsque l’on parvient effectivement à s’accorder sur un critère et que l’on mesure deux idiomes relativement comparables, on observe que ceux nommés dialectes ne sont pas linguistiquement plus simples que ceux nommés langues ;

Enfin,

il faudrait encore justifier pour quelle raison la complexité d’une manière de parler serait un signe de supériorité. En art par exemple, une œuvre trop complexe pourra être considérée comme manquant de lisibilité : on utilise parfois de manière dépréciative les catégories baroque ou rococo pour en rendre compte.

Ainsi, les regroupements et séparations entre plusieurs dialectes d’une même langue ou plusieurs langues différentes n’ont pas de fondements linguistiques et résultent seulement des conventions sociales qui sont proposées à une certaine époque par les institutions et acceptées par la population.

Comment penser le rapport entre les dialectes et la langue à laquelle on les rattache ?

La difficulté suivante réside dans la manière de penser les rapports d’inclusion logique entre les catégories de langue et de dialecte. Quand on se demande comment définir l’une par rapport à l’autre, deux réponses semblent alors possibles :

Selon une première définition,

on définit la langue comme l’ensemble qui regroupe tous les dialectes : ainsi le français serait la somme des usages locaux de toutes les régions ;

Selon une seconde définition,

on considère que la langue est au départ un dialecte parmi d’autres, mais qu’il a accédé à l’officialité : ainsi le français serait d’abord le dialecte de l’Île-de-France, mais qui, du fait que le pouvoir politique se situe à Paris, aurait acquis le statut de norme sur la totalité de l’État.

Or, aucune de ces deux propositions n’est entièrement satisfaisante d’un point de vue définitionnel.

La première d’entre elles est sûrement celle qui se trouve la plus proche des conceptions communes. Pourtant, elle ne manque pas de soulever des questions : y-a-t-il une limite à l’intégration des différents usages dans le français ? Si l’on conçoit qu’il soit encore possible de parler du français dans le cas du marseillais, souvent considéré seulement comme un accent et un lexique spécifiques, la question soulève des difficultés pour d’autres usages : qu’en est-il de l’alsacien, fortement influencé par l’allemand ? Et tout le monde accepterait-il de dire que le gallo constitue une simple forme du français (cf. p. ) ? La question devient encore plus délicate si l’on sort de la Métropole : donnera-t-on une définition du français suffisamment large pour y inclure les usages linguistiques du Québec, dans les DROM-COM (anciennement nommés DOM-TOM), les anciennes colonies, y compris lorsque ces usages ont fusionné avec les langues locales pour donner des variétés nommées créoles ou des variétés mixtes (comme le camfranglais qui se parle au Cameroun) ?

On voit que l’on tombe à nouveau sur la question de délimiter une frontière dans des usages dont la variation est continue et progressive : à un certain moment, il faut trancher pour savoir si tels usages sont inclus dans le français, comme un de ses dialectes, ou en sont exclus, et la réponse ne peut jamais être donnée par la linguistique, elle relèvera toujours de conventions sociales et politiques. Si l’on caractérise comme dialecte tout sous-ensemble de variétés ayant un air de famille au sein d’un ensemble plus vaste, qu’est-ce qui empêcherait de dire que le français et l’italien sont des dialectes du latin ?

Par ailleurs, cette première réponse est en décalage avec les pratiques courantes de l’institution : si le français constitue la totalité des variantes locales, alors comment se fait-il que les élèves puissent se retrouver pénalisées lorsqu’elles et ils glissent des localismes dans leurs copies, ou que toutes ces formes ne soient pas valorisées de la même manière lors d’un entretien d’embauche ? On constate qu’actuellement, toutes les pratiques locales ne sont pas inclues dans la définition socialement répandue du français.

La deuxième réponse est parfois proposée en sociolinguistique : ainsi reprend-on souvent la formule de Louis-Jean Calvet selon laquelle une langue serait « un dialecte qui a réussi ». Autrement dit, dans une situation où plusieurs manières de parler coexistent sur différentes zones d’un territoire, celle qui parviendra à être promue par les institutions officielles pourra accéder au statut prestigieux de langue. En ce sens, on dirait du français actuel qu’il reposerait au départ sur le dialecte d’Île-de-France, et que celui-ci, grâce au pouvoir politique des institutions, a pu se trouver diffusé et promu sur un territoire élargi. Dans cette optique, on dirait également que, si les rois de France avaient résidé à Amiens, c’est le picard qui se serait trouvé être aujourd’hui la langue nationale.

Cette seconde réponse est peut-être plus proche des situations observées, car elle prend en compte deux éléments : le fait qu’un usage valorisé sur un territoire correspond assez souvent à l’usage pratiqué dans les lieux où s’exerce le pouvoir ; et le fait qu’une situation institutionnelle a valorisé cet usage local sur d’autres usages locaux et a fait accéder celui-ci à l’officialité.

Pourtant, elle soulève encore quelques problèmes de classification : si le francilien était un dialecte avant que son officialisation ne lui accorde le statut de langue, alors de quoi était-il le dialecte à l’époque ? Et si le picard est un dialecte du français, mais que le français est en fait du francilien officialisé, cela signifie-t-il que le picard soit un dialecte du francilien ?

Bref, en continuant à raisonner avec les notions de langue et de dialecte définies ainsi, on entre dans des problèmes inextricables de délimitation des ensembles et de leurs sous-ensembles. En effet, en cherchant à délimiter ce qui relève vraiment de la langue ou du dialecte, on raisonne comme si ces ensembles avaient une réelle existence, et qu’il suffisait d’y porter un regard précis pour en établir la définition correcte ; ce faisant, on oublie qu’il ne s’agit que de catégorisations portées a posteriori sur des pratiques linguistiques complexes et évolutives, pour les ranger dans des groupes qui ne les définiront que de manière approximative.

Y-a-t-il plus d’homogénéité dans les dialectes que dans la langue ?

La troisième difficulté qui résulte de la notion de dialecte a déjà été abordée lorsque nous avons présenté rapidement la dialectologie et ses acquis (cf. p. ) : nous avons constaté que sur les Atlas linguistiques, les isoglosses ne se superposaient que rarement, ce qui avait pour conséquence que les territoires étaient bien souvent traversés par un grand nombre de lignes découpant ces dialectes dans tous les sens. Par conséquent, parler de dialecte revient à simplifier énormément la question de la diversité linguistique : si l’on ne parvient pas à trouver de l’homogénéité à l’échelle d’un État, alors on postule que l’on en trouvera à celle d’une région. Mais finalement, même à une échelle plus petite, on trouvera toujours de l’hétérogénéité.

C’est également une simplification dans la mesure où cela ne prend en compte que la dimension géographique de la diversité des manières de parler, occultant le fait que sur un même territoire peuvent coexister des usages différents en fonction des générations, des milieux sociaux, etc.

On trouve une application de cette insuffisance de la notion de dialecte dans le cas du breton. On a coutume de dire que la pratique du breton serait subdivisée en 4 zones correspondant chacune à un dialecte : Cornouaille, Léon, Trégor, Vannetais. Pourtant, on sait par exemple depuis plusieurs décennies56 que les manières de parler dans le breton vannetais ne sont pas homogènes : on ne parle pas à Pontivy comme on parle à Hennebont ou à Auray, et les traits linguistiques que l’on considère généralement comme propres au domaine vannetais ne couvrent pas les mêmes zones sur l’Atlas. En revanche, on constate curieusement que les zones délimitées par les dialectes correspondent, dans leurs grandes lignes, aux différents évêchés : Quimper, Saint-Pol-de-Léon, Tréguier, Vannes.

Cette correspondance n’est pas une coïncidence : pour comprendre comment s’est constituée l’idée d’un dialecte vannetais, il faut remonter à l’époque où l’écriture en breton était l’apanage quasi-exclusif du clergé et constater que celui-ci a cristallisé le parler de Vannes, ville où siégeait l’évêque, dans les écrits qui étaient diffusés sur la totalité de l’évêché. Comme nous n’avons pas accès, avant l’Atlas de Pierre Le Roux à la manière dont parlaient les gens sur le territoire, mais seulement à des sources écrites centralisées dans l’évêché sur la base du parler de Vannes, on a cru à une homogénéité des manières de parler. Mais cette croyance résulte simplement de l’absence de données concernant les pratiques orales avant le début du xxe siècle, et à l’influence de l’écrit sur nos représentations des pratiques linguistiques.

Fait intéressant, on remarque que c’est un processus similaire qui se déroule aux échelles régionale et nationale : la pratique locale du lieu où se trouve le pouvoir se voit érigée à l’échelle de tout un territoire grâce aux institutions dont il dispose. Dans un cas, le pouvoir est à Paris, les moyens sont de nombreuses institutions, et la zone de couverture est la France ; dans l’autre, le pouvoir est l’évêque qui se trouve à Vannes, ses moyens sont la diffusion de textes écrits, et la zone de couverture est son évêché qui sera nommé zone du dialecte vannetais.

Ainsi, quelle que soit l’échelle, on ne constate pas d’homogénéité, mais bien un processus d’homogénéisation mis en œuvre par les institutions, qui cache la diversité réelle des usages (cf. p. ). En ce sens, la notion de dialecte ne résout pas le problème de l’hétérogénéité, elle se contente de rétrécir l’échelle sur laquelle on en postule l’existence.

On pourrait alors penser que la notion de dialecte couvre un territoire encore trop grand, et que l’on trouverait de l’homogénéité sur un territoire plus petit : pourtant, même à l’échelle d’un village, nous avons vu que les usages sont différenciés socialement et générationnellement. On a pu diminuer l’échelle jusqu’à la notion d’idiolecte qui désignerait la manière de parler d’une seule personne. Mais, là encore, cette notion est insuffisante pour plusieurs raisons :

D’une part,

à trop accentuer les différences, elle occulte les possibilités de convergence entre les locutorats : nous ne sommes pas des atomes isolés chacun dans sa manière de parler, mais, comme nous l’avons vu (cf. p. ), pris dans un jeu entre deux forces opposées de convergence et de divergence, à chaque fois mobilisées d’une manière différente.

D’autre part,

même à l’échelle d’une seule personne, on ne trouve pas cette homogénéité des manières de parler : chacune de nous dispose de plusieurs registres ou répertoires, et nous mobilisons celui que nous estimons pertinent en fonction de la situation, en tentant de nous adapter en permanence à notre interlocutorat57. On pourrait dire que toute personne est fondamentalement polyglotte, quand bien même elle serait monolingue, dans la mesure où elle sait (sauf pathologies) moduler ses manières de parler en fonction de son interlocutorat : parler à un enfant, à ses amies, à ses grands-parents, à une employeureuse, etc., nécessite de mobiliser des registres différents.

*
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Ainsi, nous voyons que la notion de dialecte, si elle constitue une avancée en ce qu’elle permet de prendre en compte la diversité dans les manières de parler, est néanmoins insuffisante pour plusieurs raisons :

  • On ne sait pas rendre compte de la différence entre un dialecte et une langue ;

  • Il est difficile de décrire la manière dont langue et dialecte s’articulent entre eux ;

  • Les manières de parler ne sont pas plus homogènes dans les zones correspondant à des dialectes que sur une échelle plus large.

Ce sont de telles insuffisances que Pierre Bourdieu percevait lorsqu’il écrivait :

« Seul un transfert de la représentation de la langue nationale porte à penser qu’il existerait des dialectes régionaux, eux-mêmes divisés en sous-dialectes, eux-mêmes subdivisés, idée formellement démentie par la dialectologie (Brunot 1905–1938, 77–78). Et ce n’est que par hasard que les nationalismes succombent presque toujours à cette illusion puisqu’ils sont condamnés à reproduire, une fois triomphants, le processus d’unification dont ils dénonçaient les effets. » (Bourdieu 2001, 72, note 8)

Langues Ausbau et Abstand

Les conceptions traditionnelles de la dialectologie peuvent manquer de précision dans leurs descriptions des usages, dans la mesure où elles confondent généralement deux types d’écarts :

  • Les dissemblances entre les usages oraux de différents milieux, issues de processus progressifs et spontanés de différenciation entre les locutorats ;

  • Celles qui sont appuyées par les institutions, les écarts soutenus par une politique linguistique explicite, répondant à une planification décidée.

Ainsi, la différence qui existe entre ma manière de parler et celle d’une personne se trouvant à quelques dizaines de kilomètres de chez moi dans le même État, n’est pas du même type que celle qui distingue les productions d’élèves scolarisées respectivement en français et en allemand : l’une consiste en une divergence graduelle issue des pratiques orales spontanées, alors que l’autre relève d’une différenciation entre des usages codifiés et promus par des institutions, ici l’école.

Usages oraux et conventions écrites

C’est pour rendre compte de la différence entre ces deux types d’opposition que Heinz Kloss a proposé une distinction entre langues Ausbau et langues Abstand (Kloss 1967) :

Une langue Abstand

serait une « langue par distance », ce qui renverrait aux usages oraux des populations ;

Une langue Ausbau

serait une « langue par développement », ce qui désignerait des langues remodelées par une politique linguistique, une littérature, une standardisation, etc.

Une telle description aurait pour but de séparer deux registres :

  • La distance linguistique effectivement mesurable entre différents usages oraux (Abstand) à partir d’une analyse de leurs formes observables (phonologiques, lexicales, morphologiques, syntaxiques, etc.) ;

  • La distanciation politique : lorsque les institutions au pouvoir dans différentes communautés élaborent des standards écrits (Ausbau) différents d’un territoire à un autre dans le but de souligner la spécificité géographique de chacun d’eux.

On utilise parfois les termes "Ausbau" et "Abstand" pour désigner les langues elles-mêmes, mais il semble plus pertinent d’utiliser ces notions pour rendre compte des types d’écarts qui distinguent les langues, autrement dit leur manière de différer entre elles. Les écarts Ausbau et Abstand ne s’opposent pas forcément l’un à l’autre, dans la mesure où des langues peuvent différer les unes des autres sous les deux rapports à la fois : c’est le cas pour l’anglais, le français et l’allemand. En effet, ce sont à la fois des langues suffisamment distinctes les unes des autres du point de vue de leurs propriétés linguistiques, et des langues dont les autorités ont élaboré des standards différenciés.

Typologie des différences possibles

Ainsi, lorsqu’il s’agit de mesurer l’écart existant entre différentes manières de parler, Kloss distingue quatre cas possibles :

  • La diversité des manières de parler se range sous un seul standard : c’est ce que l’auteur nomme « la situation normale », et il prend l’exemple du breton pour l’illustrer60 ;

  • Les langues qu’il nomme polycentriques : il prend l’exemple du serbo-croate, pour lequel on reconnaîtra qu’il n’existe qu’une langue, bien que témoignant de variations qui peuvent globalement être regroupées en deux orientations issues d’une même base61 ;

  • La différence entre des langues Ausbau : il s’agirait d’une situation où les usages oraux laisseraient penser qu’il n’existe qu’une langue témoignant d’une diversité dialectale, mais où les milieux lettrés ou dirigeants des différentes communautés ont élaboré chacun des normes écrites distinctes. Bien que celles-ci n’excluent pas la possibilité d’une intercompréhension, il n’est plus possible de parler d’ une seule langue. L’auteur mentionne comme exemples des couples comme : le tchèque et le slovaque, le danois et le suédois, le bulgare et le macédonien ;

  • La dernière situation est celle de langues suffisamment séparées par leurs propriétés linguistiques intrinsèques pour que l’on puisse les considérer comme deux langues assez éloignées : il parle alors de langues Abstand. L’auteur prend pour exemple l’allemand et le néerlandais.

Ces distinctions permettent un recul sur les différentes raisons pour lesquelles on peut observer des écarts linguistiques, en distinguant notamment les changements qui proviennent des locutorats eux-mêmes et ceux qui résultent d’une politique interventionniste dans les milieux décisionnaires.

La near-dialectalization

Par ailleurs, l’auteur décrit un phénomène qu’il nomme « near-dialectalization of a sister language »62 : cela survient lorsque deux langues sont linguistiquement assez proches l’une de l’autre, mais que l’une d’elles se voit attribuer un pouvoir politique largement supérieur à la seconde, ce qui a pour effet de mener progressivement les locutorats à concevoir cette seconde langue comme un simple dialecte de la première.

Il prend l’exemple du bas saxon par rapport à l’allemand standard, ou de l’occitan par rapport au français. Les locutorats de la langue quasi-dialectalisée pourront alors réagir de plusieurs manières face à ce processus : en luttant pour sa préservation, ou au contraire en acceptant l’idée selon laquelle ils parlent un dialecte local d’une grande langue, ce qui pourra les mener vers l’abandon. Kloss dit ainsi : « Ils sentent et pensent et parlent de ces langues en termes de dialectes des langues victorieuses plutôt qu’en termes de systèmes autonomes. »63

A contrario, l’auteur prend l’exemple du catalan en Espagne : alors qu’il était considéré comme un simple dialecte local sous Franco, son locutorat s’est opposé à cette classification en défendant qu’il s’agissait d’ une vraie langue, et n’ont pas accepté de le définir comme un dialecte du castillan. Il peut arriver par ailleurs qu’il y ait un désaccord entre les locutorats quant à la classification de leur manière de parler : certains militeront pour faire reconnaître qu’il s’agit d’une langue à part entière, alors que d’autres accepteront de se décrire comme parlant un simple dialecte64.

L’auteur perçoit et mentionne que cette situation de near-dialectalization pose des problèmes de classification :

Soit,

si l’on considère l’occitan comme une langue à part entière, alors il faudrait définir les occitanistes comme une communauté linguistique distincte des francophones, ce qui serait absurde étant donné qu’ils sont tous bilingues ;

Soit,

on les considère comme étant des francophones comme les autres, ce qui ne rend pas justice à la spécificité de leur pratique.

Ces paradoxes semblent souligner les difficultés soulevées par l’opposition entre langues et dialectes, ainsi que l’usage d’une notion comme communauté linguistique dont nous avons vu qu’elle s’adaptait mal aux situations très fréquentes de plurilinguisme (cf. p. ), bien que l’auteur ne remette pas ces notions en question dans son article et qu’il considère par ailleurs possible d’établir scientifiquement un critère pour distinguer une langue d’un dialecte (ce que nous avons remis en question (cf. p. )).

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Bien que cet article, aujourd’hui daté, mobilise des catégories dont nous avons montré l’insuffisance (en particulier, la distinction entre langues et dialectes), il a le mérite d’être un des premiers textes à soulever théoriquement la question de la planification linguistique (ce qu’il nomme « reshaping ») : cela fournit les premiers outils théoriques pour rendre compte de l’importance des politiques linguistiques, et situations d’intervention explicite des institutions dans les usages et catégorisations du plus grand nombre65.

Les "langues régionales" et "minoritaires"

Au sein des différentes notions proposées pour rendre compte de la diversité des usages sur un territoire, outre celle de dialecte, on trouve également celle de langue régionale ou langue minoritaire. La différence entre un dialecte et une langue régionale tient généralement dans le degré de proximité linguistique perçu entre les différentes manières de parler : alors que dialecte est généralement employé pour désigner une manière de parler perçue comme proche de l’usage dominant, dont il serait décrit comme une forme de sous-ensemble, le terme langue régionale est plutôt utilisé pour désigner une forme décrite comme plus distante : ainsi le breton ou le basque par rapport au français, les gaéliques (en Irlande et en Écosse) ou le gallois par rapport à l’anglais, etc.

Ces différentes notions ont été l’objet d’un grand nombre de réflexions parmi les sociolinguistes : le terme de langue régionale a été critiqué au profit de langue minoritaire, qui rendait mieux compte du fait qu’il ne s’agissait pas simplement d’une langue locale, mais aussi d’une langue en situation d’infériorité politique. Mais ce terme de minoritaire a lui-même été l’objet de questionnements, au moins sur deux points :

D’une part,

il présentait l’état de la langue comme statique, comme si le fait d’être minoritaire faisait partie de ses propriétés essentielles ;

D’autre part,

la notion de minorité est floue car elle confond au moins deux dimensions :

  • celle quantitative du nombre de personnes la parlant (une langue serait dite minoritaire par rapport à une autre si elle est parlée par moins de personnes),

  • et celle qualitative de la représentation politique (une langue serait dite minoritaire si elle n’est pas reconnue officiellement, promue par des institutions, etc.).

En effet, une manière de parler propre à une corporation professionnelle sera partagée par une part infime de la population, mais on ne la décrira pas comme une langue minoritaire pour autant : il ne suffit donc pas d’un petit nombre de locuteurrices pour que l’on parle de langue minoritaire.

Pour ces raisons, la catégorie de langues minorisées ou de langues minorées a également pu être proposée : celle-ci permet de rendre compte de la situation de minor(is)ation comme un résultat, et non comme une situation donnée d’avance : une langue serait minor(is)ée dans son rapport à une autre langue qui disposerait d’un pouvoir plus grand et la mettrait en situation de périphérie66.

Par ailleurs, si l’on utilise le couple de notions minorée / minorisée, on peut prendre en compte la distinction mentionnée plus haut :

  • langue minorisée désignerait une langue mise en état d’infériorité numérique du nombre de ses locuteurrices ;

  • langue minorée désignerait une langue mise en état de marginalité politique par l’absence de reconnaissance officielle ;

  • langue minoritarisée pourrait même désigner la concordance de ces deux situations (Blanchet 2005).

Bien que ces notions soient d’un certain intérêt en ce qu’elles permettent de clarifier le débat, on peut encore y déceler les insuffisances déjà mentionnées à propos de celles de langue et de dialecte : elles ne rendent compte ni de l’hétérogénéité interne à ces usages, ni des relations de compénétrations réciproques avec d’autres usages environnants.

Enfin, les sociolinguistes qui font usage de ces notions pour défendre les langues minor((itar)is)ées face à celles disposant du pouvoir pourraient donner l’impression que la situation actuelle de certains usages régionaux, comme le breton, résulterait uniquement d’une politique d’oppression étatique. Or, sans nier l’existence des rapports Grégoire et Barère (cf. p. ), ni l’influence des écoles publiques de la iiiRépublique dans l’apprentissage du français sur tout le territoire, pour le cas du breton, par exemple, nous avons vu que son abandon doit se situer dans une évolution socio-économique plus complexe des cadres de vie au xxe siècle, et qu’elle résulte aussi partiellement de choix stratégiques de parents quant à l’orientation professionnelle de leurs enfants dans un cadre de déclin du modèle agricole traditionnel (cf. p. ).

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Les différentes notions abordées pour rendre compte de l’hétérogénéité géographique des manières de parler (dialecte, langues Abstand et Ausbau, langues régionales, minoritaires, minorées, minorisées, etc.) ont pour intérêt de complexifier les descriptions communes des usages, et de souligner à la fois l’existence d’une diversité des manières de parler sur un territoire et l’inégalité statutaire de ces différentes variétés comme le résultat de processus politiques.

Pourtant, bien souvent elles donnent l’impression de se contenter de reconduire à une autre échelle les présupposés de la notion de langue en se contentant d’y ajouter une dose d’analyse socio-politique. De ce fait, elles ne s’affranchissent pas vraiment des difficultés présentées précédemment (cf. p. ) ; elles les reconduisent sur une échelle plus restreinte. Ainsi :

D’une part,

on ne trouve pas plus d’homogénéité dans les dialectes ou les langues, fussent-elles Ausbau, Abstand, minorisées, minorées, etc., que dans les langues tout court. Et ces catégories ne permettent pas non plus de rendre compte des transactions et circulations incessantes entre des usages qu’une classification a rangés dans des petites cases bien séparées.

D’autre part,

le fait de placer la relation de pouvoir dans les langues (en parlant de langues dominantes et langues minorées, par exemple) nourrit une conception anthropomorphique de celles-ci, considérées comme des entités douées d’une volonté propre et souhaitant se dominer mutuellement. À parler de « guerre des langues » (c’est le titre d’un ouvrage de Louis-Jean Calvet), on en oublierait presque qu’il n’y a des langues que parce qu’il y a des personnes pour les parler, les (dé)valoriser, et que, si conflit il y a, c’est avant tout entre ces locutorats, par l’intermédiaire des langues, et non entre les langues elles-mêmes67.

Ce n’est qu’en re-situant la pratique de la langue dans les usages sociaux intégrés par les différent types de locutorats que l’on peut éviter de décrire les langues comme des acteurs de conflits, et les traiter comme un révélateur de clivages sociaux.

L’hétérogénéité sociale

Si les manières de parler varient en fonction des territoires, elles le font aussi selon les milieux sociaux, selon des facteurs tels que les contextes de socialisation des différents locutorats, ou les professions exercées.

Les répartitions géographique et sociale ne sont pas nécessairement à opposer entre elles, elles s’entrecroisent parfois, dans la mesure où il existe une corrélation entre l’appartenance sociale des populations et leur répartition sur le territoire : il existe des quartiers chics et des banlieues, des oppositions ville / campagne, ou Paris / province, qui ne sont pas vécues uniquement en termes territoriaux, mais correspondent également à des stratifications sociales produisant un sentiment de relégation ou de centralité, déterminé par des facteurs tels que l’accès aux réseaux de transport, aux institutions, aux lieux de la culture officielle, ou encore à la visibilité médiatique.

Cette interaction entre répartitions géographique et sociale, ou cette spatialisation des stratifications, se perçoit dans certaines catégorisations linguistiques : le terme de patois renvoie à la fois à un territoire particulier et à l’évocation d’une population rurale (cf. p. ). De même, lorsque l’on évoque le parler des cités, on n’évoque pas simplement une localisation en périphérie de la ville, mais également, de manière plus ou moins explicite et relativement imprécise, une population de personnes jeunes, peu argentées, issues de familles immigrées, etc.

En revanche, on peut remarquer une certaine différence entre les catégorisations selon qu’elles portent sur l’aspect géographique ou social : bien que les formes localisées puissent faire l’objet d’une hiérarchisation, elles mobilisent plus souvent un discours d’acceptation de leur diversité sous l’angle du pittoresque, ou de valorisation d’un patrimoine des territoires. Au contraire, la diversité sociale des pratiques linguistiques est plus souvent soumise à des jugements hiérarchiques en termes de bons et de mauvais usages, nous aurons l’occasion d’y revenir (cf. p. ).

Quelques catégories communes

De nombreuses notions existent dans un langage plus ou moins courant pour classifier les pratiques linguistiques selon des critères d’appartenance sociale :

Argot :

désigne généralement une manière de parler associée à un locutorat d’un milieu dit populaire. Nous avons déjà mentionné l’exemple du largonji (cf. p. ), il existe également le louchebem qui fonctionne de la même manière, en ajoutant un suffixe -em à la fin du mot. Louchebem lui-même provient de boucher selon la logique : boucher \rightarrow ouche(r)-b \rightarrow l-ouche(r)b \rightarrow louche(r)b-em.

Jargon :

le terme jargon est généralement utilisé pour désigner une manière de parler propre à une corporation professionnelle, difficile à comprendre pour d’autres.

Patois :

nous avons déjà présenté la notion de patois comme se situant à cheval entre la désignation d’un parler régional et celle d’un parler rural (cf. p. ).

Sociolecte :

la notion de sociolecte désigne une manière de parler propre à un groupe social. Elle fait partie des notions théoriques de la sociolinguistique. Bien qu’elle recouvre généralement une réalité assez proche de celle d’argot, elle a sur cette dernière deux avantages : premièrement, elle ne porte pas de jugement de valeur, deuxièmement, elle permet de désigner les usages de toutes les parties de la population, alors que le terme argot semble souvent péjoratif et utilisé essentiellement pour désigner les usages de milieux moins favorisés. En ce sens, le parler de la haute bourgeoisie parisienne constitue un sociolecte au même titre que celui d’autres milieux sociaux. Cela évite de penser que seules certaines personnes parleraient un sociolecte, quand d’autres auraient un usage de la langue qui relèverait de la norme.

Technolecte :

la notion de technolecte est à celle de jargon ce que la notion de sociolecte est à celle d’ argot, elle désigne le même référent (un mode d’expression spécifique à une corporation professionnelle), mais sans jugement de valeur et avec la possibilité d’être appliquée à tous les milieux.

Néanmoins, les écueils liés aux tentatives de délimitation (cf. p. ) valent aussi pour la répartition sociologique des usages : il peut certes s’avérer utile de proposer des notions qui rendent compte des manières de parler d’un milieu précis, mais il faut éviter d’enfermer les locutorats au sein de ces cases avant tout conçues pour l’agrément des linguistes. Chaque personne est capable d’adapter, au sein de la diversité des registres dont elle dispose, celui qu’elle estime convenir dans une situation donnée.

Par ailleurs, puisque ces facteurs de variation s’entrecroiseront en permanence avec les autres (le facteur géographique, générationnel, etc.), on ne saura trouver d’homogénéité à l’intérieur des groupes que ces catégories ont délimité.

Y-a-t-il un "parler populaire" ?

Nous avons déjà mentionné le risque d’enfermer la description des pratiques linguistiques dans des catégories simplistes, qui ne rendraient pas compte de la complexité des relations sociales. Un tel risque est particulièrement visible dans le cas de la catégorie de parler populaire : ce terme est flou sur le plan descriptif, alors même que son usage engendre des effets de classement.

Le parler de quelles situations ?

Dans un article connu, et déjà cité (Bourdieu 1983), Pierre Bourdieu déplie la complexité, et donc la diversité des significations que peut couvrir cette expression de parler populaire :

  • Inclut-on, dans ce que l’on appelle parler populaire, celui des milieux paysans, des personnes immigrées, des patronnes de café, etc., ou bien seulement celui des populations ouvrières68 ?

  • Cette notion désigne-t-elle l’incapacité de la personne à maîtriser le registre de la classe dominante, ou bien exprime-t-elle la bravade par rapport à ces usages, dans le but de revendiquer une forme alternative de valorisation sociale ?

  • Désigne-t-elle le mode d’expression que l’on trouve dans l’usage privé où certaines familiarités sont tolérées, ou bien dans un milieu public, qui induit des contraintes dans les manières de parler, et éventuellement le sentiment d’être impressionné69 ?

  • Etc.

La notion de parler populaire, en ce sens, recouvre et simplifie une réalité tout aussi complexe que ne le fait celle de dialecte, bien que la complexité en question ne se situe pas sur le même terrain : ici, il s’agit plutôt de savoir quelle est l’extension exacte que l’on donne à cette catégorie et quels sont les contextes observés, dans la mesure où une même personne, dite de milieu populaire, est amenée à produire une diversité d’usages en fonction des situations.

La diversité des capitaux

Bien entendu, il faut aussi remettre en question cette catégorie de milieu populaire elle-même, puisqu’elle se définit par son opposition avec un milieu dit favorisé ou dominant, or il y a de nombreuses manières de ne pas se situer du bon côté : par la quantité d’argent que l’on gagne, par la proximité entre la culture de la maison et la culture officielle ou médiatique, par l’accès à certaines ressources symboliques, par le lieu de vie (Paris / grande ville / banlieue / campagne), par le prestige de la profession, par la visibilité de personnes nous ressemblant dans les représentations publiques, etc. On trouve, toujours chez Bourdieu, des distinctions permettant de rendre compte de ces différences. Il considère ainsi qu’il existe une diversité de capitaux accumulables dans notre monde social. Selon chacune de ces formes de capitaux, être populaire a un sens spécifique :

Le capital économique :

milieux populaires renvoie à ceux quigagnent peu d’argent ;

Le capital culturel :

le terme populaire fait référence à des populations dont les pratiques culturelles ne sont pas celles valorisées dans les instances officielles et discours répandus ;

Le capital social :

ce terme désigne l’ensemble des relations sociales que l’on a et sur lesquelles on peut s’appuyer ; être de milieu populaire en ce sens constituerait le fait de ne pas avoir les relations qui pourraient nous aider socialement ;

Le capital symbolique :

le terme populaire désigne des groupes de personnes ne jouissant pas d’un prestige social ou d’une visibilité médiatique ;

Etc. :

le nombre et la nature des différents types de capitaux reste une question ouverte ; on peut ainsi trouver la mention d’un capital scolaire, d’un capital sexuel ou érotique (Hakim 2010), d’un capital militant, d’un capital émotionnel, ou bien le capital santé évoqué par de nombreux discours médiatiques70.

Or, on constate que ces différentes échelles de valorisation ne se superposent pas toujours :

La situation sociale des milieux commerçants

est généralement décrite comme financièrement plus privilégiée que celle des milieux ouvriers, bien qu’ils puissent venir de milieux similaires et partager des traits culturels proches. Les premiers seront donc plus dotés en capital économique, mais égaux aux ouvriers dans les capitaux social et/ou culturel.

La situation des nouvelles et nouveaux riches

(ou parvenu·e·s) exprime bien ce cas de personnes ayant beaucoup d’argent mais qui, n’ayant pas été socialisées dans un cadre où sa profusion est habituelle, l’utilisent d’une manière qui ne correspond pas à la culture socialement valorisée. On trouvera alors des personnes produisant des démonstrations considérées comme ostentatoires ou caricaturales de certains signes extérieurs de richesse.

Certaines professions artistiques

seront perçues comme prestigieuses(donc dotées d’un fort capital symbolique) bien que vivant régulièrement dans une précarité matérielle, donc démunies en capital économique.

Etc.

 

Ainsi, il existe de nombreuses manières d’appartenir à un milieu populaire.

La polysémie de "populaire"

Les expressions peuple, populaire et parler populaire souffrent encore d’une autre difficulté qui réside dans leur polysémie, celle-ci les rendant propices à toutes les assimilations et confusions politiques :

  • Populaire au sens de plébéien peut désigner l’ensemble des catégories non favorisées d’un territoire (nous venons de voir qu’il existe plusieurs manières de l’être selon les types de capitaux) ;

  • Populaire au sens politique du demos, renvoie au peuple en tant qu’entité théoriquement souveraine dans les décisions politiques au sein d’une démo-cratie ;

  • Populaire au sens identitaire de l’ethnos, renvoie à des catégorisations de groupes en fonction de critères territoriaux, de pratiques culturelles communes, ou de liens supposés de parenté (on parle alors des peuples français, anglais, allemand, etc.).

Ces différentes significations (dont la liste n’est pas exhaustive) peuvent être l’objet de confusions ou de glissements, volontaires ou non, qui font de la notion de populaire l’une des plus redoutables dans les discours politiques et demandent donc une vigilance particulière : son caractère indéterminé mais généralement valorisé lui confère un fort rendement rhétorique alors même que l’on ne sait pas précisément quelle réalité elle recouvre.

Un exemple d’articulation du linguistique et du social : l’approche variationniste

Ce que l’on nomme approche variationniste en sociolinguistique désigne sûrement une des tentatives les plus importantes pour mettre en rapport les manières de parler et les appartenances sociales des locutorats. Il s’agit d’un courant lancé sous l’impulsion de William Labov. Sa thèse est qu’au sein d’une structure linguistique, certains éléments sont certes stables, mais d’autres peuvent faire preuve d’une variation libre : ils peuvent être prononcés de telle ou telle manière sans que cela n’altère le sens de l’énoncé. Ces éléments variables peuvent appartenir à n’importe quel domaine de la linguistique, même si Labov a généralement concentré son enquête sur les phénomènes phonétiques.

La répartition sociale des variations phonétiques

Son objectif est d’analyser ces variations dans les productions linguistiques, en les mettant en rapport avec la stratification sociale entre classes, et en expliquant les raisons de leur évolution dans le temps : il appliquera par exemple ce mode d’analyse aux différentes prononciations du /r/, du /o/, du /e/, du /θ/ (<th>), etc., car ces paramètres phonétiques sont des marqueurs sociaux dans les États-Unis au milieu du xxe siècle.

Ainsi, dans son article connu sur la stratification du /r/ dans les magasins new-yorkais (Labov 1976, 94–126), Labov se demande si l’on peut mettre en relation les différentes manières de prononcer ou non le /r/ avec les différents milieux sociaux. Il commence par sélectionner trois magasins à New York qu’il considère comme représentatifs de catégories sociales favorisées (Saks), intermédiaires (Macy’s), et défavorisées (Klein), en se reposant sur plusieurs critères : la localisation dans le quartier de la ville, les prix pratiqués, les différents journaux où ces magasins proposent de la publicité, le contenu de ces publicités, l’architecture interne du magasin, etc.

Les résultats de cette enquête montrent une corrélation entre les usages linguistiques des employées et le public ciblé par chaque magasin : Saks est celui où l’on prononce le plus souvent les /r/ (62% d’occurrences), Klein celui où ils le sont le moins souvent (20%), et Macy’s se situe entre les deux (51%). Si les vendeurs et vendeuses appartiennent à la même catégorie socio-professionnelle, leurs manières de parler, de même que leur posture ou leur tenue, s’adaptent aux attentes de leur clientèle et aux pratiques des milieux concernés. Ainsi, à la répartition entre classes sociales se superpose une répartition entre manières de parler. D’autres études ont montré que les locutorats sont spontanément capables d’associer des prononciations d’enregistrements inconnus à des milieux sociaux, à partir des variantes phonétiques prononcées : des enregistrements où l’on prononcerait moins souvent le /r/ seront plutôt associés aux milieux défavorisés par les sujets testés, et inversement.

Hypercorrection et insécurité linguistique au sein de la petite bourgeoisie

L’article de Labov va même plus loin : en observant la répartition des résultats en fonction des âges, il constate un fait surprenant : chez Saks (le magasin chic), les employées jeunes prononcent plus souvent le /r/ que leurs collègues plus âgées, alors que la répartition des âges est inversée chez Macy’s (le magasin intermédiaire). Par ailleurs l’âge semble ne pas avoir d’influence chez Klein. Pour rendre compte de ce résultat, et en le croisant avec d’autres enquêtes, Labov analyse ce phénomène en termes d’hypercorrection au sein de la petite bourgeoisie (la catégorie intermédiaire), qui serait mue par un sentiment d’insécurité linguistique.

En effet, le fait de ne pas prononcer le /r/ répondait à une norme d’usage distingué de l’anglais à New York au début du xxe, puis cette norme a progressivement été remplacée par celle de la prononciation du /r/, jugée plus chic. Face à ce fait, Labov explique les différentes répartitions des âges par le constat suivant : les membres de la petite bourgeoisie (employées chez Macy’s) ne se sentant pas légitimes dans leur prononciation, se surveillent en permanence pour s’exprimer d’une manière correcte. Elles et ils se sont donc rapidement rabattues sur la nouvelle norme émergente de prononciation du /r/, y compris après un certain âge. Au contraire, celles et ceux de la haute bourgeoisie, sûres de leur statut, n’ont pas éprouvé le besoin de pratiquer cette transition et en sont restées à l’usage ancien, certaines de ne pas risquer d’être confondues avec les milieux ouvriers qui ne le prononcent pas non plus, mais pour d’autres raisons. Ce phénomène d’attachement à l’ancienne norme vaut essentiellement pour les anciennes générations de la haute bourgeoisie, dans la mesure où les jeunes de ce milieu, élevées sous la norme de la prononciation du /r/, la pratiquent. C’est ce qui explique, selon Labov, pourquoi il y a plus d’employées âgées au sein de la petite bourgeoisie à prononcer le /r/, et plus d’employées jeunes dans la haute bourgeoisie72.

Pierre Bourdieu réinterprétera de tels résultats en termes de distinction sociale : là où la petite bourgeoisie prononce le /r/ dans un but de montrer qu’elle appartient à un milieu plus élevé que les ouvrierères qui ne le prononcent pas, la haute bourgeoisie, quant à elle, peut se permettre de ne pas le prononcer, ce qui lui permet de se distinguer de la petite bourgeoisie et de son hypercorrection. Ce qui différencie ces deux classes est que la première a besoin de se distinguer par le /r/ car elle courrait le risque d’être confondue avec le milieu ouvrier, alors que la haute bourgeoisie, ayant confiance que cela n’arrivera pas en raison du grand nombre de traits qui l’en démarquent, peut se permettre une non-prononciation du /r/ qui ne prêtera pas à confusion, et qui lui permettra même de se distinguer de la petite bourgeoisie.

Quelle correspondance entre les prononciations et les CSP ?

Une étude comme celle de Labov montre que même des phénomènes qui nous semblent anodins et peuvent échapper à notre attention (certaines prononcent un /r/ et d’autres ne le font pas) peuvent être susceptibles d’une étude sociologique sur leurs relations avec la répartition sociale des groupes.

En revanche, une des limites d’une telle approche est qu’elle interroge relativement peu les catégories de classement dont elle fait usage : Labov a simplement repris un découpage préexistant en CSP (Catégories Socio-Professionnelles), et y a rangé les prononciations qu’il entendait. D’une certaine manière, il s’attendait à ce que chaque CSP ait une prononciation spécifique, et son recueil de données ne servait qu’à confirmer une classification préétablie.

Ces CSP correspondent-elles à la manière dont les sujets observés se perçoivent eux-mêmes ? Si on les interrogeait, accepteraient-ils d’être classés dans cette catégorie, ou revendiqueraient-ils une autre appartenance ? Faut-il privilégier l’appartenance que les personnes étudiées revendiquent, ou celle qu’un chercheur comme Labov leur a attribuée ? Certains traits linguistiques ne peuvent-ils pas provenir d’une autre appartenance que celle de la classe sociale, et que la personne observée possède également ? Par ailleurs, comment une telle méthode permet-elle de renouveler les catégories descriptives savantes pour les adapter à l’évolution des populations, et donc des appartenances qui se font et se défont ?

Dans les approches postérieures à Labov, on mettra plus de vigilance, non pas à voir comment les locutorats rentrent dans des cases préconstruites par le chercheur ou la chercheuse, mais à observer de quelle manière ils font et défont eux-mêmes certaines catégorisations et hiérarchies. Autrement dit, la répartition en groupes sociaux peut être analysée comme un processus qui émerge par l’action des sujets observés, et pas un préalable à l’étude. De plus, ces identifications et appartenances peuvent fluctuer, être remplacées par d’autres manières de hiérarchiser, elles peuvent être contestées ou détournées par les personnes concernées ; par ailleurs un sujet singulier mobilise toujours plusieurs appartenances complémentaires, et peut avoir des trajectoires de vie qui le font se situer à cheval entre plusieurs catégories, etc. Par conséquent, les limites d’une telle approche tiennent en ce qu’elle implique une conception fixiste des catégories.

La notion de "diglossie"

La notion de diglossie est une autre manière de décrire la répartition sociale de nos manières de parler. Elle a connu un certain succès en sociolinguistique du fait de l’ensemble de phénomènes dont elle rendait compte. Elle permet de décrire les situations où une communauté emploie en parallèle deux types de registres :

D’une part,

un ensemble d’usages écrits, officiels, codifiés, qui disposent d’une visibilité publique et d’un certain prestige ;

D’autre part,

des pratiques orales, limitées à certains cadres privés et domestiques, non codifiées, variables, et qui n’existent pas dans les descriptions officielles.

Cette distinction correspond à ce que nous avons déjà vu avec les notions de registres paritaire et disparitaire (cf. note [dis-paritaire]), mais la notion de diglossie désigne plutôt une configuration sociale spécifique où ces deux registres sont nettement différenciés au sein d’un locutorat donné.

Cette notion est, toujours aujourd’hui, l’objet de discussions dans la communauté des chercheureuses, certaines continuent à l’utiliser, d’autres proposent de la redéfinir, et d’autres encore préconisent son abandon.

Son élaboration par Ferguson (1959)

Bien qu’il existe préalablement des usages du terme diglossie et des descriptions de situations de ce type (Matthey 2021), on considère généralement que c’est Charles Ferguson qui, le premier, en a proposé une description théorique dans un article publié en 1959.

Deux usages en cohabitation

Il fait reposer ses analyses sur 4 situations linguistiques particulières :

  • le rapport entre l’arabe classique et différentes variétés locales ;

  • le rapport entre l’allemand officiel en Suisse et les usages locaux ;

  • le rapport entre le français et le créole d’Haïti ;

  • le rapport entre dimotiki (grec oral populaire) et khatarévousa (grec écrit prestigieux et public) en Grèce.

Constatant des similitudes entre ces situations malgré leurs différences, l’auteur propose une distinction entre une variété haute (H pour High) qui a droit à la consignation écrite et à la reconnaissance officielle, et une variété basse (L pour Low) qui reste cantonnée dans les situations orales du quotidien. Selon lui, les différentes formes seraient mobilisées dans les contextes suivants :

Pour H :

sermon à l’église ou à la mosquée, lettre personnelle, discours au parlement, discours politique, cours à l’université, bulletin d’informations, éditorial de journal, articles, légende sur une image, poésie.

Pour L :

instructions aux domestiques, serveureuses, ouvrierères,employées, conversation avec la famille, les amies, les collègues, série à la radio, légende sur une caricature politique, littérature populaire («folk litterature ») (Ferguson 1959, 236).

La particularité de la situation de diglossie est que les locutorats maîtrisent généralement les deux variétés (quoique la maîtrise de la variété H peut être inégalement répartie dans la population), et qu’ils ont une idée précise des contextes dans lesquels l’une ou l’autre des utilisations est pertinente :

« L’importance d’utiliser la bonne variété dans la bonne situation peut difficilement être surestimée. Un étranger qui apprend à parler un L fluide et précis puis l’utilise au sein d’une conversation officielle (‘formal’) est objet de ridicule. Un membre de la communauté de locuteurs qui utilise H dans une situation purement conversationnelle ou dans une activité informelle comme aller faire les magasins est autant un objet de ridicule. Dans toutes les langues observées ici, c’est un comportement typique que quelqu’un lise à haute voix un journal en H puis se mette à en discuter le contenu en L. Dans toutes les langues observées ici, c’est un comportement typique d’écouter un discours officiel (‘formal’) en H, puis de le discuter, souvent avec l’orateur lui-même, en L. » (Ferguson 1959, 236)73

Ainsi, la différence que constate Ferguson entre la diglossie et la simple variation dialectale ou sociolectale, est qu’en situation de diglossie, la variété H n’est généralement pas parlée dans les conversations quotidiennes, et qu’il semblerait inadapté voire mal vu d’en faire un tel usage.

Des enjeux idéologiques dans leur répartition

Malgré la coexistence de deux usages, Ferguson constate que seul l’un d’eux est officiellement considéré comme existant, c’est-à-dire écrit, codifié dans des grammaires, etc. Cette situation est à ce point marquante qu’elle peut mener les locutorats à considérer que la variété L n’existe pas (tout en le disant, paradoxalement, en L)74 :

« Dans toutes les langues observées ici, les locuteurs perçoivent H comme supérieur à L sous un certain nombre d’égards. Parfois le sentiment est tellement fort que seul H est perçu comme réel, et L est déclaré ‘ne pas exister’. Les locuteurs de l’arabe, par exemple, diront (en L) que tel ou tel ne sait pas parler l’arabe. Ceci signifie généralement qu’il ne connaît pas H, même s’il peut être un locuteur fluide et effectif de L. Si un non-locuteur de l’arabe demande à un Arabe instruit de l’aide pour apprendre l’arabe, celui-ci tentera normalement de lui enseigner les formes de H, en insistant sur le fait que ce sont les seules devant être utilisées. Très souvent, des Arabes cultivés soutiendront qu’ils n’utilisent jamais L, bien que l’observation directe montre qu’ils en font usage constamment dans toutes les conversations ordinaires. [...] Cette attitude ne peut pas être considérée comme une tentative délibérée de tromper l’enquêteur, mais semble presque consister à se tromper soi-même. » (Ferguson 1959, 237)

Cet enracinement idéologique sur la supériorité de H par rapport à L et sa correspondance aux situations officielles est telle qu’elle peut mener les locutorats à attendre d’une situation officielle qu’elle soit forcément prononcée en H, y compris lorsqu’ils comprennent moins bien cette forme (Ferguson 1959, 237–38) .

Ferguson considère cette situation comme un contre-exemple d’une définition de la langue qui la réduirait à sa fonction de communication. Celui-ci peut donc être mis en rapport avec les situations où les locutorats cultiveraient volontairement l’incompréhension (cf. p. )75.

Cette idéologie de la supériorité a bien évidemment une dimension politique en ce qu’elle contribue à invisibiliser les pratiques effectives d’une grande partie de la population issue de milieux populaires, et à présenter comme seule existante celle des milieux officiels. L’ancrage idéologique de cette croyance en la supériorité de H sur L peut également s’associer à des questions religieuses. Ainsi des révoltes eurent lieu en Grèce en novembre 1901 lorsque le Nouveau Testament avait été traduit en dimotiki : cet événement, connu sous le nom de Evangelika, fut une crise majeure du pays qui conduit à la démission du premier ministre de l’époque, du métropolite d’Athènes (il s’agit de la fonction correspondant à celle d’évêque), ainsi que de certains gradés dans l’armée et la police.

Par ailleurs, lorsque des auteures (de journaux ou de poésie, par exemple), font usage de formes anciennes, abandonnées par l’usage, et incompréhensibles à la plupart,76 l’effet produit sur les locutorats sera un jugement de type : « Cette personne connaît vraiment bien son grec (ou son arabe) », « Tel texte (éditorial, poésie) est écrit en très bon grec (ou arabe). »77

La vie des formes H et L
L’acquisition :

Ferguson remarque que les enfants à la maison sont généralement élevées en L, c’est la langue que leur parlent les adultes et celle qu’elles et ils se parlent mutuellement. La variété H s’acquiert dans un cadre scolaire, par la formulation de règles explicites et par des exercices, alors que la L s’acquiert par la pratique de la conversation au quotidien.

« Cette différence dans les méthodes d’acquisition est très importante. Le locuteur est chez lui dans la variété L, à un degré qu’il n’atteint presque jamais en H. La structure grammaticale de L est apprise sans commentaire explicite de concepts grammaticaux ; la grammaire de H est apprise en termes de ‘règles’ et normes devant être imitées. » (Ferguson 1959, 239)

Les propriétés linguistiques :

Du point de vue de la répartition lexicale, on constate que certains termes se rapportant à des réalités très techniques ou abstraites n’existent qu’en H, ou d’autres se rapportant à des situations prosaïques, triviales, quotidiennes, ne se trouvent qu’en L, mais on trouve aussi des doublets, c’est-à-dire que pour le même objet, il existera une variante H écrite mais presque jamais prononcée, et une L d’usage quotidien mais sans visibilité publique à l’écrit. Parmi les exemples que prend Ferguson pour le créole, on trouve : homme, gens (H) / moun (L) ; donner (H) / bay (L) ; âne (H) / bourik (L) ; beaucoup (H) / âpil (L) ; maintenant (H) / kou-n-yé-a (L)78.

L’évolution dans le temps :

Dans la description qu’en donne Ferguson, les formes de H sont codifiées à l’intérieur de grammaires, dictionnaires, etc. L’existence de normes reconnues et acceptées limite l’évolution de la langue, de même, l’orthographe est fixée et varie peu. Au contraire, les formes de L sont plus facilement soumises à la diversité et à la variation. La situation de cohabitation entre une variété H et une L peut durer, dans certains cas depuis plus de mille ans. Les facteurs qui viendraient la perturber seraient les suivants :

  • Un élargissement des pratiques de lecture et d’écriture (nommées littératie) au sein de la population ;

  • Une augmentation des communications entre différentes régions de la zone considérée ;

  • L’émergence d’un désir envers une langue nationale entièrement standard, considérée comme un signe d’autonomie ou de souveraineté.

Il propose plusieurs schémas d’évolutions possibles :

  • Si la zone est restreinte ou fortement centralisée (Grèce, Haïti), une variété de L pourra devenir prédominante, dans d’autres cas, plusieurs variétés de L pourront co-exister (arabe, allemand de Suisse) ;

  • Lorsque la communication devient trop difficile entre les deux variétés, des codes intermédiaires entre H et L peuvent émerger, de même que des emprunts de H à L ;

  • Le H peut progressivement disparaître et n’avoir plus que le statut de langue ancienne, étudiée par les spécialistes ou utilisée seulement dans un contexte religieux79 ;

  • Une certaine variété de L, correspondant par exemple à une ville centrale, peut s’imposer progressivement comme la nouvelle norme (éventuellement mélangée à quelques éléments de H) ;

  • Différentes variétés de L peuvent devenir des normes locales.

Les débats au sujet de H et L :

Lorsque la répartition fonctionnelle entre H et L perd de sa stabilité, un débat survient pour savoir quel usage, du H ou du L, devra être érigé en standard commun :

Les promoteurs de la variété H

mentionnent que celle-ci « connecte la communauté avec son glorieux passé », ou qu’elle constitue un facteur d’unification par opposition aux divisions que provoque la variété L. À cela s’ajoutent parfois des arguments correspondant aux discours répandus au sein de la communauté concernant la supériorité de H : elle serait plus belle, plus expressive, plus logique, elle serait l’usage dicté par Dieu, etc. Ces derniers arguments, bien que faibles dès qu’on les analyse, peuvent avoir une certaine importance rhétorique s’ils renvoient à des croyances bien ancrées dans la communauté.

Les promoteurs de la variété L

défendent qu’elle est plus proche des véritables manières de penser du peuple, qu’elle simplifiera les questions d’éducation car les enfants en ont déjà acquis un usage, et qu’il s’agit d’un instrument de communication plus efficace à tous les niveaux. D’autres arguments peuvent mettre en avant la vivacité des images et métaphores dans les parlers populaires, le fait que les autres « Nations modernes » ont adopté des codes graphiques plus proches des pratiques orales, etc.80

Ferguson observe que le point commun des deux camps est de croire que les manières de parler peuvent se modifier par le biais de décrets linguistiques, alors que les processus sociaux qui déterminent l’évolution des manières de parler n’ont que peu à voir avec les discussions des savantes sur le sujet81.

Les développements de la notion par Fishman (1967)

L’article de Ferguson avait suscité beaucoup de discussions chez les sociolinguistes des années 1960. Par ailleurs, il existait un certain nombre de recherches portant sur les phénomènes de bilinguisme, menées par des psychologues. Constatant que ces deux traditions s’ignoraient, Joshua Fishman tenta de proposer une approche commune à ces différents courants d’étude (Fishman 1967).

Le point de départ de l’auteur consiste à décrire la notion de bilinguisme comme une caractéristique individuelle de chaque sujet parlant, et relevant donc de la psychologie, alors que la notion de diglossie renverrait, quant à elle, plutôt à une configuration sociale à l’échelle d’une société82. Partant de là, il distingue plusieurs situations sociales :

Bilinguisme et diglossie :

situations où deux registres sont connus par la majeure partie de la population, et où chacun d’eux correspond à un contexte d’usage très précis ;

Bilinguisme sans diglossie :

situations de changements socio-histo-riques rapides, ou périodes de transition liées à des situations de migration, colonisation, etc., où plusieurs langues co-existeraient sans nécessairement qu’elles correspondent à des répartitions ou valorisations sociales différentes ;

Diglossie sans bilinguisme :

situations où la partie dominante de la population est tellement coupée des milieux moins favorisés que chacune des deux parties parle une langue différente sans qu’elles ne puissent forcément se comprendre (exemple : la Russie tsariste avant 1917, où la noblesse parlait français, et le reste de la population différentes variétés locales de russe) ;

Ni diglossie ni bilinguisme :

situation hypothétique, difficile à constater dans les faits car toute configuration sociale est marquée par des clivages ou différences, et ceux-ci se manifestent alors dans les manières de parler à un moment ou à un autre.

Par ailleurs, Fishman (influencé par John Gumperz) constate que l’on peut élargir la notion de diglossie, non seulement à deux langues identifiées comme différentes, mais également au sein des différentes variétés d’ une même langue. En effet, la classification en langues étant arbitraire, le phénomène de répartition fonctionnelle entre différents usages selon le degré de formalité de la situation peut s’appliquer aussi bien à des usages catégorisés des langues distinctes qu’à d’autres classés au sein d’une même langue.

Les critiques de la notion de "diglossie"

La notion de diglossie a ouvert une porte stimulante dans l’étude de la stratification sociale des pratiques linguistiques. Elle est toujours utilisée aujourd’hui, bien que remise en cause par certains courants de recherche, ou ayant été considérablement remaniée par d’autres.

La réappropriation catalane

Ainsi, par exemple, les courants dits de la sociolinguistique catalane83 ont reproché à la définition donnée par Ferguson de ne pas insister suffisamment sur le caractère conflictuel, voire oppressif, des situations de diglossie. Leur propre terrain d’étude, à savoir le catalan en Espagne et en France, leur montrait effectivement que les relations étaient loin d’être politiquement neutres entre les manières de parler : leur description mentionnait plutôt un nationalisme linguistique visant à imposer le castillan (en Espagne) ou le français (en France) au détriment du catalan, les locutorats devant alors s’organiser et militer pour défendre le droit de parler à leur manière.

Mais le paradoxe est qu’en pensant la situation linguistique de diglossie comme une confrontation entre deux langues, ces auteurs en sont venus à défendre le catalan face au français ou au castillan, comme s’il s’agissait d’une réalité homogène, partagée partout sur son territoire. Cela a pu aboutir à occulter politiquement l’existence d’une diversité dialectale interne, et à l’imposition d’une norme du bon catalan pour les besoins de la lutte. Cette démarche n’a pas manqué de susciter des mouvements de contestation, les locutorats qui ne retrouvaient pas leur usage dans la norme présentée par les catalanistes accusant ceux-ci de reproduire, à l’échelle du catalan, la démarche de standardisation et d’unification dont il a pourtant été la victime auprès des États français et espagnol84.

Stabilité et évolution

Par ailleurs, il a pu être reproché à Ferguson de trop insister sur le caractère de stabilité des situations de diglossie, alors que les usages linguistiques se reconfigurent en permanence et que les changements politiques engendrent parfois de nouvelles répartitions des manières de parler en seulement quelques décennies. C’est le cas de la situation grecque qu’il décrivait, où le dimotiki est aujourd’hui dominant alors que le khatarévousa devient progressivement une langue étudiée seulement par quelques personnes érudites s’intéressant aux usages anciens85.

C’est également le cas pour la situation des langues minoritaires : depuis le xxe siècle, le militantisme pour ces pratiques a permis de leur conférer une certaine reconnaissance institutionnelle. Cela a modifié la configuration des langues : en gagnant une certaine officialité, elles ont été orientées vers une homogénéisation intérieure qui a occulté leurs variétés dialectales. Un tel processus a engendré des désaccords entre les mouvements militants pour décider de l’usage qui deviendra la norme, en catalan, en breton, etc. Pour rendre compte de ces nouvelles situations inédites, les notions de diglossies enchâssées ou diglossie à l’intérieur de la diglossie ont pu être avancées : elles désigneraient une situation où une langue minoritaire, en situation L, doit opprimer ses variantes internes pour accéder à un rang H, ce qui crée de nouvelles variantes L en son sein propre. D’autres courants choisissent d’abandonner la notion de diglossie pour la remplacer par de nouvelles conceptions laissant plus de place aux évolutions historiques, ainsi qu’à l’hétérogénéité interne des formes H et L.

Le maintien de la notion de langue

Les débats que nous venons de mentionner permettent d’insister sur une des difficultés propre à la notion de diglossie : si elle a le mérite de rendre compte d’une situation de polarisation sociale des usages et de leurs contextes de pratique, elle continue à fonctionner avec les présupposés tracés par la notion de langue.

Par exemple, la notion de diglossie semble nécessiter au préalable l’existence de deux variétés nettement délimitées avant que l’on puisse prétendre réfléchir à leur répartition fonctionnelle. Or, nous avons observé à plusieurs reprises que le phénomène de répartition des manières de parler selon les contextes sociaux est généralisé : il n’est pas limité aux situations où l’on pourrait préalablement délimiter et dénommer deux variétés. Autrement dit, il n’y a pas qu’en Grèce ou à Haïti que l’on parle différemment à la maison et au tribunal, et il n’est pas nécessaire à cette fin de donner deux noms différents aux registres de chaque situation.

De même, elle donne l’impression d’une homogénéité au sein des usages H et L eux-mêmes alors que ceux-ci peuvent témoigner de fortes variations internes. Ainsi, la variété H utilisée dans le milieu du droit n’a pas grand-chose à voir avec celle qui sert aux usages religieux ou scientifiques ; et, tout comme il n’existe pas un parler populaire (cf. p. ), il n’existe pas non plus une variété L, mais plutôt tout un tas de pratiques qui s’opposent, s’entrecroisent, fusionnent, etc.

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Le risque principal que fait courir cette notion est de polariser la description sur deux variantes, en les réifiant et en simplifiant à l’extrême la complexité des usages, tant dans les interactions et contaminations qu’elles peuvent entretenir entre elles, que dans l’hétérogénéité propre à chacune. Cette simplification peut avoir un certain rendement rhétorique et être utile dans un cadre politique, s’il s’agit par exemple de militer pour une langue que l’on décrira comme une forme L subissant une oppression de la part d’une forme H. Mais elle n’en demeure pas moins imprécise. Ainsi, si la notion de diglossie permet d’expliciter une hiérarchie sociale entre les manières de parler, son usage risque de remplacer la conception réductrice d’ une seule langue commune au sein d’une communauté, par celle, tout aussi réductrice, de deux variétés correspondant à des contextes d’usages distincts dans cette même communauté.

Multiplication et interaction des facteurs de variation

Jusqu’ici, nous avons abordé certains facteurs d’hétérogénéité dans nos manières de parler (la variation liée à la situation géographique, aux milieux sociaux, aux contextes d’interlocution, etc.). Mais combien y a-t-il de facteurs de ce type ? Nous n’avons pas présenté de catégories pour décrire la variation linguistique selon qu’elle relève de l’âge, du genre, des convictions politiques ou religieuses, des styles de vie, de l’orientation sexuelle, de notre rapport au numérique, etc. Combien y a-t-il au total de paramètres déterminant cette variation86 ?

Par ailleurs, comment ces facteurs de variation interagissent-ils entre eux ? Chaque personne qui s’exprime à un moment donné le fait à la fois à partir d’un lieu géographique, d’un milieu professionnel, d’une classe socio-professionnelle, d’une génération87, etc. Si tous ces paramètres déterminent des spécificités dans nos manières de parler, alors s’accumulent-ils entre eux ? Certains prennent-ils le pas sur d’autres ? La conjonction de deux facteurs (exemple : classe + âge) crée-t-elle un nouvel idiome spécifique qui n’est pas compris des personnes partageant un seul de ces facteurs (les gens de même classe sociale mais d’un autre âge, ou ceux du même âge mais d’une autre classe sociale) ? Ou bien opère-t-elle au contraire comme un pont qui permet de relier ces différents protagonistes en trouvant des personnes partageant au moins quelques aspects en commun ?

Plusieurs propositions théoriques en sociolinguistique visent à répondre à ces questions, en rendant compte des relations entre les différents facteurs de variation dans nos manières de parler.

Les "-lectes"

Une première manière d’aborder la question consiste à dénommer des usages en autant de -lectes qu’il peut exister de facteurs de différenciation dans les manières de parler. Ainsi s’ajouteront au dia-lecte déjà évoqué (cf. p. ), d’autres notions analogues :

Un topolecte ou régiolecte (parfois géolecte)

désigne,comme un dialecte, la manière de parler propre à une zone géographique donnée. Les termes sont généralement employés de manière équivalente, bien que certains auteurs puissent leur donner des sens plus spécifiques ;

Un sociolecte

déjà évoqué (cf. p. ), renvoie à la manière de parler d’un milieu social donné ;

Un technolecte

renvoie aux usages spécifiques à une corporation professionnelle et à une réalité qui lui est propre (cf. p. ) ;

Un chronolecte

serait la manière de parler propre à une époque ;

Un idiolecte

serait la manière de parler propre à une seule personne (cf. p. ) ;

Etc.

 

On utilise aussi parfois le terme lecte tout seul lorsque l’on ne souhaite pas s’avancer sur la catégorisation ou la hiérarchisation à fournir au sujet d’une manière précise de parler. Par ailleurs, nous présenterons plus loin les acrolectes, basilectes et mésolectes, lorsque nous aborderons la question des créoles (cf. p. ).

L’intérêt de tels suffixes est qu’ils permettent de composer des mots nouveaux par dérivation lorsque l’on souhaite mettre en avant un autre facteur de variation, la présence régulière du même suffixe maintenant l’idée d’une cohérence avec les autres manières de varier. De nouveaux -lectes sont donc susceptibles d’apparaître. Comme le dit Claudine Bavoux : « Le terme, utilisé comme un suffixe, reste productif : ainsi parlera-t-on de chronolecte, de métrolecte88, et la liste peut s’allonger. » (Bavoux 1997, 200) Néanmoins, plusieurs précautions doivent être prises lorsque nous les utilisons :

Premièrement,

aucune de ces catégories ne correspond à une manière précise de parler : comme tout échantillon de parole dépend à la fois d’un lieu, d’un milieu social, d’une époque, etc., toute parole est toujours à la fois topolecte, sociolecte, chronolecte, etc.

Deuxièmement,

l’argument récurrent selon lequel l’hétérogénéité ne se laisse jamais enfermer dans les catégories doit encore ici être appliqué : même au sein d’un technolecte, on trouvera de la variation.

Puisque tous ces facteurs de différenciation s’entrecroisent, il est difficile de les délimiter. Par exemple, la notion de chronolecte devrait désigner les manières de parler propres à une époque ; dans les termes de Ferdinand de Saussure, on parlerait de synchronie89. Mais cette distinction ne prend pas en compte le fait que les innovations linguistiques ne se propagent pas uniformément dans une population : l’acceptation et la rapidité des changements varient selon des facteurs géographiques (les lieux à fort brassage de populations modifieront plus rapidement les usages linguistiques que ceux qui sont isolés), sociologiques (les différents milieux sociaux adoptent de nouveaux usages de différentes manières, comme nous l’avons vu avec Labov (cf. p. )), et même générationnels (on adopte généralement plus vite certaines innovations linguistiques à 20 ans qu’à 80 ans).

Par conséquent, s’il est important de prendre en compte la variation historique des usages, il est impossible de les réduire à un cliché synchronique qui représenterait les manières de parler à un instant précis comme si elles avaient évolué partout à la même vitesse. On peut donc dire que chaque moment regroupe des locutorats de plusieurs époques.

Bien entendu, puisque les facteurs d’hétérogénéité s’entrecroisent tous en permanence, ce raisonnement sur la notion de chronolecte pourrait être reproduit pour chacune des catégories (régiolecte, sociolecte, technolecte, etc.). Nous en avons déjà vu des applications pour les catégories géographiques (cf. p. ), historiques (cf. p. ) et sociologiques (cf. p. ).

La variation et les "dia-"

À partir de la démarche initiée par Labov (cf. p. ) s’est développé un courant de recherche en sociolinguistique nommé l’ approche variationniste : dans la lignée d’études comme celle sur la stratification du /r/ dans les magasins de New York, les variationnistes ont souhaité articuler les différences existant dans les manières de parler (souvent à partir d’une dimension phonétique), et la stratification sociale de la population. Ce courant a théorisé plusieurs facteurs de variation. Sa terminologie s’est là aussi développée par analogie avec dia-lecte (ou dia-chronie, cf. note [diachronie] p. ), en partant cette fois du préfixe :

La variation diachronique

est celle par laquelle les usages se différencient en fonction du temps qui passe : elle est étudiée par l’histoire de la langue et renvoie aux chronolectes déjà mentionnés (cf. p. ) ;

La variation diatopique

désigne les différences des manières de parler en fonction des lieux : il s’agit de l’objet de la dialectologie (cf. p. ), et renvoie aux différentes notions que nous avons étudiées pour rendre compte de l’hétérogénéité géographique (cf. p. ) ;

La variation diastratique

renvoie aux différents milieux sociaux ou classes sociales. Elle correspond aux différentes notions présentées : sociolectes et autres (cf. p. ) ;

La variation diaphasique

se rapporte aux différents styles adoptés selon les contextes sociaux d’interlocution : elle correspond globalement à ce que nous avons dit sur la diglossie (cf. p. ).

Bien entendu, cette liste reste ouverte, comme le souligne Marie-Louise Moreau : « D’autres variables peuvent se révéler pertinentes pour rendre compte de la diversité à l’intérieur d’une langue : ainsi, l’âge, le sexe, l’ethnie, la religion, la profession, le groupe et, de manière plus générale, toute variable sur laquelle les individus fondent leur identité (orientation sexuelle, appartenance à une congrégation religieuse, etc.). » (Moreau 1997, 284)

Cette description des différentes variations peut être comprise de deux manières, selon le sens que l’on donne au mot variation :

Un état :

on parle alors de variations linguistiques comme autant d’usages qui ont varié par rapport à la norme et en sont venus à constituer des variantes ou manières de parler différentes, périphériques (un peu comme on parle de variations à partir d’un thème en musique) : le terme de variation désigne alors un type supplémentaire de catégorie, et doit être soumis aux mêmes précautions concernant les questions d’hétérogénéité et de délimitation. Il faut rendre compte dans ce cas du rapport entre la norme et les différentes variations, ce qui soulève les problèmes déjà mentionnés.

Un processus :

dans cette acception, variation désignerait le fait de varier lui-même. Dans ce cas, variation ne peut pas être employé pour désigner les manières de parler, mais seulement les différents facteurs qui les font varier. Cette seconde signification du terme ne produit pas réellement de classification, elle n’est donc pas soumise aux apories de ces dernières.

Françoise Gadet résume bien les limites de l’approche variationniste :

Il est aisé de remarquer que la deuxième question implique une remise en cause plus radicale du projet de la sociolinguistique tel qu’il a été présenté jusqu’à maintenant. (Gadet 1997, 81)

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Si l’on souhaite proposer un bilan critique des différentes notions proposées pour rendre compte de l’hétérogénéité des manières de parler (dialecte, langues Ausbau et Abstand, minor((itar)is)ées, argot, jargon, parler populaire, diglossie, -lectes, variations, etc.), nous réalisons qu’elles présentent toutes un certain intérêt descriptif en ce qu’elles introduisent un peu de complexité et de répartition sociale des usages là où la notion commune de langue présente une unité réductrice. En revanche, on trouve un point commun dans toutes les difficultés : chacune de ces notions semble ne prendre en compte qu’un type d’hétérogénéité à la fois, et donne l’impression de continuer à répondre à un irrépressible besoin de ranger dans des cases bien délimitées des manières de parler caractérisées avant tout par la fluidité de leur circulation, et par une évolution permanente.

La plupart de ces notions semblent ainsi reconduire la difficulté au lieu de la prendre au sérieux : plutôt que de postuler une homogénéité sur l’ensemble d’une communauté nationale, comme le fait celle de langue, elles le font au niveau d’une région, d’un milieu professionnel, d’un contexte de pratique, etc. Mais le postulat implicite selon lequel les manières de parler se laissent ranger dans des catégories aux frontières bien nettes reste à l’œuvre, on se contente simplement de multiplier le nombre de catégories et de restreindre la portée de chaque communauté au sein de laquelle on penserait trouver de l’homogénéité.

Or, les difficultés descriptives mentionnées pour chacune de ces catégories nous montrent que c’est peut-être plutôt le processus de catégorisation lui-même qui devrait être remis en question, c’est-à-dire la démarche visant à ranger dans des ensembles clos et stables des paroles dont la circulation et les transformations sont incessantes (mais pas aléatoires).

Justement, il existe un second ensemble de notions élaborées par la sociolinguistique, et qui s’oppose en apparence à une catégorisation fixiste : il s’agit des notions qui insistent sur les échanges, les circulations, les influences réciproques entre les manières de parler. Ces différentes notions nous aideront-elles à sortir d’une logique de catégorisation des usages qui débordent toujours des cadres dans lesquels on les range ?

Porosité, fluidités, circulations

Le terme porosité voudrait renvoyer métaphoriquement à une propriété constitutive de la vie des usages linguistiques : de même qu’une membrane est poreuse lorsqu’elle laisse circuler des fluides, alors qu’elle serait étanche dans le cas inverse, de même, les usages linguistiques peuvent être dits poreux car ils sont en permanence les témoins des effets de circulation et d’influences venant d’autres usages. Nous avons déjà vu à plusieurs reprises que les catégories linguistiques généralement employées avaient pour défaut de produire une définition fixiste des ensembles linguistiques comme s’il s’agissait d’espaces clos, ce qui ne permet pas de rendre compte des circulations permanentes existant d’un milieu à l’autre, d’une manière de parler à une autre. Voyons maintenant un certain nombre de notions qui ont été mobilisées pour rendre compte de ces phénomènes d’influences entre manières de parler.

La notion d’"emprunt"

Présentation

La notion d’emprunt est certainement une des plus répandues lorsqu’il s’agit de rendre compte de la manière dont des pratiques et usages circulent d’un milieu à un autre. Elle désigne une situation dans laquelle on considère qu’un locutorat dans une langue a pris un mot à une autre langue : par exemple, des termes comme e-mail, software, benchmarking, management, storytelling, etc., seraient des emprunts récents du français à l’anglais.

Historiquement, le terme a été élaboré dans la tradition sociolinguistique par Uriel Weinreich dans les années 1950. Sa démarche se situait dans l’étude plus large des interférences linguistiques (ou parfois code-mixing), c’est-à-dire toutes les influences d’ une langue sur une autre langue (Weinreich 1953).

Quelques difficultés théoriques

La notion d’emprunt soulève trois difficultés théoriques :

Premièrement,

elle semble traiter les interférences lexicales comme des phénomènes sociologiquement différents d’autres types d’interférences (syntaxiques, phonologiques, etc.) ;

Deuxièmement,

elle semble ne s’appliquer qu’aux emprunts récents et facilement identifiables par le locutorat, les distinguant d’emprunts plus anciens mais dont on ne réalise plus l’existence ;

Troisièmement,

elle présente la circulation des usages comme une reproduction à l’identique, sans prendre en compte les phénomènes d’appropriation par lesquels les locutorats adaptent les termes empruntés à leur propre structure d’accueil.

Abordons maintenant ces trois limites tour à tour.

Une particularité du lexical ?

Le premier point à remarquer sur la notion d’emprunt est qu’il est généralement utilisé uniquement pour désigner des phénomènes lexicaux. Pourtant, on peut constater l’influence d’une langue sur une autre langue à d’autres niveaux que le lexique : on parle alors de calque pour désigner une influence d’une langue sur une autre lorsqu’elle s’exerce sur une dimension autre que lexicale (dans la syntaxe, la sémantique, dans les locutions figées).

On peut trouver quelques exemples d’influences entre les langues qui ne concernent pas le lexique90 :

Dans la syntaxe :
  • Lorsque l’on construit des expressions comme une fan zone ou une pasta box, indépendamment de l’origine des lexèmes fan, zone, pasta et box, on constate que la construction se fait sous la forme grammaticale nom + nom, comme en anglais, contrairement à une construction plus traditionnelle nom + préposition (+ déterminant) + nom en français, qui donnerait une zone de fans / une zone pour les fans ou une boîte à pâtes /une box à pasta. L’Académie française mentionne d’autres exemples de compléments de nom construits sans préposition, qu’elle estime fautifs : le malaise voyageur, une panne réseau, etc.

  • De même, le terme juste existe bien en français, comme adjectif ou comme nom (c’est juste, les Justes), en revanche son emploi récent comme adverbe semble influencé par l’anglais : c’est juste trop drôle ce qui lui arrive.

Dans le sens des mots :
  • Le terme français digital renvoie originellement à ce qui est relatif au doigt, et sous l’influence de l’anglais, il en est venu également à désigner ce qui est relatif au numérique.

  • Alors que le verbe supporter n’a longtemps eu que le sens de endurer, il est maintenant fréquemment utilisé comme synonyme d’encourager, sur le modèle du to support en anglais.

  • Le verbe initier est aujourd’hui utilisé pour désigner le fait de débuter quelque chose, sous l’influence de to initiate en anglais, ce que l’Académie française récuse, pour promouvoir l’usage unique du sens qui signifie instruire.

  • Le verbe finaliser est également utilisé aujourd’hui au sens de terminer, ici aussi sous l’influence de to finalize ; l’Académie française déclare à ce sujet, dans sa rubrique Dire, ne pas dire : « On évitera d’ajouter à ce sens celui qu’a l’anglais to finalize, ‘achever, conclure, terminer », suivie de « On dit : ‘Mettre la dernière main à son travail’, on ne dit pas : ‘Finaliser son travail’ ; On dit : ‘Conclure des négociations’, on ne dit pas : ‘Finaliser des négociations »91.

Dans la construction des mots :
  • Le terme confortable est composé du lexème confort et du suffixe -able, tous deux existant en français, mais il est plus fréquent en français de greffer ce suffixe sur un verbe (fais-able, port-able, pass-able, etc.). Le principe d’associer ce suffixe ici à un nom commun relève de l’influence de l’anglais.

  • le terme présentiel, ayant connu un succès récent en raison de l’épidémie de Covid, est bien fabriqué à partir du lexème présent ou présence, ainsi que du suffixe -iel, commun en français : en revanche, l’association de ces deux éléments a sûrement été opérée sous l’influence de l’anglais distancial.

Dans la construction des phrases :

Une expression comme ce n’est pas ma tasse de thé est traduite mot à mot de l’anglais (it’s not my cup of tea). De même pour je reviens vers vous, construit sous l’influence de I’ll get back to you.

Dans la prononciation :

Des consonnes comme le /dʒ/ (jeans, jazz) ou le /ŋ/ (parking) ont pu se diffuser en français sous l’influence des mots anglais avec lesquels elles ont été importées.

Etc.

Pourtant, si les différentes notions, emprunt calque sont distinguées selon qu’il s’agisse ou non du lexique, sociologiquement c’est toujours un même processus d’intégration qui se joue, c’est-à-dire que l’on adapte une entité importée au sein d’une structure d’accueil qui lui confère une valeur linguistique différente de celle qu’elle avait dans sa structure d’origine. On peut donc se questionner sur la raison qu’il y aurait à séparer la dimension lexicale des autres alors que le processus demeure le même92.

Combien de générations ?

Une difficulté plus importante que l’on peut relever à l’encontre de la notion d’emprunt linguistique survient lorsque l’on tente de caractériser précisément quels mots sont des emprunts et lesquels n’en sont pas. Si un emprunt, en français, désigne un mot qui vient d’une autre langue, pour reprendre une définition commune, alors tous les mots du français sont des emprunts : en effet, n’importe quel dictionnaire mentionnera toujours, sous la rubrique étymologie, la langue d’origine d’où le terme nous est venu.

Ainsi, ce que l’on nomme le français d’aujourd’hui est un conglomérat d’un ensemble de langues du passé qui lui ont donné ses constituants (lexicaux, mais pas seulement) : il s’agit initialement d’une rencontre entre les pratiques gréco-latines des Romains et les substrats gaulois des populations locales, auxquels se sont ensuite ajoutés des idiomes germaniques au moment des invasions normandes. Au Moyen-Âge, de nombreux mots savants sont empruntés à l’arabe, l’Empire arabe étant alors intellectuellement florissant. À la Renaissance, les auteurs reprennent des mots directement au latin, au grec, et beaucoup à l’italien. Il faut y ajouter tous les apports provenant des échanges économiques autour de la Méditerranée (le terme lingua franca servait alors à désigner ce mélange), auxquels se sont ajoutés les échanges avec les langues frontalières (allemand, italien, castillan), ainsi que les langues de la migration, ou celles des pays avec lesquels nous avons établi des relations commerciales, ou reçu une influence culturelle (les États-Unis, le Japon, etc.). Tout ceci a pour conséquence que ce que l’on nomme le français n’est doué d’aucune pureté : ce n’est rien d’autre qu’une manière spécifique, liée à des particularités territoriales et historiques, d’avoir intégré tous ces éléments exogènes. Enlevons du français tous les mots d’origine étrangère, tous ceux dont la rubrique étymologie est renseignée dans un dictionnaire, et il n’y restera guère que le mot schmilblick, ou éventuellement quelques inventions lexicales du capitaine Haddock.

Ce qui fait la particularité de chaque langue d’accueil, c’est la nouvelle valeur qu’elle accorde aux éléments empruntés en fonction du réseau de relations et d’oppositions préalablement existant, autrement dit la manière dont elle se les approprie. En ce sens, un emprunt du latin dans le français n’a pas été investi du même rôle qu’un même emprunt du latin en italien, il n’a pas été inséré dans le même jeu de relations, c’est pourquoi différents emprunts à une même langue produiront des résultats spécifiques. Par ailleurs, ce qui constitue la particularité de chaque langue est que, bien qu’étant toutes composées d’éléments venant de l’extérieur, elles n’ont pas intégré les mêmes influences, aux mêmes degrés, époques, dans les mêmes situations historico-sociales, etc : cette variété des proportions a engendré des situations uniques sur chaque territoire.

Mais alors, si l’on prend ainsi en compte que le français est essentiellement composé de mots étrangers, une question apparaît : faut-il abandonner la notion d’emprunt puisqu’étymologiquement chaque mot pourrait être catégorisé comme tel ? Pour répondre à cette question, il faudra distinguer entre l’étymologie des savants et ce que l’on nomme, déjà depuis Saussure, l’étymologie populaire :

Certes,

d’un point de vue érudit, on peut reconstruire la filiation de la quasi-totalité des mots français comme provenant d’une autre langue et ayant subi une acclimatation ;

Néanmoins,

dans les consciences linguistiques de la plupart d’entre nous aujourd’hui, ces origines anciennes sont généralement peu perçues : les termes employés au quotidien sont considérés comme français car nous ne disposons généralement pas des connaissances suffisantes dans l’histoire de la langue pour reconstruire la totalité des filiations de notre lexique ;

Par conséquent,

seuls les mots dont l’emprunt est récent seront perçus comme d’origine étrangère d’une manière plus visible, et donc plus facilement identifiables.

Ainsi, le fait que les locutorats catégorisent tel terme comme un emprunt et pas tel autre peut être considéré comme révélateur de leurs conceptions implicites concernant l’histoire de la langue et ses délimitations : ces distinctions entre les emprunts et les autres mots, bien qu’imprécises, deviennent donc un objet d’étude à part entière93.

En ce sens, la notion d’emprunt nous montre surtout que l’étymologie populaire est capable d’identifier les termes importés de l’anglais depuis une dizaine ou une vingtaine d’années, mais pas ceux importés du grec ou de l’arabe depuis plusieurs siècles94.

Il en va de même pour le discours de la réaction puriste face aux emprunts à l’anglais aujourd’hui : lorsque l’on mentionne que notre belle langue française ne doit pas se laisser défigurer par des mots anglais venus de l’étranger, on délimite arbitrairement une frontière temporelle entre la période récente, où les importations linguistiques ne devraient plus être tolérées, et les époques plus anciennes, où le fonds lexical du français s’est constitué à partir d’éléments provenant de diverses origines.

Une réappropriation

Une troisième difficulté liée à la notion d’emprunt est qu’elle propose une mauvaise analogie concernant les conditions de circulation des usages linguistiques : un emprunt est par définition une transition dans laquelle un bien passe temporairement d’une personne à une autre, avant restitution. Dans un tel schéma, la personne qui prête ne dispose plus du bien pendant la durée de l’emprunt, le bien est resté le même entre le moment de l’emprunt et celui du retour, et celle qui l’a emprunté n’en dispose plus après l’avoir rendu.

Or, nous percevons que la circulation des usages linguistiques ne fonctionne pas selon cette logique : lorsque le locutorat du français est dit emprunter un terme à l’anglais, le locutorat de l’anglais continue à pouvoir utiliser le terme concerné. Il ne sera pas question d’une éventuelle restitution. Par ailleurs, le terme ne sera jamais emprunté tel quel et réutilisé dans le même contexte, avec la même valeur, que dans sa langue d’origine. Il fera l’objet d’un certain nombre d’adaptations :

Dans sa prononciation :

Le terme emprunté est adapté aux rapports d’opposition phonologiques pertinents au sein de la langue d’accueil, de même qu’à ses contraintes phonétiques et prosodiques propres.

  • Dans les emprunts à l’anglais, le /r/ pourra être prononcé selon une des variantes françaises (dites /r/ grasseyé ou guttural), le /θ/ (écrit <th>) sera traité de différentes manières, etc.

  • Certains changements ne proviennent pas forcément d’une adaptation à la structure : par exemple, nous prononçons souvent /switʃœrt/ le terme sweat-shirt, en prononçant d’une part le /r/ d’une manière spécifiquement française, mais surtout, en disant /swit/ comme se prononce sweet (doux, sucré), alors que les anglophones utilisent le terme sweat, prononcé /swœt/, pour désigner la transpiration.

  • Lorsque le japonais emprunte le terme français prêt-à-porter, un grand nombre d’adaptations phonologiques sont nécessaires : la distinction entre /r/ et /l/ n’est pas faite en japonais, et il n’est pas possible d’enchaîner plusieurs consonnes sans y intercaler de voyelle. Cela donnera quelque chose comme puretapoote / puretaporute.

Dans sa signification :

La langue d’accueil pourra donner des significations qui lui sont propres à un terme qui désignait d’autres réalités dans la langue d’origine.

  • Ainsi, les Françaises nomment parking les espaces où l’on gare les voitures, mais ce n’est pas le cas en Angleterre ou aux États-Unis.

  • Le terme grec tenia désigne originellement une bandelette ou un petit film (par exemple, en tissu), alors qu’il est aujourd’hui utilisé principalement pour désigner un ver qui habite certains estomacs.

  • Certains formants linguistiques ont progressivement été utilisés pour désigner autre chose que leur signification de départ : ainsi, le préfixe auto-, venant du grec αὑτός, désignant d’abord le par soi-même, par exemple dans automobile (qui se meut par soi-même, par opposition à une calèche tractée par des chevaux), et en vient progressivement, par apocope, à désigner tout ce qui se rapporte aux voitures : autoroute, autostop, etc. De même pour archi-, qui renvoie au départ à la notion de commandement ἀρχι en grec (comme dans archange, archiduc, archévêque, etc.), et qui est aujourd’hui utilisé comme superlatif (le partiel était archi-facile !).

Dans son analyse morphologique :

Le terme emprunté sera intégré à l’ensemble des catégories grammaticales présentes dans la langue d’accueil, et on lui fera jouer un rôle positionnel similaire à celui d’un terme autochtone (ou plutôt, d’emprunt plus ancien, donc moins visible). Par conséquent, il sera soumis aux mécanismes de flexion et de dérivation propres à la langue d’accueil.

Pour la flexion :

 

  • Les verbes venant d’autres langues sont conjugués selon les désinences propres au français : mon téléphone a été hijacké, nous overclockerons nos processeurs, etc.

  • De même, les règles déterminant la composition du singulier et du pluriel deviennent celles de la langue d’accueil, et non celles de la langue d’origine : on entend rarement les francophones mentionner un spaghetto ou un graffito, alors que les termes spaghetti ou graffiti sont des pluriels en italien ; de même on dit également des pizzas et non des pizze.

Pour la dérivation :

 

  • Si l’on prend l’exemple du terme monokini, on voit qu’il a été forgé sur la base d’une analyse spontanée dans laquelle le bi- de bikini serait un préfixe issu du latin pour désigner une dualité, ce qui rendrait possible dérivations lexicales. Pourtant, dans l’étymologie du terme, le mot bikini, est emprunté d’abord au nom de l’île Bikini (appartenant au groupe des îles Marshall, dans l’Océan Pacifique), qui devint connue après 1946 suite aux essais nucléaires des américains. L’étymologie de bikini n’est pas claire, mais elle pourrait provenir de pik (aire, surface) et ni, cocotiers, quoi qu’il en soit, absolument pas de la racine latine bi-. Pourtant, c’est ainsi qu’avec notre culture occidentale, nous nous sommes appropriés ce terme, et avons forgé le néologisme monokini.

  • Il en va de même pour l’emploi d’un verbe tel que relooker, qui constitue une création typiquement francophone à partir du mot look, auquel on a ajouté le préfixe re- et le suffixe de l’infinitif-er, communs en français.

  • Le terme nostalgie provient des racines grecques, νόστος (nostos) pour retour et ἄλγος (algos) pour douleur, mais le terme lui-même n’a jamais été employé en grec. On compose tout un tas d’autres mots contemporains à partir du grec ou du latin, qui n’étaient pas employés à l’époque : chronophage, thalassothérapie, etc.

Dans sa graphie :

Le phénomène est particulièrement vrai lorsqu’il faut transcrire en caractères latins des termes qui s’écrivent dans d’autres graphies, mais il survient également entre langues faisant usage de caractères latins. On trouve ainsi parfois le mot <bogue>, <déboguer>, etc. pour l’anglais bug ; l’Académie française préconise <mél> pour e-mail ; la graphie <caoutchouc> est une francisation d’un terme originaire du Pérou.

Pour toutes ces raisons, il est délicat de dire que le terme est encore un mot anglais, alors qu’il est peut-être prononcé avec un accent qu’une anglophone ne reconnaîtrait pas (sweat-shirt, smoothie, etc.), qu’il pourra revêtir une signification qu’il n’avait pas pour les anglophones et être adapté selon la logique grammaticale de la langue d’accueil. Il semble que la notion d’appropriation permette ici de mieux décrire la réalité à l’œuvre dans l’emprunt linguistique, dans la mesure où elle prend en compte l’adaptation d’un terme qui faisait partie d’un réseau de relations phonologiques, sémantiques, grammaticales, et se trouve intégré au sein d’un autre ensemble où, les relations étant autres, sa valeur linguistique sera différente95.

Langues véhiculaires et vernaculaires

L’observation de terrain portant sur la manière dont les gens parlent concrètement à travers le monde mène à constater que le monolinguisme tel qu’on le connaît en France est loin d’être la norme. À partir d’études sur les langues mobilisées dans les marchés en Afrique, dans les années 1990, les sociolinguistes ont constaté que certains locutorats maîtrisaient plusieurs usages pour des circonstances différentes :

  • La langue maternelle, pratiquée dans le contexte familial96 et dans les discussions avec des personnes appartenant au même groupe local : cet usage est nommé vernaculaire, au sens d’un parler quotidien et local ;

  • Une langue partagée sur un territoire plus vaste, qui n’est pas forcément la langue première des personnes concernées, mais qui a été apprise parce qu’elle permet les relations commerciales avec des personnes qui pratiquent d’autres vernaculaires : on parle alors de langues véhiculaires : le wolof ou le lingala en sont des exemples97 ;

  • La langue de la colonisation, qui peut encore servir dans certaines situations : administration, discours officiels, etc.

Remarquons que le terme de vernaculaire est ambivalent, puisqu’il peut désigner soit un usage parlé localement, par opposition à un autre plus diffusé, soit un usage parlé dans le cadre domestique, par opposition à un autre pratiqué dans des relations commerciales ou professionnelles.

L’opposition véhiculaire / vernaculaire ne désigne pas forcément des langues, mais plutôt des fonctions. En effet, un certain nombre de langues, avant de devenir des vecteurs d’échange sur un territoire étendu, sont d’abord des usages partagés au sein d’une communauté locale. En ce sens les véhiculaires sont aussi souvent des vernaculaires pour une partie de leurs locutorats (sauf lorsqu’il s’agit d’usages spécifiquement inventés pour les besoins de l’échange, comme ce que l’on nomme les pidgins, (cf. p. )) : par exemple, l’anglais est une langue véhiculaire lorsque des personnes venant d’Allemagne et du Japon échangent ensemble ; il l’est encore lorsqu’une personne anglaise échange avec une japonaise, mais dans ce cas il est aussi la langue première, ou vernaculaire, d’une des deux personnes.

C’est pourquoi, plutôt que d’opposer entre elles des langues véhiculaires ou vernaculaires, on peut aussi analyser les phénomènes en termes de véhicularisation : un usage est dit véhicularisé lorsque certaines situations l’amènent à être utilisé pour des échanges qui dépassent son locutorat local initial.

L’étude de la véhicularisation est intéressante, car, même si les facteurs qui contribuent à l’extension de l’usage d’un idiome peuvent être liés à sa promotion par des institutions, en général le terme s’emploie plutôt pour désigner les situations dans lesquelles ce sont d’autres facteurs qui ont contribué à cette extension. Parmi ceux-ci, on peut mentionner :

La géographie :

certains lieux peuvent faciliter les échanges (routes de commerce, ports, fleuves, etc.) ;

L’urbanisation :

les brassages de populations diverses au sein des villes amènent des locutorats de profils différents à échanger entre eux et à rechercher un médium commun ;

L’économie :

les usages qui sont d’abord parlés par des communautés économiquement favorisées sont d’autant plus susceptibles de s’étendre. Il peut également s’agir de communautés où sont développés et fabriqués des objets ou services qui seront ensuite diffusés plus largement ;

La religion :

le prosélytisme peut être un facteur de diffusion d’usages linguistiques correspondants ;

Etc.

 

L’étude de la véhicularisation des usages permet donc d’expliquer les tendances à l’homogénéisation linguistique en mentionnant d’autres facteurs que le seul rôle des institutions ou les politiques linguistiques : dans certains cas, les locutorats adoptent d’eux-mêmes des usages plus largement diffusés, parce qu’ils y voient un intérêt (cf. p. ).

On parle également de vernacularisation pour désigner une situation où les locutorats adoptent à leur compte une manière de parler qui avait initialement une fonction véhiculaire. En raison de l’ambiguïté du terme vernaculaire, la vernacularisation peut désigner deux phénomènes distincts :

  • soit une localisation (on parlera d’adaptation locale ou d’appropriation) ;

  • soit une adoption dans un cadre domestique et quotidien d’un usage qui servait au départ dans d’autres situations (commerce, etc.).

Les notions de véhicularisation et de vernacularisation semblent théoriquement plus satisfaisantes que celles de langues véhiculaires et langues vernaculaires, car elles désignent des processus sociaux et non des catégories. En ce sens, elles permettant d’expliquer des évolutions dans les usages en les mettant en rapport avec des configurations sociales influençant les situations d’interlocution.

La notion de "créole"

La notion de créole est généralement employée pour désigner des situations de mélanges linguistiques entre deux usages préalablement délimités et codifiés comme des langues.

Elle soulève une difficulté de définition, puisque, comme nous l’avons vu (cf. p. ) chaque langue est elle-même constituée de termes venant d’ailleurs, à des époques différentes, qu’elle s’approprie. Caractériser le créole simplement à partir d’une situation de mélange linguistique pourrait constituer une définition trop large, puisque cela aboutirait à définir toutes les langues existantes comme des créoles. Mais généralement, le terme est utilisé pour désigner des situations linguistiques spécifiques : celles où le français ou l’anglais par exemple ont été mélangés avec les langues parlées par des populations qui ont subi la colonisation voire l’esclavage. Mais, le français est lui-même déjà un mélange, entre du latin, des langues venues des invasions germaniques, du substrat gaulois, de l’arabe, du grec, etc. (cf. p. ). Ainsi, d’un point de vue strictement théorique, on peut donc se demander pourquoi il y aurait lieu de distinguer un phénomène de porosité linguistique issue d’une situation non-coloniale d’un phénomène de porosité linguistique issu d’une situation coloniale.

Néanmoins, s’il n’y a pas, dans l’absolu, une différence de nature entre les créoles et d’autres cas, il n’en demeure pas moins que la situation coloniale puis post-coloniale dans les îles où l’on parle en créole demeure historiquement particulière, et qu’à ce titre, l’étude des pratiques linguistiques dans ces lieux est fortement intéressante. En effet, elle montre certains processus à l’œuvre d’une manière beaucoup plus rapide, dense, et étendue que sur d’autres terrains. C’est ce qui a amené par exemple le linguiste Claude Hagège à parler de « laboratoire créole », au sens où, dans la situation linguistique des créoles, certains processus qui valent également pour les situations plus communes sont exacerbés et donc plus visibles99.

Acrolecte, basilecte, mésolecte

Les phénomènes de continuum linguistique déjà mentionnés(cf. p. ) ont également été observés dans les situations créoles, bien que s’appliquant différemment. Des distinctions terminologiques ont été proposées dans la tradition sociolinguistique pour en rendre compte. Ainsi, on pourrait situer les paroles effectives de chaque personne à différentes positions sur une droite tracée entre deux extrêmes, correspondant respectivement à la plus grande proximité et la plus grande distance avec la langue de la colonisation :

  • Si le parler considéré est plus proche du français officiel, alors on parle d’acrolecte ;

  • Dans le cas où le parler est très éloigné du français officiel et contient tous les traits que l’on considère comme caractéristiques d’un créole déterminé, on parle de basilecte ;

  • Dans les situations où le parler se situe à une place intermédiaire entre ces deux pôles extrêmes, on emploie la notion de mésolecte.

Cet ensemble de notions nous montre que la distance entre un parler produit dans les zones créolophones et le français officiel peut être plus ou moins grande. Il reste encore à définir si les notions d’acrolecte et basilecte renvoient à des entités théoriques fictives utilisées pour comparaison avec des productions concrètes100, ou bien à des parlers observables concrètement qui se trouveraient être les plus proches possibles d’un pôle ou d’un autre. Entre ces deux extrêmes, on trouverait une infinité de positions possibles.

Paradoxalement, il a aussi existé une forme de purisme créole dans la revendication d’une reconnaissance de ces usages face au français officiel, aboutissant à valoriser régulièrement la forme la plus éloignée du français (la forme basilectale), celle acrolectale pouvant être considérée comme n’étant pas vraiment du créole si elle ressemble trop au français :

« Cette variété [le basilecte] a parfois fait l’objet d’un surinvestissement idéologique dans la mesure où cette plus grande distance par rapport au français la faisait percevoir comme plus authentique ou plus ancienne. En fait, les traits les plus basilectaux sont probablement, au contraire, plus récents ; par ailleurs, l’ampleur de leur déviance par rapport au français est à considérer avec prudence. Ainsi, l’imparfait basilectal réunionnais actuel moin té ki dans (‘je dansais’) est probablement issu d’une structure française ancienne, mais non standard (j’étais qui dansais) qu’on trouve aussi, aux Antilles, dans le français régional de Saint-Barthélémy. » (Chaudenson 1997)101

Substrat, superstrat

Dans les situations où un usage possède une forte influence sur un autre, on peut différencier le parler de départ d’une communauté et celui qui est venu s’y greffer ou le modifier :

Substrat :

le terme désigne la langue parlée au départ par le locutorat présent sur un territoire ;

Superstrat :

désigne un usage importé qui est venu se mélanger au substrat pour engendrer un nouvel usage qui mêle les deux précédents.

Ainsi, on dit parfois que le français résulterait de l’adjonction d’un superstrat latin sur un substrat gaulois.

D’autres termes pour désigner les situations de mélanges

D’autres termes ont été forgés pour désigner des situations dans lesquelles s’élaborent des parlers intermédiaires entre des locutorats parlant au départ des langues différentes. Ainsi, lorsque des groupes, pour des besoins d’échanges commerciaux par exemple, doivent échanger ensemble, mais ne disposent pas d’un usage véhicularisé (cf. p. ) qui le leur permettrait, alors va s’élaborer un code minimal, en général assez simple et restreint, reposant sur les éléments de base des idiomes parlés par chacun des deux côtés, et qui sera suffisant pour remplir quelques besoins minimaux de communication. Par exemple, il peut s’agir de l’application du lexique d’une langue (ou un lexique mixte) sur la syntaxe d’une autre, ou de l’adoption et la simplification d’un usage répandu. La forme linguistique qui en émerge peut se pérenniser, ou bien elle peut durer tant que se maintient le contexte social, politique, économique, qui met en contact de tels locutorats, ou tant qu’un usage ne s’impose pas sur d’autres. Plusieurs termes désignent des situations de ce genre :

Sabir :

le terme aurait avant tout servi à désigner un usage linguistique très particulier dans les échanges entre Européens et Turcs et Maures autour de la Méditerranée, entre les xive et xviiie siècles, notamment chez les marins. Il résulterait d’un mélange des langues romanes du Sud de l’Europe (italien, portugais, castillan, occitan, catalan, français, etc.), et de quelques autres apports, notamment l’arabe. Le terme viendrait de l’infinitif savoir qui se prononcerait saber dans plusieurs des langues concernées.

Pidgin :

on considère souvent, bien que sans certitude, que le terme viendrait des relations de commerce entre Anglais et Chinois, et résulterait de la prononciation par les Chinois du terme business. La notion désigne par la suite une appropriation minimale du répertoire d’une langue pour établir des relations de commerce, souvent à partir de l’anglais, et qui donnera des résultats différents selon les populations avec lesquelles ces relations sont établies102.

Koinè :

le terme désignait une langue véhiculaire (cf. p. ) utilisée dans la Grèce antique pour l’échange entre les différentes cités, qui possédaient chacune leurs parlers locaux.

Lingua franca :

le terme renvoie au même contexte socio-historique que Sabir.

Globish :

il s’agit d’une contraction de global english et désigne une variété simplifiée d’anglais utilisée dans les relations internationales (commerce, communications scientifiques, etc.), par des locutorats généralement non anglophones de naissance s’adressant à d’autres qui ne le sont pas non plus.

Etc.

 

Ces termes peuvent avoir deux usages différents : soit ils servent uniquement à décrire la situation socio-historique dans laquelle ils sont apparus, leur usage est alors restreint au locutorat et à l’époque concernés, soit leur signification est généralisée, et ils sont alors utilisés comme des notions abstraites pour désigner des situations de mélange linguistique. Dans le second cas, les différents termes sont assez souvent perçus comme relativement interchangeables, et il arrive fréquemment qu’ils soient employés d’une manière péjorative : « Cette personne nous a parlé dans un drôle de sabir », « Avec tous ces mots anglais, notre belle langue française va devenir un pidgin ! », etc.

Il arrive que les descriptions mentionnent plutôt le terme pidgin pour désigner les usages émergents sur la base de l’anglais, et celui de créole pour ceux qui ont une base en français, mais cette distinction, bien que répandue, correspond ici aussi à des événements historiques plus qu’à une différence de nature.

Le "code-switching"

Définition et distinctions

La notion de code-switching (on parle aussi d’alternance codique en français) s’est diffusée à partir des travaux de John Gumperz, puis a été régulièrement employée depuis lors. Elle désigne une situation où une personne généralement bilingue ou plurilingue emploie dans une même expression, en les alternant ou les mélangeant, des usages que l’on aurait tendance à classer comme relevant de différentes langues. La personne à qui elle s’adresse partage généralement les codes utilisés, si bien qu’elle comprend normalement ce qui est dit.

L’alternance peut avoir plusieurs formes et dimensions :

  • Différents éléments lexicaux à l’intérieur d’une phrase ;

  • Changement de langue d’une phrase à une autre ;

  • Utilisation d’ une langue différente dans des usages précis : citations, proverbes, discours rapporté, etc.

Par ailleurs, selon les situations, les personnes peuvent parler avec fluidité en alternant les différents registres, ou au contraire marquer les moments d’alternance par des remarques explicites (de type : « Je vais le dire en français : ‘ »)103. On en trouve de nombreux exemples dans la culture populaire, par exemple dans les films de Louis de FunèsI am sure, mais alors I am tout à fait sure, que c’est un coup de Fantomas »), ou dans les chansons d’Aya NakamuraJ’suis gang, hors game ; Boy ne joue pas, bang bang bang ; Ferme la porte, t’as la pookie dans l’side »).

La situation de code-switching doit bien être différenciée de celle des emprunts (cf. p. ) ou des créoles (cf. p. ) :

La différence par rapport à l’emprunt :

on peut pratiquer un em-prunt d’une langue à une autre sans forcément parler la langue d’origine de l’emprunt : je peux dire « j’aime bien le wasabi, mais ça pique un peu » sans pour autant savoir parler japonais. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nous avons remarqué les phénomènes d’appropriation par la langue d’accueil des différents termes (cf. p. ).

La différence par rapport au créole :

ce qui est généralement désigné comme créole ou autre (pidgin, sabir, etc. (cf. p. )) désigne plutôt une situation où les usages se mélangent dans l’élaboration d’un troisième, intermédiaire. Ici, une distinction est maintenue entre les deux usages, mais ceux-ci sont utilisés en alternance (néanmoins, dans une situation concrète, il n’est pas toujours évident de distinguer ces deux cas).

Identifier des raisons à l’usage de chaque code

Une des dimensions intéressantes dans la recherche de Gumperz est de se demander pour quelles raisons les personnes passent d’un code à un autre à un moment précis. En particulier, peut-on établir un lien entre le contenu du propos, ou les différents jeux de positionnement dans l’interlocutorat, et l’alternance d’un usage à un autre ? Il n’est pas possible de formuler une loi univoque et universelle, en raison de la diversité des situations d’interlocution, des enjeux d’identité et de pouvoir qui s’y jouent en permanence, des expériences ressenties par les différents membres de l’interlocutorat. Néanmoins, on peut observer des régularités.

Langue de la raison, langue des émotions ?

Décrivant les usages de migrantes d’Amérique du Sud hispanophones aux États-Unis, dans des conversations où l’on fait principalement usage de l’anglais, l’auteur constate :

« Des commutations motivées sur le plan linguistique se produisent quand la conversation fait appel à une terminologie ou à des expressions d’ordre psychologique, par exemple ‘calmer’, ‘se détendre’, ‘je suis un battant’. Des formules ou des modes d’expression comme ceux-ci semblent rares dans les milieux typiquement chicanos. Au contraire, des idées et des expériences associées au passé hispanophone du locuteur déclenchent une commutation en espagnol. »(Gumperz 1989, 88–89)

Gumperz donne l’exemple d’une femme qui témoigne de son expérience au moment d’arrêter de fumer : les passages où elle propose une analyse d’elle-même plus neutre et distanciée sont en anglais, ceux qui mentionnent un ressenti plus personnel sont en espagnol. Dans le même ordre d’idée, j’ai entendu une migrante hollandaise parfaitement francophone mentionner le fait qu’elle ne parlait en néerlandais que lorsque ses émotions prenaient le dessus dans les interactions avec ses enfants.

Le choix linguistique comme indice d’appartenance

Gumperz constate que les locuteurs et locutrices peuvent alterner les langues en réaction à quelque chose qui évoque une expérience qu’elles et ils ont vécue dans une langue, ou pour marquer le degré de proximité à donner à l’interaction :

« M commute ici en espagnol en réaction directe à l’utilisation par E du mot ‘chicanos’. Sa phrase renvoie à des conversations antérieures sur des sujets voisins et sous-entend qu’elle souhaite aborder la conversation présente comme un entretien informel. » (Gumperz 1989, 90)

On trouve par exemple l’échange suivant (initialement en anglais) :

- M : Il n’y a pas d’enfants. Les Black Panthers à côté… Tu me comprends.

- E : Est-ce qu’ils ont des enfants ?

- M : Juste les deux petites filles.

- E : Non, non. Je veux dire : est-ce que d’autres gens du quartier ont des enfants ?

- M : Elles ne fréquentent pas d’autres enfants… Il n’y a pas d’enfants dans le quartier. Enfin… si hay criaturas (si, il y a des enfants) (Gumperz 1989, 92)

Gumperz le commente de la manière suivante :

« M poursuit en parlant de la seule autre famille mexicaine de l’immeuble. Le ‘si hay criaturas’ sert ici à distinguer les enfants mexicains des autres et rectifie le ‘Il n’y a pas d’enfants’ énoncé auparavant. Il sous-entend que seuls les autres enfants chicanos sont acceptables comme camarades de jeu. » (Gumperz 1989, 92)

Quelles conditions pour le code-switching ?

En s’interrogeant sur ce qui favorise ou inhibe l’alternance codique, Gumperz observe deux situations où la personne interrogée ne s’exprime qu’en anglais : dans la première situation, une troisième personne se trouve dans la pièce, cette dernière parle l’espagnol mais elle est d’origine américaine ; dans la seconde situation, la conversation porte sur la prison et sur un détenu, qui n’est pas chicano. Il en déduit :

Le premier exemple met bien en lumière le fait que c’est l’identité sociale et non la langue en soi qui détermine le choix du code. Le second exemple indique que, si les conversations ne font pas référence au statut de chicano des locuteurs ou des référents et si, comme c’est le cas ici, le sujet est traité de manière plutôt détachée, sans engagement personnel, alors la commutation de code ne semble pas pertinente. (Gumperz 1989, 90)

On peut supposer que parler espagnol entre personnes émigrées d’un pays hispanophone est une manière de revenir à un contexte linguistiquement rassurant, sans la peur d’un jugement : en effet, toute personne ayant migré d’un pays à l’autre, même lorsqu’elle a plus ou moins bien appris la langue de son pays d’accueil, garde un vague sentiment d’insécurité linguistique, une peur d’être jugée par le locutorat natif du pays sur ses formes linguistiques. L’entre-soi n’est pas uniquement linguistique, il est également lié au fait de partager des souvenirs en commun, ainsi qu’une même condition de migrante. Ainsi, il ne suffit pas qu’une autre personne sache également parler espagnol pour que l’on puisse pratiquer devant elle l’alternance codique anglais-espagnol : on peut avoir peur que cette personne juge l’alternance comme le signe d’une ignorance de l’anglais, ou bien penser que l’usage des formules en espagnol ne sera pas corrélé pour cette tierce personne au partage de souvenirs ou d’une condition en commun. Dans un tel contexte, le recours à l’espagnol perdrait alors de sa fonction sociale, ou du sens extra-linguistique lié au vécu qu’il a pour les deux personnes immigrées. Dès lors, quand la conversation évoque un contenu factuel, auquel les personnes ne sont pas émotionnellement attachées, et qui ne renvoie à rien de leur histoire ou de leur condition, il n’est pas nécessaire pour elles d’y insérer des passages en espagnol.

Des commutations au sein d’une même langue

Gumperz considère également qu’il est possible que des commutations de codes se produisent entre différents registres d’une même langue : ainsi, au sein d’une communauté de locuteurs noirs américains, il observe « l’alternance entre un type de discours très proche de l’anglais standard et un discours typique du dialecte noir — absence du /r/ post-vocalique, double négation, suppression de la copule. » (Gumperz 1989, 94) Cela peut survenir, en fonction du contenu évoqué, de l’insistance à mettre sur le sujet, du positionnement à afficher à ce moment-là, etc. Par exemple, si une personne souhaite donner un conseil et être bien écoutée de son interlocuteurrice, il se peut qu’elle choisisse de le formuler d’une manière marquante, ce qui pourra passer par l’usage d’une familiarité commune qui rappellera la proximité entre les interlocuteurrices.

Ainsi Gumperz décrit une situation où un étudiant noir demande une lettre de recommandation à un de ses enseignants : il use pour cela d’un anglais très formel. Mais puisque d’autres locuteurs noirs se trouvent présents au moment où il fait sa demande, il se retourne vers eux avant de suivre son enseignant pour discuter de la lettre, et leur dit : « Ahma git me a gig ! » (que l’on pourrait traduire par : j’vais m’chopper un taf !) (Gumperz 1982, 30). Dans cette phrase, plusieurs marqueurs montrent que le locuteur fait preuve d’un usage familier, plus proche des interactions quotidiennes qu’il a avec ses camarades. Ce brusque changement de style, à destination de ses camarades, pourrait être interprété comme montrant que ses phrases précédentes en anglais formel n’impliquaient pas une volonté de renier ou de trahir son milieu d’origine, et qu’il continue à se sentir membre de son groupe de pairs.

Un choix de code pour véhiculer un message

Alors que l’on a parfois tendance à séparer, dans l’analyse d’un message, celle du fond et celle de la forme, et à croire ainsi qu’un message pourrait rester le même, indépendamment de la manière dont il est véhiculé (en braille, en morse, en criant, etc.), Gumperz nous montre au contraire que le choix du médium n’est pas neutre104. Dire ce que l’on a à dire de telle manière plutôt que de telle autre n’est pas indifférent à la signification globale du message :

« Autrement dit, la commutation de code remplit une fonction sémantique semblable à celle des choix lexicaux. […][Elle] est essentiellement une technique de communication que les locuteurs utilisent comme stratégie verbale, un peu comme un bon écrivain sait changer de style dans une nouvelle. » (Gumperz 1989, 95)

On peut alors analyser les situations de code-switching comme incluses elles-mêmes dans des stratégies de communication, et se demander ce que signifie l’usage de tel ou tel code dans une situation interactionnelle donnée. Il n’est pas possible de fournir une clé d’interprétation universelle sur la signification de tel ou tel choix de code, puisque chacun des registres évoque des associations spécifiques en fonction du vécu biographique du locutorat : ainsi, pour la communauté hispanique états-unienne, l’usage de l’espagnol rappelle le pays d’origine, mais pour une personne née en France, cela pourra lui rappeler de fastidieux cours au collège, et pour une personne provenant d’une communauté autochtone en Amérique du Sud, l’espagnol pourra être associé à la langue de la conquête, de l’oppression, ou des relations commerciales. Ainsi, les locutorats interprètent chaque manière de parler par rapport au contexte et à leur biographie comme étant plus ou moins pertinente et chargée de signification :

« Face à chaque cas particulier de commutation de code, les locuteurs déduisent sa valeur sémantique grâce à une procédure de traitement de l’information qui tient compte du locuteur, de l’allocutaire, des catégories sociales que le contexte permet de leur attribuer, du sujet, etc. Selon la nature de ces facteurs, le contexte ouvre un large éventail de sens à partir de la signification de référence — l’inclusion (nous) s’opposant à l’exclusion (eux). Cette signification fondamentale est réinterprétée à la lumière des facteurs contextuels concomitants pour donner des indications, par exemple, sur le degré d’engagement, la colère, l’insistance, le changement de cible, etc. » (Gumperz 1989, 96)

Comme nous le verrons plus loin (cf. p. ), il est possible d’appliquer le modèle de Gumperz pour rendre compte de certaines productions d’élèves en classe, mais cela nous oblige en fait à remettre en question le modèle mono-normatif de la langue tel qu’il est appliqué dans l’évaluation scolaire.

Difficultés théoriques de la notion

Par rapport aux questions abordées dans cet ouvrage, nous voyons que la notion de code-switching et les conséquences qu’en tirait Gumperz, présentent de nombreux intérêts : premièrement, cela permet de rendre compte de situations où les pratiques verbales des locutorats débordent des classifications habituelles ; deuxièmement, l’analyse des raisons de l’alternance codique nous oblige à prendre en compte les contextes interactionnels au sein desquels elles sont produites. Néanmoins, cette notion soulève quelques difficultés théoriques que nous allons maintenant aborder.

Une discontinuité reconstruite par les linguistes ?

Une des difficultés de la notion de code-switching tient en ce qu’elle nous mène à analyser les phénomènes comme une alternance entre deux codes (ou plus), alors qu’il est possible que les personnes s’exprimant dans une conversation vivent leurs propres expressions comme des unités fluides. En ce sens, lorsque les linguistes décomposent des énoncés en disant « tel segment provient de la langue A, tel autre de la langue B », elles et ils projettent leur propre découpage savant, influencé par des connaissance étymologiques et la catégorisation en langues, au sein du propos. Mais la personne qui s’exprime pourrait simplement ressentir son énoncé comme un unique trait d’expression : même s’il renvoie à différents espaces d’expériences, tout cela peut être vécu comme cohérent et continu.

Par exemple, il peut arriver dans les transports en commun d’entendre quelqu’un parler au téléphone dans une langue autre que le français, et de saisir en passant des mots comme photocopie, préfecture, ou autres, qui peuvent indiquer le contenu global de la conversation. Certes, ce sont des mots français, mais on peut surtout imaginer que ce sont des mots relatifs à un champ d’expérience qui a été vécu en langue française (ici, celui de l’administration française), et qui se trouve intégré au sein d’une discussion plus personnelle. S’il y a bien deux champs d’expérience qui se télescopent, leur expression peut pour autant être fluide dans l’expérience de la personne qui l’énonce ou de celle qui l’entend. Dans ce cas, mobiliser le découpage en langues en raison de l’étymologie des mots utilisés constitue en fait une vision reconstruite par un regard rétrospectif et savant, qui s’est situé hors de l’expérience énonciative du locutorat (Bakhtine 1929).

Nous avions effectué un constat similaire sur la notion d’emprunt : lorsque nous parlons, nous n’avons pas l’impression de dessiner un patchwork à partir de termes provenant d’un grand nombre de sources anciennes ; pour la plupart des personnes dans une situation concrète d’interlocution, il s’agit simplement du français. De même, lorsque nous opposons un supermarché à un hypermarché, nous voyons une gradation continue entre les deux préfixes, alors que l’un vient du latin et l’autre du grec : les savantes, douées de connaissances étymologiques, peuvent suivre la diversité des provenances, mais celle-ci n’est pas forcément vécue comme telle dans l’expérience des sujets parlant.

Étudier les mélanges pour maintenir des frontières ?

Si la notion de code-switching a le mérite de désigner des situations qui ne collent pas aux descriptions idéales des linguistes, mais au sein desquelles se télescopent des fragments issus de divers usages, en revanche, on peut se demander de quelle manière elle permet d’intégrer les évolutions, sur le long terme, qu’engendreront de tels contacts : il peut s’agir de l’émergence d’un usage hybride (dont on a vu qu’il fallait prendre plusieurs précautions avant de le désigner comme créole (cf. p. ) ou comme métissage), ou d’une évolution d’un des usages sous l’influence de l’autre (celle-ci pouvant, comme on l’a vu (cf. p. ), prendre plusieurs formes). Bref, la notion de code-switching décrit l’alternance entre des langues, sans véritablement remettre en question leur délimitation. Par ailleurs, si ces alternances devaient se pérenniser et se cristalliser dans un usage ayant ses propres codes, alors cette notion continuera à les décrire par rapport à leurs langues d’origine, et non par rapport à ce qui a été construit : aurait-on idée d’appeler le français aujourd’hui du latino-gaulois ? Par conséquent, elle n’aurait de validité qu’au moment de désigner un moment temporaire d’échange, ou l’étape initiale de création d’un usage mixte.

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Dans ce chapitre, nous avons abordé un certain nombre de notions(emprunt, langues véhiculaires, créole, code-switching) qui permettent de rendre compte de phénomènes de circulation et de diffusion des manières de parler au-delà des cadres fixes dans lesquels on catégorise généralement les langues. Malgré l’intérêt qu’elles revêtent en ce sens, nous avons vu qu’il restait nécessaire de maintenir une vigilance à leur égard, dans la mesure où il reste toujours possible de les utiliser d’une manière qui reconduise en fait les délimitations qu’elles prétendent dépasser, ou qui continue à réifier les langues plutôt que d’évoquer des pratiques socialement contextualisées.

Les classements comme objets d’étude

Les chapitres des deux parties précédentes ont essentiellement consisté en une critique des catégorisations usuelles. Mais, bien que les catégories désignant nos manières de parler soient imprécises, il se trouve qu’elles sont utilisées, elles imprègnent nos discussions par leur omniprésence. C’est pourquoi il est possible d’orienter le regard vers une autre direction : plutôt que de s’interroger sur leur précision en tant que candidates à la description du monde, il est possible d’analyser les conséquences de leurs usages. En ce sens, le prochain chapitre abordera la question d’une manière plus fondamentale, en s’interrogeant sur le processus de catégorisation lui-même. Qu’est-ce que cela produit d’utiliser des classes ou des catégories pour décrire nos manières de parler ? Le chapitre suivant présentera quelques outils méthodologiques permettant d’analyser ce que produisent les classements linguistiques.

Les effets des classes

La lecture de la partie précédente peut dégager une certaine impression de découragement : après une exposition des insuffisances théoriques de la notion de langue, ce sont d’autres propositions qui ont été étudiées tour à tour. Si chacune d’elle a eu le mérite d’introduire de la complexité dans la description des processus à l’œuvre dans la répartition des pratiques linguistiques, elles ont toutes également fait l’objet d’un certain nombre de critiques. L’argument semble récurrent : malgré l’intérêt de telle ou telle notion, celle-ci continue à véhiculer divers présupposés inhérents à la notion de langue, et si chaque notion prise à part met en lumière un aspect de la complexité langagière, aucune ne semble réellement exhaustive dans sa capacité à embrasser l’ensemble des processus sociaux à l’œuvre dans les échanges langagiers.

Que nous reste-t-il pour décrire les manières de parler ?

On peut donc légitimement poser la question : si aucune notion proposée ne semble entièrement satisfaisante pour la description de nos manières de parler, alors de quoi dispose-t-on pour les caractériser ?

L’aporie de la classification

La leçon principale de cette excursion dans les notions de sociolinguistique semble être la suivante : il est inutile de vouloir enclore nos manières de parler dans une catégorie, quelle qu’elle soit. D’une part parce que chaque parole concrète se situe toujours à cheval entre plusieurs de ces catégories, d’autre part parce que chaque catégorisation applique un choix d’échelle relativement arbitraire, qui déclare homogènes en son sein des usages qui ne le sont pas nécessairement, et qui établit une frontière nette avec des usages que l’on pourrait trouver communs hors de celle-ci, enfin car la démarche même de catégorisation s’oppose au caractère fluctuant, poreux, au renouvellement et à la réinvention constants propres aux manières de parler.

Au-delà des phénomènes de circulation déjà évoqués, les individus témoignent d’une capacité à réinventer, détourner, et subvertir en permanence les formes déjà existantes. Ceci peut survenir pour plusieurs raisons : soit parce que de nouvelles situations appellent de nouveaux mots, soit pour tenter d’exprimer une subtilité particulière, soit pour traduire dans une langue un terme n’ayant pas d’équivalent strict, ou encore pour le simple plaisir ludique et esthétique de modeler le langage à sa guise. Un certain classicisme nous pousse à percevoir comme des innovations virtuoses les pratiques des poètes assermentés, et à considérer comme fautives ou farfelues d’autres innovations langagières issues de pratiques orales ou de milieux moins favorisés : pourtant, le processus à l’œuvre est bien le même, il s’agit de réinventer ou de détourner les formes linguistiques à disposition. Qui n’a jamais construit un verbe par dérivation, par exemple désabsolutiser sur le modèle de dédramatiser, en accompagnant parfois cette invention d’une remarque métalinguistique de type « je ne sais pas si ça se dit » ou « si ça existe »105 ? Les chansons et les comptines, le rap, les usages spécifiques qui se créent au sein de tout milieu fortement soudé, constituent autant de foyers foisonnants de renouvellement et de réinvention de la langue par une créativité populaire. Ces innovations perpétuelles ont pour effet de très vite rendre caducs les inventaires de formes linguistiques106.

Ainsi, malgré l’absence de catégorie fixiste à laquelle nous pouvons nous rattacher après lecture de cet ouvrage, tout n’en est pas perdu pour autant, puisque, tout au long de ces réflexions, nous avons mis au jour des processus qui dictent l’évolution de nos manières de parler. C’est donc un précepte méthodologique qui constituerait le principal acquis de ce parcours : il est plus pertinent d’analyser nos manières de parler en passant par les processus que par les catégories.

Esquisse des processus à l’œuvre dans les interactions verbales

Tentons de résumer les processus sociaux qui déterminent l’évolution des manières de parler, tels que nous les avons abordés lors de cette analyse :

  • Un des points de départ de la réflexion a consisté à prendre en compte l’hétérogénéité des usages et la porosité des registres qui s’influencent mutuellement en permanence. Nous en avons déduit qu’il n’était pas possible d’établir des ensembles nettement délimités qui correspondraient de manière univoque à des groupes de personnes existants.

  • Néanmoins, nous avons constaté que, si l’homogénéité n’était pas donnée d’emblée, elle pouvait résulter de forces d’homogénéisation, exercées soit par des institutions, soit par des mouvements de populations liés au commerce, aux migrations, à l’expansion militaire, etc., ces forces s’opposant aux forces de différenciation (ce que nous avons pu nommer également convergence et divergence). Ces deux forces opposées entretiennent entre elles une relation dialectique, et le rapport de force entre l’une et l’autre dépend de la position de relative force ou faiblesse des diverses instances en présence.

  • Par ailleurs, nous avons remarqué que les locutorats disposaient d’une pluralité de registres, et que ce sont les indices observés dans la situation et au sein de l’interlocutorat qui leur permettent de déterminer quelle adaptation semble contextuellement la plus pertinente107.

  • Pourtant, il faut prendre en compte le fait que nous ne maîtrisons pas une infinité de registres, mais seulement ceux que nos parcours de vie nous ont permis d’acquérir. Ceci signifie qu’il faut pouvoir considérer l’influence des apprentissages liés à nos socialisations précédentes, ce qui détermine notre marge de manœuvre dans la production d’usages plus ou moins variés, et plus ou moins adaptés à une diversité de contextes.

  • Enfin, les personnes impliquées ne peuvent analyser le type de situation sociale dans laquelle elles se trouvent, et choisir le répertoire correspondant, qu’à condition de disposer d’une capacité d’analyse de leur environnement social. En effet ce n’est pas la situation en elle-même qui détermine l’usage qu’une personne y produit, mais ce qu’elle y décèle et ce qu’elle en déduit. Même si ce n’est pas l’objet du présent ouvrage, il serait possible d’étudier la manière dont les pathologies du lien social (psychoses, paranoïa, schizophrénie, autisme, etc.), en affectant la manière dont les sujets se représentent la configuration sociale les environnant, impacte leurs productions langagières108.

Cette liste n’est pas exhaustive, elle ne donne pas lieu à un modèle clos et définitif, accepté de manière unanime par toute la communauté de la recherche. Le nombre exact de paramètres et l’importance à accorder à chacun sont toujours discutés et ils sont très variables selon les terrains étudiés. Néanmoins, ils fournissent un aperçu de ce sur quoi la recherche actuelle a tendance à insister. Comme indiqué plus haut (cf. p. ), le raisonnement en termes de processus permet d’établir une cohérence entre l’explication de l’évolution des usages linguistiques et celle des autres types d’usages sociaux : qu’ils soient liés à la manière de s’habiller, de se nourrir, d’habiter, d’occuper son temps, etc. Il est notamment très probable que l’on puisse généraliser le principe selon lequel toute catégorie pour classer les gens sera imprécise.

Les catégories de gens : entre pertinence descriptive et fonction sociale

Après avoir constaté les imprécisions descriptives des catégories qui visent à classer les manières de parler, et avec elles les personnes qui parlent, une question survient : mais alors, pourquoi en faisons-nous usage ? Beaucoup des observations qui montrent l’imprécision des classements linguistiques ne sont pas difficiles à faire, elles relèvent du quotidien. Dès que le regard est exercé, on perçoit la plasticité, la créativité et la porosité permanentes des usages linguistiques. De même, on perçoit que les populations débordent en permanence des classes dans lesquelles on les range, en raison de leurs appartenances multiples, de la diversité de leurs influences et socialisations, de leurs évolutions biographiques, etc. De nouveaux groupes se font et se défont en permanence. Vouloir utiliser des catégories ou des notions groupistes pour classer les gens reviendrait donc en fait à vouloir attraper l’eau qui coule d’une cascade, ou à prendre un cliché à l’instant T d’une volute de fumée comme une référence stable ou comme un modèle normatif dictant dans quel état elle devrait rester par la suite.

Même à l’échelle d’une seule personne, nous constituons des êtres complexes ou « pluriels » (Lahire 1993), car nos parcours biographiques nous ont amenées à nous socialiser dans des milieux hétérogènes. Ces contextes relationnels que nous avons traversés nous ont permis d’élaborer des répertoires langagiers multiples : on parle de socialisation langagière ou linguistique pour désigner de tels apprentissages (Lambert 2021). Ces répertoires, acquis au fil d’expériences sociales discontinues, peuvent d’ailleurs entrer en conflit au sein d’un même individu. Nos parcours biographiques peuvent nous conférer une certaine mobilité sociale, et il est possible qu’une personne ayant grandi dans un milieu populaire, puis ayant diversifié ses répertoires langagiers, ressente une tension interne entre différents modes d’expression possibles. Mais celle-ci est avant tout le marqueur d’une tension dans la gestion de ses appartenances sociales multiples109 : c’est pour ces raisons que nous avions critiqué la notion d’idiolecte (cf. p. ).

L’argument épistémologique : une simplification nécessaire ?

S’appuyer sur un raisonnement en termes de catégories ou de groupes est imprécis, et pourtant cela semble être une pratique que nous avons en permanence. Il convient donc de s’interroger sur les besoins que ces catégorisations viennent remplir, malgré leurs approximations, ou peut-être du fait même de ces approximations.

S’orienter dans le social

Il semblerait impossible de s’orienter dans le monde social si nous ne disposions pas de quelques repères, ou balises, qui permettent de se situer par rapport aux autres personnes que nous fréquentons. On pourrait alors comparer les catégories utilisées quotidiennement au plan du métro parisien : il ne fournit pas une description minutieuse et exacte de la ville, mais la quantité nécessaire d’informations pour trouver sa route, et un plan trop détaillé ne serait pas rapidement lisible. Lorsque nous cherchons notre chemin, nous avons simplement besoin de quelques grands repères pour pouvoir trouver la bonne direction, la simplification est alors bénéfique. La fonction de ce plan deviendra en revanche insuffisante lorsqu’il s’agira de proposer une analyse fine, complète et détaillée de l’architecture et de l’urbanisme de Paris, de ses ambiances ou de son histoire.

Proposer un modèle descriptif

Dans les milieux de la linguistique et de la sociolinguistique, les difficultés conceptuelles mentionnées sont souvent bien connues des personnes pratiquant des enquêtes de terrain, où l’on voit les productions langagières des sujets déjouer en permanence les attentes et les prévisions. Pourtant, nous continuons à les utiliser, tout simplement parce que ces classes sont pratiques. Elles fournissent une description approximative mais acceptable des situations à étudier.

Dans une description scientifique également, l’excès de détails peut altérer la visibilité des processus que l’on souhaite mettre au jour : une grande part du travail scientifique consiste à discriminer les phénomènes qu’il est pertinent ou non de prendre en compte, et à réfléchir à un mode de présentation qui les mettra le mieux en valeur. Lorsque j’étais étudiant, Claude Guillon, un de mes enseignants en épistémologie des sciences humaines, nous disait : « Prenez l’idée d’un modèle réduit de bateau : il ne constitue pas la stricte reproduction à l’identique d’un vrai bateau à une échelle réduite. Certaines pièces ont dû être enlevées ou fusionnées, de telle manière qu’il n’a pas toutes les fonctionnalités d’un véritable bateau. Mais ce n’est pas ce que l’on attend d’un modèle : le but est qu’il contienne suffisamment d’informations pertinentes visibles pour que l’on puisse comprendre le fonctionnement général du bateau. Il en est de même lorsque vous construisez un modèle théorique : vous ne décrivez pas la réalité de manière exhaustive, mais vous en sélectionnez certains aspects que vous mettez en valeur. »

Dans quel sens a-t-on choisi de simplifier ?

Certes, une description scientifique ne peut présenter la totalité du réel dans sa complexité et sa profusion : le résultat en serait une masse de détails illisibles, désorganisés et incompréhensibles. En revanche, il existe différentes manières de les simplifier. Celles-ci dépendront des critères que l’on se fixe : au sein de la profusion des données, lesquelles a-t-on négligées ou favorisées, et qu’est-ce qui justifie de tels choix ? Tout mode de présentation de données de recherche est en lui-même révélateur des critères implicites de la personne ou du groupe qui élabore cette recherche. Il n’est donc pas suffisant de dire que la simplification des données recueillies constitue une nécessité, on peut encore se demander : pourquoi simplifier précisément en ce sens ? Dans la présentation faite des données recueillies, qu’est-ce qui a été mis en avant, qu’est-ce qui a été laissé de côté, et qu’est-ce qui a influencé nos choix dans un sens ou dans l’autre ?

Bref, le problème de la présentation des pratiques linguistiques sous la forme de catégories n’est pas qu’il s’agit d’une simplification ou d’une approximation, car celles-ci sont nécessaires à toute description. En revanche, décrire consiste à choisir un certain type de simplification ou d’approximation, ce dont on peut interroger les orientations. Ainsi, lorsque l’on présente les pratiques linguistiques sous la forme de processus (cf. p. ), on opère également une simplification, mais celle-ci répond à d’autres choix de présentation. La question n’est donc pas de simplifier ou non les données observées, mais plutôt de savoir dans quel sens, pour quelles priorités, et en suivant quels présupposés. Or, en étudiant les descriptions s’appuyant sur la notion de langue (cf. p. ), nous savons quels choix une telle présentation met en avant : il s’agit de caractériser des pratiques linguistiques (et donc des groupes sociaux) comme homogènes, nettement délimités, et fixes dans le temps. Quelle orientations sont véhiculées par de tels choix de présentation ? Ici, il semble que l’on sorte de la question épistémologique pour entrer dans celle, sociologique, des intérêts que l’on a à mettre en avant telle ou telle description du monde social.

L’argument sociologique : donner de la visibilité

Dans certains cas, il arrive que, socialement parlant, nous ayons besoin, non pas de la description la plus détaillée, mais de celle qui sera la plus pertinente, la plus percutante, la plus convaincante. Dans ce cas, il pourrait être judicieux d’utiliser des notions floues, pour autant que leur rendement rhétorique soit au rendez-vous110.

Le besoin de s’affirmer

La question « Qui suis-je ? » est parmi les plus omniprésentes de notre existence, et il est fréquent que la manière de parler soit mobilisée comme caractéristique de la définition de soi. Au-delà des manières de parler, pouvoir se ranger dans une catégorie ou une classe fournit une réponse simple et rassurante à cette question complexe et angoissante. Dire « Je suis une X », « Je fais partie des Y » ou « Je parle le Z » peut venir combler ce sentiment d’insécurité face à notre incapacité à nous définir entièrement.

Le sociologue Émile Durkheim, dans son ouvrage classique De la division du travail social (Durkheim 1893), décrit une évolution entre les sociétés traditionnelles et modernes. Autrefois, nos identités se définissaient de manière simple par des appartenances fixes, déterminées par un environnement social immuable : en fonction de notre village d’origine, notre religion, notre famille et place dans la famille, notre position sociale était tracée à l’avance. Le métier que l’on allait exercer, le lieu de vie, éventuellement la personne avec qui se marier, tous ces paramètres laissaient peu de place à une initiative individuelle.

À l’heure actuelle, nous avons à peu près la possibilité de choisir nos études, notre partenaire de vie, nos goûts musicaux, nos fréquentations. Il est possible de répudier ou d’adopter des critères d’appartenance qui nous ont été inculqués dans notre environnement familial initial. Tout ceci nous apporte certainement une liberté plus grande que dans les sociétés traditionnelles, néanmoins, cela met également le sujet face à une angoisse : comment vais-je me définir ? Ces nouvelles libertés s’accompagnent de la responsabilité de faire un choix parmi la totalité des possibles, et d’assumer soi-même le lourd fardeau de sa propre définition, ce qui peut être source d’angoisse. En ce sens, les choix préétablis des sociétés traditionnelles avaient un aspect rassurant.

À son époque, Durkheim parlait de solidarité mécanique pour désigner le type de cohésion sociale qui unissait les individus, dans une société où l’interdépendance était très forte et où chaque personne avait une position définie à l’avance, et de solidarité organique pour le type de relation qui unit des individus dont le rôle est plus fortement différencié et individualisé par rapport aux autres personnes. Il craignait que la disparition des rôles traditionnels, des règles et contraintes qu’ils impliquaient, n’aient comme conséquence une perte de repères des individus quant à leur identité, qui pouvait mener à des troubles psychiques : il employait le terme d’anomie pour désigner un état où les règles structurantes d’une société ne sont plus clairement perçues par un individu, et considérait qu’un tel état pouvait, à terme, mener au suicide.

De ce fait, on pourrait faire l’hypothèse que l’apparition de nombre de catégories constitue comme une forme de compensation face à cette angoisse existentielle qui réside dans le fait d’avoir à se définir soi-même dans un monde aux nombreuses possibilités. On crée des classements et s’insère dans des catégories par rapport à ses goûts musicaux (on est punk, métalleux), à ses choix vestimentaires (on est normcore, gothique ou hipster), à ses choix de loisirs (on est geek ou fit), ses choix alimentaires (on est healthy ou sans gluten ou vegan), ses préférences sexuelles (on est vanille, kinky), etc. Au-delà des diagnostics médicaux, on voit aussi beaucoup de personnes s’auto-attribuer (ou attribuer à leurs enfants) un mode de fonctionnement mental : zèbre, haut potentiel, bipolaire, Asperger, TDAH, et l’on se situe grâce à des tests psychologiques, comme le MBTI, l’énéagramme111, etc. Ces catégorisations sont relativement mobiles, dans la mesure où certaines apparaissent ou disparaissent avec le temps. Certains termes renvoient à ce qui correspond à des choix ou des préférences (comme les préférences vestimentaires ou musicales), d’autres sont vécues comme des contraintes biologiques (les intolérances alimentaires) ou dictées par le fond de notre être sans que nous ne puissions vraiment le contrôler (l’appartenance de genre, l’orientation sexuelle). Cet ensemble de traits, en évolution permanente, constitue un « je suis comme ça », par lequel on se définit, et qui en vient à remplacer les appartenances attribuées des sociétés traditionnelles, comblant le vide de cette lancinante question : « Qui suis-je ? »112

Si les manières de s’alimenter, s’habiller, se divertir, manger, d’avoir des relations sexuelles, et même de penser, contribuent toutes à cette nouvelle définition de nos individualités, alors qu’en est-il de nos manières de parler ? Bien entendu, on perçoit des petits conflits autour de certaines manières de parler : dites-vous pain au chocolat ou chocolatine ? Dans certains cas, les appartenances liées aux manières de parler peuvent faire l’objet d’une revendication identitaire : c’est notamment le cas des personnes qui apprennent des langues dites minoritaires (cf. p. ). En effet, dans une société aujourd’hui totalement francophone, on n’apprend pas le breton ou le catalan pour répondre à des besoins communicationnels. Quand des personnes engagent de nombreux efforts pour apprendre ces langues et les pratiquer, qu’est-ce qui les dirige alors ? Ici, la dimension de l’affirmation identitaire entre sûrement en compte113.

Ainsi, la précision ne constitue pas la totalité de ce que l’on attend des catégories descriptives, leur usage peut répondre à un besoin d’affirmation identitaire.

Nommer dans un monde en conflit

Au-delà de l’affirmation de soi, il existe un second cas où la mise en avant d’une identité peut être importante : par exemple, lorsque un ensemble de personnes subit une domination systémique. Un des premiers leviers de cette domination est bien souvent l’invisibilisation de la population concernée. Ainsi, lutter pour obtenir une visibilité peut constituer un enjeu politique important, une première étape avant la prise en compte à l’échelle publique des revendications de la population concernée. On en trouve un bon exemple dans la gay pride, progressivement devenue la « marche des fiertés », qui rassemble un ensemble de personnes ayant des appartenances de genre ou des orientations sexuelles relativement disparates, mais ayant en commun de ne pas bénéficier des mêmes visibilité et reconnaissance que les personnes cisgenres ou hétérosexuelles. Les ajouts multiples opérés à l’acronyme LGBT, et le caractère potentiellement ouvert des ajouts possibles114 (LGBTQIA+) montre bien que l’important n’est pas ici la précision descriptive de la population concernée. Au-delà des éventuelles revendications juridiques pouvant être mises en avant, et qui ne font pas l’unanimité au sein des groupes concernés, et au-delà de l’hétérogénéité des personnes présentes, l’objectif de ces marches est ici avant tout de montrer que l’on existe. En ce sens, en situation de conflit, les configurations sociales peuvent tendre vers une simplification. S’appuyant sur l’analyse des polémiques, Ruth Amossy montre ce phénomène par deux processus (Amossy 2014, 55–61) :

La dichotomisation :

cela correspond à la réduction dans un débat complexe d’un ensemble enchevêtré de questions à une alternative binaire pour / contre ;

La polarisation :

il s’agit d’un mouvement par lequel les singularités sociales de petits groupes sont temporairement mises à l’écart pour pouvoir former des camps homogènes défendant le pour / ou le contre.

Cela montre qu’à un moment donné, la complexité du social se trouve réduite par une situation qui amène les protagonistes à cristalliser des positions, et à élaborer des alliances autour de mots d’ordres rassembleurs. Dans ce cas, les personnes en jeu acceptent de mettre de côté une partie de leurs spécificités pour faire front au sein d’une revendication. Dans des situations de ce type, le phénomène de nomination contribue fortement à opérer des identifications (Butler 1997). Prenons une situation inégalitaire et conflictuelle, au sein de laquelle nous pourrions distinguer schématiquement une position d’oppresseur·e et une position d’opprimé·e. Plusieurs cas sont alors possibles :

  • Le nom donné aux opprimées peut provenir des oppresseures : c’est par exemple le cas ou des insultes et des termes dévalorisants, ou de la catégorie oriental (cf. p. ).

    Certains de ces termes peuvent faire l’objet d’une réappropriation, d’une resémantisation (un nouveau sens leur est donné) et d’une réaxiologisation (une nouvelle valeur leur est donnée). L’exemple typique de ce processus, que l’on nomme souvent retour du stigmate (Goffman 1963), est la catégorie queer, d’abord utilisée comme une insulte pour désigner des hommes efféminés, puis mobilisée comme l’objet d’une revendication et d’une identification à part entière. On trouve d’autres exemples : certains groupes militants se définissent non comme LGBT, mais comme trans / pédé / bi / gouines. En réutilisant les termes de pédé et de gouine, ils soulignent ainsi l’homophobie ordinaire qui peut continuer à exister, et choisissent d’investir ces mots d’une connotation valorisante (Butler 1997). On pourrait multiplier les exemples : alors que, dans les Trente Glorieuses, le terme paysan était dévalorisé au profit de la figure moderne d’une exploitante agricole, modèle de gestion et d’expertise technologique, la prise de conscience des cataclysmes environnementaux a réhabilité partiellement ce terme (dans la mise en avant d’une agriculture paysanne, qui s’inscrit jusque dans le nom d’un syndicat comme la confédération paysanne), et peut même aujourd’hui servir d’argument marketing !

  • Les opprimées se nomment pour se donner une visibilité ou pour se souder mutuellement : il est clair que les locuteurrices du corse ont pu ressentir un soulagement, il y a quelques décennies, au moment où leur manière de parler n’était plus considérée simplement comme un dialecte de l’italien. De même, en nommant gallo ce que mes grands-mères appelaient « le patois » (cf. p. ), le milieu militant adopte un nom homogène et non dévalorisant à des fins de visibilité. On pourrait ici craindre que la volonté de contester l’usage de catégories comme corse, gallo (ou picard, occitan, etc.) en raison de leur imprécision descriptive puisse nuire à la visibilité ou la reconnaissance des pratiques ainsi catégorisées115.

  • Nommer le groupe oppresseur peut également permettre de rendre visible l’inégalité. En ce sens, ce même groupe peut avoir pour intérêt stratégique de contester la pertinence de la catégorie qui le désigne, afin de dénier l’existence même d’une relation de domination. Par exemple, il est certes sûrement pertinent de dire que la catégorie genrée d’homme souffre d’imprécision et qu’il peut exister une grande diversité dans les manières de se déclarer et de se sentir homme. Néanmoins, l’intérêt principal de cette catégorie, en ce cas, est moins sa précision descriptive, que de pointer le fait d’être socialement perçus comme des hommes par leur environnement, et donc de bénéficier des privilèges qui leur sont inhérents dans une société patriarcale (inégalité salariale, attentes en termes de comportement, pouvoir et crédibilité accordés a priori dans beaucoup de milieux, etc.). Dans ce cas, une critique de l’imprécision de la catégorie homme par des hommes peut tout simplement constituer une tentative stratégique pour nier la domination systémique dont ils bénéficient par ailleurs en tant que personnes reconnues et traitées comme des hommes par leur entourage social116.

  • Le groupe oppresseur se nommerait-il lui-même ? Pierre Bourdieu disait qu’un des ressorts de la domination symbolique réside en ce qu’elle ne se montre pas elle-même : si elle se présente comme inégalité, elle perd de son efficacité. Les personnes en position de domination ont ainsi plutôt intérêt à présenter leur ensemble comme relevant de la normalité, et le reste comme une variante. Cela se perçoit également dans des formes de représentations marquées par un racisme ou un sexisme ordinaires, où l’archétype de l’individu standard est un homme blanc, et les propriétés femme ou racisé sont perçues comme des attributs supplémentaires, ajoutés. Si l’on réapplique un tel raisonnement à l’analyse de nos catégories linguistiques, on comprend mieux l’effet social que produit une expression comme français standard (cf. p. ) .

On perçoit alors que, dans de telles situations, nommer un groupe peut constituer un ressort politique vital afin de visibiliser un enjeu de domination structurelle et revendiquer une reconnaissance. Par ailleurs, les cas présentés ici sont explicitement conflictuels et dynamiques : certains groupes sont interpelés par une nomination de l’extérieur, d’autres modifient la connotation de leur nom, d’autres renient le nom qui leur est donné. Dans ces différents cas, les noms que l’on donne aux groupes (et aux manières de parler) constituent un enjeu politique conflictuel. Ici, on ne se pose plus la question épistémologique de la précision des catégories, mais bien celle socio-politique, des effets de leur usage.

Mais, bien que le fait de nommer un groupe puisse sembler politiquement profitable dans la mesure où cela lui permet de gagner en visibilité, cela peut également être socialement contre-productif, si jamais cela revient à renforcer un discours de stéréotypie (de type : « Toutes les personnes du groupe X ont telles propriétés »), ou à nier des différences ou inégalités importantes au sein même de ce groupe. On se situe ainsi, politiquement parlant, aussi dans un dilemme, dans la mesure où nommer pour visibiliser peut mener en fait à essentialiser un groupe117.

Une tension entre la visibilisation politique et la précision théorique

Il semble être politiquement profitable de faire un usage public de la notion de communauté, malgré ses imprécisions, dans la mesure où elle contribue à donner de la visibilité à un groupe, même vaguement défini, qui demeure généralement peu perçu, et dont les revendications sont souvent méconnues. En effet, on n’attend pas que les descriptions fassent preuve de précision scientifique dans toutes les situations. Dans une conversation quotidienne, à table, cela serait insupportable. De même, on peut se demander si la quête de nuances, de subtilité et de précision, inhérente à la recherche en sciences humaines et sociales, ne risque pas de s’avérer contre-productive d’un point de vue politique, si jamais elle mène à minimiser des phénomènes d’oppression, qui existent malgré tout d’une manière globale. Y-aurait-il alors un conflit entre une logique de description théorique, qui, par souci de précision, remet en question les catégories désignant des groupes, et une logique d’intervention sociale, qui a besoin de pouvoir nommer des groupes pour faire exister socialement certaines franges de la population et rendre visibles certains conflits ?

Cette question a été mobilisée dans la réflexion féministe quant à l’usage à faire ou non de la catégorie de femme. Iris Marion Young tente de dépasser l’alternative entre, d’une part, un usage de la catégorie de femme, qui, bien qu’utile pour la représentation politique, risquerait d’en diffuser une vision essentialisée, porteuse de certaines attentes stéréotypiques sur ce que devrait être une femme, et d’autre part, une déconstruction de la catégorie, qui, bien que plus précise d’un point de vue descriptif, ne lui permettrait plus de jouer un rôle constructif de représentation politique. Elle propose de s’appuyer sur la notion de série pour proposer une catégorisation suffisamment lâche pour être tolérante à la diversité interne des manières d’être femme : sous certaines conditions socio-politiques, la série se mue en groupe pour des besoins de représentation (Young 1994)118.

S’appuyant sur l’analyse de nombreux mouvements sociaux Ernesto Laclau propose quant à lui une analyse dynamique de la constitution de groupes politiques à partir de la notion de demande : un front commun se constitue lorsque l’on parvient à regrouper une pluralité de demandes sous un nom partagé. Au sein de ces processus, la nomination des groupes ou les affects jouent un rôle crucial dans la constitution d’un sentiment d’appartenance. Dans certains cas, il considère qu’il est important de garder une certaine dose de flou pour que l’identification puisse regrouper un ensemble disparate de parties : il met ainsi en lumière l’importance de ce qu’il nomme signifiant vide et signifiant flottant au sein du processus d’identification sociale (Laclau 2005).

Pour revenir au domaine linguistique, beaucoup de militantes en faveur des manières de parler nommées langues régionales, langues minoritaires, en danger que je connais ne tiennent pas particulièrement aux conclusions qui invalident la pertinence de la notion de langue. « Pour quoi allons-nous militer, alors, si les langues n’existent pas ? », « Es-tu en train de dire que le breton / le picard / l’occitan / etc. n’est pas une ‘vraie’ langue (sous-entendu : comme le serait le français) ? », « On a besoin de parler de langue pour avoir de la visibilité » constituent des réflexions que j’ai entendues, sous de nombreuses formulations différentes, depuis des années.

Cette tension peut constituer un véritable tiraillement pour des personnes engagées dans une démarche de recherche, dont le souci est de décrire le monde social avec le plus de nuance et de précision possibles, mais qui souhaitent également que leur travail puisse avoir un impact sur l’amélioration des relations entre les humains, ou au moins qu’il ne serve pas à noyer le poisson en fournissant des arguments qui permettraient de contribuer à l’invisibilisation des populations concernées. D’une certaine manière, j’ai ressenti ce dilemme lorsque j’ai été accusé par des chercheurs travaillant sur le breton de « tirer sur une ambulance » en raison du fait que je n’adhérais pas à la notion de langue. Sans avoir de réponse définitive à ce sujet, je vois néanmoins trois voies possibles de réflexion :

La séparation des fonctions :

en tant que locuteur du breton, j’apprécie de le parler, je serais triste que plus personne ne le parle dans les décennies à venir, et il m’arrive de participer sur mon temps libre à différentes actions pour sa promotion. Néanmoins, lorsque je suis dans une fonction de chercheur, mon objectif est de fournir une description la plus précise possible d’une situation sociale que j’étudie. Si j’ai embrassé cette fonction, c’est en raison de l’intime conviction que l’on raisonne mieux et que l’on agit mieux avec des notions précises et des descriptions pertinentes du monde qu’avec des approximations conceptuelles. De ce fait, je ne me verrais pas, déontologiquement, continuer à faire la promotion d’une notion aussi floue que celle de langue en invoquant le fait qu’elle pourrait participer à la promotion d’une manière de parler que j’aime pratiquer. Je me range ici à l’avis de Max Weber, dans ses deux conférences publiées sous le nom de Le savant et le politique : une personne qui a une activité de recherche peut également avoir un engagement politique, mais elle doit être en mesure de bien distinguer les deux, et ne pas tenter d’user du prestige de son statut de chercheure pour mettre en avant ses convictions politiques119. Ainsi, quand un enseignant-chercheur en sciences humaines, travaillant sur le breton, me dit : « Indépendamment des arguments théoriques, je ne souhaite pas accorder de crédit à la critique de la notion de langue, car cela empêcherait de militer efficacement pour le breton », alors je considère que cette personne a mélangé son rôle de chercheur, c’est-à-dire fonctionnaire payé par l’État pour proposer des descriptions les plus précises possibles du monde social, et son rôle de militant ; dans ce cas, elle se sert même de son statut de chercheur pour mettre en avant ses positions militantes. Il en irait différemment si cette personne écrivait un ouvrage argumenté et documenté pour défendre la pertinence théorique de la notion de langue. Enfin, il demeure tout à fait possible de critiquer la notion de langue d’un point de vue théorique dans un travail de recherche, tout en l’utilisant au quotidien parce qu’elle est pratique : ce n’est pas foncièrement différent de lorsque nous disons que « le soleil se lève » ou qu’il se couche, phrase que nous savons incorrecte depuis la physique newtonienne.

La libération des imaginaires :

dans un article, le sociologue RogersBrubaker discute du risque que la critique de la notion d’identité ait des effets contre-productifs sur certains mouvements politiques d’émancipation qui s’appuient sur cette dernière (Brubaker 2006a). Son argument est que la critique de la notion d’identité nous semble aujourd’hui contre-productif, justement parce que cette notion, en plus de son imprécision théorique, bride les imaginaires militants, et nous enferme dans des schémas définitionnels qui occultent la grande diversité des potentielles autres manières de se définir et de s’associer. On pourrait tout à fait dire qu’il en va de même pour les catégories linguistiques.

Le raisonnement réciproque :

il serait tout à fait biaisé de considérer que seule une description qui refuse de faire usage de catégories définissant des groupes aurait des conséquences politiques. En effet, nous avons analysé jusqu’ici le raisonnement groupiste sous son aspect épistémologique, celui de la précision des descriptions qu’il produit. Mais ce dernier est également vecteur d’effets politiques. Autrement dit, il n’est pas possible de penser qu’une certaine description des manières de parler, ou des groupes correspondants, aurait des effets politiques, alors qu’une autre en serait dénuée.

L’usage injonctif des catégories

L’emploi d’une catégorie pour désigner un groupe de personnes, ou pour définir et enclore un ensemble de manières de parler, est à double tranchant : s’il peut, comme nous l’avons vu, rendre visibles des relations de domination ou des populations jusque-là invisibilisées, il peut également engendrer des effets contre-productifs. Ceux-ci surviennent quand on en vient à accorder une grande crédibilité à ces catégories, et à penser qu’elles désignent réellement quelque chose, plutôt que d’être simplement un moyen pratique de regrouper des ensembles de personnes et de pratiques ayant certains points communs, pour pouvoir les nommer et les faire exister socialement120.

Ce rapport aux catégories peut également s’accompagner d’un présupposé que l’on pourrait nommer usage injonctif : « Toutes les personnes appartenant à la catégorie X doivent avoir les propriétés A,B,C», ou bien « Pour être une bonne X / une vraie X, il faut être ou faire A,B,C. » Quelques exemples concrets peuvent illustrer le cas de discours mobilisant un usage injonctif des catégories : « Pour être un vrai breton, il faut savoir parler breton / danser la gavotte / faire des crêpes», ou bien « Une phrase dans la langue française se construit selon l’ordre Sujet-Verbe-Complément / ne contient pas de mots qui se terminent par -ing / se prononce avec des /r/ grasseyés. » Dans ces derniers cas, la difficulté est la suivante : la catégorie ne sert plus uniquement à décrire des gens ou des manières de parler, elle est utilisée pour décider qui peut ou ne peut pas en faire partie, quels comportements sont corrects ou incorrects, supérieurs ou inférieurs, etc. Très rapidement, faire usage d’une catégorie peut finalement reconduire des discours d’autorité, d’exclusion, ou de hiérarchisation, que leur mobilisation avait pour but de dénoncer121.

Ainsi, il serait simpliste de déclarer que l’usage des catégories de langue ou de groupe sont socialement porteuses d’émancipation sociale, et que leur remise en question par un courant déconstructionniste serait en fait conservateur en ce qu’il s’opposerait à la visibilisation sociale permise par les catégories en question. En effet, on peut aussi faire un usage oppressif des catégories, y compris dans les milieux militants. La question ne se réduit donc pas à un simpliste : « Pour ou contre les catégories ? », car nous pouvons utiliser des catégories désignant des groupes de personnes, des manières de parler, ou autre, pour produire différents effets, sur les plans tant théorique que politique.

Dans la mesure où l’usage des catégories semble inévitable dans un monde social où la définition par l’appartenance à des groupes semble omniprésente (je me retrouve moi-même, dans cet ouvrage ou ailleurs, à formuler des critiques contre la notion de langue tout en en faisant régulièrement usage), on peut considérer qu’il s’agit moins de bannir les catégories que de mobiliser une vigilance critique quant aux présupposés qu’elles mobilisent et aux implications socio-politiques de leur usage. Voici une liste non-exhaustive des présupposés associés à l’usage des catégories que je trouve problématiques :

  • Penser qu’une catégorie désigne davantage qu’un moyen pratique de regrouper des personnes ou des pratiques ayant entre elles quelques vagues points communs122, et donc lui accorder une réalité métaphysique (on dit aussi parfois : en faire une substance, une essence, la réifier, l’hypostasier ; je prends ici ces termes comme vaguement équivalents et réunis par un air de famille sémantique).

  • Penser que l’existence d’une catégorie implique de l’homogénéité au sein de celle-ci. Cela signifie que, si l’on pose l’existence d’une manière de parler que l’on nomme le XYZ, alors toutes les personnes parlant le XYZ devraient parler de la même manière. C’est à partir d’un tel présupposé que l’on en vient à édicter une forme comme norme, c’est-à-dire une forme supposée représentative de tout le locutorat du XYZ, et donc que l’on peut considérer que certaines manières de parler ne constitueraient pas du bon XYZ car elles ne seraient pas conformes à cette forme supposée commune.

  • Présupposer qu’une catégorie est pertinente indépendamment du contexte d’interlocution. Ainsi, il y a des cas dans lesquels la propriété être locuteur du breton est adaptée pour me définir, typiquement s’il s’agit de m’entretenir en breton avec une personne, et d’autres dans lesquels cela n’a aucune pertinence, comme lorsque je suis à la piscine ou dans une file d’attente123.

  • Déduire, à partir de l’appartenance d’une personne à une catégorie, des maximes concernant ce que cette personne devrait faire ou non. Appliqué à nos manières de parler, cela implique de dire que « telle langue devrait être parlée de telle manière » pour être considérée comme étant « vraiment » telle langue, ou comme étant sa forme « correcte ».

  • Mobiliser une catégorie à des fins d’exclusion : il s’agit de s’appuyer sur ce que l’on estime être représentatif d’une catégorie pour s’estimer autorisée à déterminer qui peut ou non en faire partie. Appliqué à nos manières de parler, cela implique de dire quelque chose comme « les gens qui parlent avec telle forme estimée incorrecte ne font pas partie du locutorat de XYZ ».

Le rapport scolaire à la norme

S’il est un lieu où les catégorisations linguistiques exercent un effet, c’est bien l’institution scolaire. Malgré le dévouement considérable du corps enseignant pour faire progresser les élèves, un ensemble de présupposés sur les pratiques linguistiques reste fermement implanté dans ce milieu. L’absence de recul critique à leur sujet engendre des discours d’une violence sociale qui s’ignore, et d’une portée contre-productive sur les apprentissages.

Un exemple de mauvaise question : la "maîtrise de la langue" dans l’enseignement

L’expression maîtrise de la langue, présente encore aujourd’hui dans les programmes de français, constitue une représentation explicite de tels présupposés.

Pour les mettre en valeur, demandons-nous ce que signifie le fait d’enseigner la langue française à un public déjà francophone : dans la mesure où celle-ci est supposée être déjà parlée par les élèves avant d’entrer en classe (faisons abstraction ici des dispositifs spécifiques pour les allophones, type UPE2A), alors qu’est-ce qui doit exactement être enseigné en cours ? On perçoit ici une ambiguïté qui se joue entre deux acceptions de l’expression la langue française : elle désigne, d’une part, en un sens large, ce que tout le monde est censé parler quotidiennement en France, d’autre part, un ensemble précis de règles de grammaire et d’orthographe enseignées en classe et qu’il est demandé aux élèves de maîtriser, en considérant que cela pourrait leur servir dans d’autres contextes (administration, monde du travail, mais aussi surtout la poursuite de l’école elle-même). Cette polysémie n’est que rarement assumée ou explicitée ; et, à la faveur de confusions entre ces deux acceptions de l’expression, on en vient à croire que seule l’école serait à même de permettre de parler français126.

Le parler que les élèves importent avant les cours est alors invisibilisé ou dévalorisé : certes, il ne correspond pas nécessairement aux normes académiques, mais il constitue déjà du français et permet de se faire comprendre. Le discours institutionnel sur l’enseignement du français amène à nier que les élèves disposent déjà de certaines ressources communicatives qui leur permettent de répondre à leurs besoins quotidiens. Une expression comme maîtrise de la langue, régulièrement utilisée en pédagogie, est ainsi fortement problématique, voire à la limite d’être insultante. Par son usage, de nombreuses manières possibles de pratiquer le français en fonction des différents contextes d’interlocution, dont certaines sont déjà pratiquées au quotidien par les élèves, s’en trouvent invisibilisées. À la place, on décrit le français comme un ensemble de règles de grammaire généralement enseignées d’une manière décontextualisée, c’est-à-dire extraite de toute situation d’énonciation concrète. De ce fait, les élèves voient rarement le lien entre les règles logiques apprises à l’école et les usages quotidiens du français.

Il ne s’agit pas de dire ici que les formes scolaires ne méritent pas d’être enseignées, ni qu’il serait inintéressant d’expliciter les règles de grammaire que nous utilisons tacitement en discutant. Par contre, on constate dans la formulation même de l’objet d’enseignement un lourd présupposé qui grève fortement le rapport des enseignantes à leurs élèves et aux savoirs de ces dernieres : il n’est pas rare d’entendre, dans les milieux enseignants, que des élèves « ne savent pas parler », « s’exprimeraient mal », ou des propos de ce genre. Quel est l’effet sur les élèves concernées d’une telle sanction tombant sur elles et eux comme un couperet ? Que ressent une élève quand on lui dit qu’elle ou il ne sait pas s’exprimer ? Que penseront les élèves de leurs manières de parler au quotidien quand l’école ne les reconnaît pas ? Et que pensera-t-on de l’intérêt des apprentissages scolaires quand la langue enseignée ne peut pas être connectée avec les situations d’expression au quotidien ?

Un tel discours, malgré de bonnes intentions, construit une certaine présentation du monde social, hierarchisé, au sein duquel les élèves sont données comme radicalement ignorantes. Or, vouloir transmettre un répertoire linguistique qui serait celui du français scolaire est une chose ; devoir pour cela faire comme si les autres formes pratiquées par les élèves ne devaient mériter aucune considération, c’en est une autre.

Dans ce cas précis, raisonner en terme de répertoires au pluriel, plutôt que d’une supposée langue, permet à la fois de rendre compte plus précisément des réelles pratiques linguistiques des élèves, et d’éviter de produire des effets de dénigrement. Ainsi, il est certes plus long de dire à un élève « tes manières de parler, bien que potentiellement pertinentes dans tes contextes d’interlocution du quotidien, ne correspondent pas aux attentes scolaires, qui exigent l’acquisition d’un répertoire distinct pouvant potentiellement servir dans d’autres contextes extérieurs », plutôt que « tu sais pas bien parler le français », mais cela me semble aussi beaucoup plus exact, et beaucoup moins dévalorisant.

Lorsque le milieu scolaire tente d’introduire de tels raisonnements, c’est bien souvent par la représentation caricaturale de différents registres ou niveaux de langue (que l’on nomme français soutenu, courant, populaire, familier, argotique, vulgaire, etc.) qui viennent s’ajouter au français dit standard : on prendra ainsi l’exemple du mot voiture, qui peut aussi se dire automobile, ou caisse / bagnole. Mais bien souvent la manière de présenter une telle pluralité ne fait que renforcer la représentation selon laquelle il existerait une forme centrale, canonique, de la langue (le standard), à laquelle s’ajouteraient des variantes périphériques, tolérables dans certains cas marginaux (cf. p. ).

Une alternative consiste à raisonner en termes de répertoires(cf. p. ) : la différence tient en ce que l’on ne centralise pas la langue française comme une entité indubitable dont il s’agirait d’acquérir la maîtrise, mais on reconnecte chaque mode d’expression avec une situation d’interlocution correspondante. Il existe alors, parmi d’autres, un français scolaire, ou académique, qui peut être acquis au sein du répertoire, en plus des autres formes de français. Cette acquisition peut être requise dans des situations spécifiques, comme une évaluation scolaire, ou, hors de l’école, un échange administratif. L’objet des cours consisterait alors à transmettre un répertoire scolaire du français, celui-ci n’invalidant pas les formes de français pratiquées dans d’autres situations d’interlocution127.

Langue quotidienne et langue scolaire

Basil Bernstein est l’un des premiers sociolinguistes à avoir analysé les raisons du décalage entre la langue scolaire et celle du quotidien. Son analyse vise à mettre en avant l’influence des conditions de socialisation sur les manières de parler en fonction des milieux sociaux. Selon lui, dans certaines interactions, les rôles des membres sont bien définis, ce qui engendre des types d’interventions très rodés, s’appuyant sur une forme d’habitude, et visant la brièveté et l’efficacité  : c’est ce qu’il nomme le code restreint. Il mentionne des contextes comme les conversations familiales, les discussions entre les vieux couples, ou les échanges ritualisés au sein des groupes de pairs. La particularité de ces modes d’intervention tient dans le fait que l’on partage de nombreuses connaissances et expériences avec son interlocutorat : il n’est donc pas nécessaire de développer la totalité de ses explications, les prises de paroles peuvent être brèves, viser l’efficacité, s’appuyer sur le déjà connu et le non-verbal128.

À l’inverse, certains contextes proposent une fluidité plus grande des rôles sociaux, ce qui engendre des échanges moins stéréotypés, où la diversité et la complexité linguistiques sont plus attendues : il nomme cela le code élaboré. Celui-ci serait sollicité à l’école, où il est demandé aux élèves de faire des phrases entières, et d’expliciter chacune des étapes de leur raisonnement, en présupposant artificiellement l’ignorance de leur interlocutorat. Certaines familles de milieu aisé solliciteraient aussi leurs enfants à s’exprimer selon un tel code, ce qui les préparerait davantage aux attentes du milieu scolaire (Bernstein 1975).

Initialement, il n’y a pas chez Bernstein de hiérarchisation entre ces deux pratiques : chacune répond à des nécessités fonctionnelles spécifiques. Chez lui, le code restreint renvoie, non à tel ou tel milieu social, mais à des situations où les gens se connaissent depuis longtemps et où les rôles sont bien déterminés de manière fixe. Malheureusement, le choix des dénominations de code élaboré et code restreint ouvriront la porte à tous les raccourcis, les auteurs ultérieurs considérant pouvoir s’appuyer sur lui pour dire que les élèves de milieu populaire apprennent, à la maison, un code restreint, nécessairement inférieur, alors que les familles favorisées ou l’école transmettent un code élaboré.

Cette distinction fera ainsi le lit de nombreuses descriptions, émanant notamment de la psychologie sociale, présentant les enfants comme issues de milieux défavorisés quand elles et ils ne parviennent pas à réaliser les énoncés attendus par l’école. Le sociolinguiste William Labov a nommé cette idée « la thèse de la privation verbale », il s’y oppose en mettant en avant « la logique de l’anglais non-standard » (Labov 1969). Il défend que cette évaluation réside essentiellement dans une incapacité de l’enseignante à remettre en question ses propres critères d’évaluation par rapport aux situations d’interlocution auxquelles sont confrontées les élèves au quotidien. Ainsi, lorsque l’on évalue la production de ces enfants par rapport aux conversations qu’elles et ils ont besoin d’avoir dans leur vie courante, on réalise qu’elle est tout à fait efficace et leur permet de produire des raisonnements profonds et poussés.

Les conditions de collecte des données influencent également beaucoup les résultats obtenus, ainsi de ce garçon présenté par Labov faisant preuve d’un mutisme fréquent en présence d’évaluateurs blancs, bien habillés, dans des lieux scolaires, et au contraire prolixe dès qu’il se trouve chez lui avec un autre enfant, interrogés par un jeune homme noir qui s’est assis sur le sol avec un paquet de chips et a commencé par prononcer quelques gros mots. En effet, les conditions scolaires d’évaluation des productions des élèves créent souvent un effet de stress qui a pour conséquence une auto-censure de leur part (cf. p. ) : la production mesurée dans un cadre aussi restrictif ne peut alors pas être tenue pour représentative de la variété des expressions qu’une enfant pourrait produire dans d’autres contextes.

Plus récemment, le sociologue Bernard Lahire retournera la relation entre les rapports quotidien et scolaire au langage. Dans la vie courante, nous utilisons le langage simplement pour parler, dans le but pratique d’accomplir une action sur autrui, dans un rapport au langage qu’il nomme raison orale-pratique. L’institution scolaire instaure quant à elle un rapport spécifique au langage, dans lequel on fait des phrases pour les analyser, non pas dans le but de dire quelque chose à quelqu’un, mais de décortiquer leur logique sous-jacente : il nomme raison scripturale-scolaire ce rapport au langage, qui implique une capacité de décentrement, puisque l’on met les phrases devant soi, sans s’en servir, pour les examiner. Selon Lahire, bon nombre de difficultés scolaires des élèves s’expliqueraient non par une moindre maîtrise du langage, mais parce que l’école exige de leur part de mobiliser une telle raison scripturale-scolaire, sans vraiment expliciter une telle demande. Les codes d’un tel rapport au langage, restant dans le domaine de l’implicite, constitueraient comme une méthode cachée, que les élèves devraient découvrir : à ce jeu, les enfants issues de familles favorisées, qui sollicitent régulièrement des reformulations ou des explicitations de leur part, partiraient avec un avantage (Lahire 1993, 1994).

La cécité scolaire face à l’alternance codique et à ses motivations

Nous avons présenté les travaux de John Gumperz portant sur le code-switching, ou alternance codique, pratique qui consiste à commuter différents répertoires au sein d’une même expression, généralement dans un but d’expressivité (cf. p. ). Celui-ci observe que les enfants pratiquent souvent une telle alternance, y compris en classe, mais que cette pratique est rarement comprise par le corps enseignant, qui y voit simplement une erreur d’expression, ou l’irruption malvenue d’une forme familière, et recadre généralement l’élève sans mesurer les raisons d’un tel choix de formulation :

« Imaginons un enfant qui, en classe, dans un moment d’intense excitation, effectue une commutation en dialecte noir. L’institutrice aura peut-être appris que le dialecte noir est employé systématiquement et normalement pour communiquer dans les foyers afro-américains. Néanmoins, comme elle est désireuse d’aider l’enfant à devenir parfaitement bilingue, elle pourra commenter le langage de l’enfant en disant : ‘On ne parle pas ainsi en classe’, ou elle demandera à l’enfant de reformuler sa phrase en anglais standard. De quelque manière que l’institutrice s’exprime, le fait qu’elle attire l’attention sur la forme signifie qu’elle ne réagit pas au véritable sens du message de l’enfant. Il interprétera probablement sa remarque comme une rebuffade et pourra se sentir frustré au moment où il tentait d’établir une relation plus personnelle avec l’institutrice. En d’autres termes, en imposant ses propres normes communicatives monostylistiques, elle peut contrarier l’aptitude de ses élèves à s’exprimer pleinement. » (Gumperz 1989, 98–99)

L’auteur illustre cette situation par un échange entre un étudiant et un enseignant, le premier faisant un usage de la double négation en anglais, celle-ci étant considérée comme fautive en anglais standard, mais typique du parler nommé vernaculaire noir américan (VNA) :

Un étudiant, lisant une rédaction autobiographique : This lady didn’t have no sense (Cette femme n’avait pas aucun bon sens)

- Le professeur : Quel substitut pourrait-on proposer en anglais standard ?

- L’étudiant : She didn’t have any sense. But not this lady : she didn’t have no sense (Elle n’avait pas le moindre sens. Mais pas cette femme : celle-là n’avait pas aucun bon sens.) (Gumperz 1989, 99)

Ainsi, l’étudiant fait usage de la double négation pour exprimer une certaine insistance sur l’absurdité de la situation biographique qu’il a lue. Mais son enseignant, ne s’intéressant pas au contenu du propos, a recadré son étudiant concernant la forme linguistique qu’il employait. Par la suite, l’étudiant montre qu’il maîtrise l’usage officiel demandé, mais en insistant pour maintenir sa formulation originale, il signifie qu’il souhaite appuyer sa sidération face au passage lu. Ici, le malentendu réside dans le fait que l’enseignant a interprété cette double négation comme une méconnaissance de la forme tenue pour correcte en anglais, alors que l’étudiant en faisait un usage dans un but expressif (cf. p. ) . Cet étudiant, plus âgé que les élèves, disposait des ressources suffisantes pour se défendre, en montrant à la fois qu’il maîtrisait l’usage jugé correct et qu’il souhaitait maintenir sa formulation originelle, pour une bonne raison. Mais l’on imagine aisément que des élèves, à l’école primaire ou au collège, ne disposent pas encore de telles ressources interlocutives, ou d’une confiance suffisante pour cela. Ces élèves peuvent alors considérer que l’on a tenu compte de la manière de dire quelque chose au détriment du propos tenu, et s’en trouver progressivement découragées dans leurs tentatives d’expression.

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Les catégorisations de nos manières de parler sont ainsi bien plus que de simples descriptions réservées au monde savant des linguistes : au quotidien, elles exercent des effets sur nos interactions, par la possibilité qu’elles offrent de faire advenir en les nommant certains portraits du monde social. En ce sens, on peut dire que les termes que nous utilisons pour classer des gens, ou des manières de parler, constituent autant d’interventions sur ces mêmes réalités. Face à un tel constat, il est nécessaire de se doter d’un cadre théorique et méthodologique qui permette d’analyser ce que produisent de telles descriptions.

Analyser les positionnements sur la langue

Il s’agit donc maintenant d’analyser les classements linguistiques, non plus pour ce qui concerne leur précision conceptuelle, mais plutôt pour les effets politiques qu’ils produisent.

Un retournement de perspective

Les catégories changent alors de statut : de candidates pour produire une description, elles en deviennent l’objet que l’on décrit. Prenons deux exemples :

  • Nous avons vu combien il était difficile de différencier une langue et un dialecte sur des critères linguistiquement rigoureux ; pourtant, les locutorats classent leurs propres manières de parler soit dans une case, soit dans une autre, et cela ne peut pas être considéré comme un phénomène aléatoire ou anodin : on peut se demander ce qui les pousse à utiliser telle catégorie plutôt que telle autre.

  • La volonté d’établir une supériorité ou une infériorité des manières de parler n’a, comme nous l’avons vu, aucune pertinence dans une approche linguistique. Pourtant, nous constatons que les locutorats eux-mêmes jugent très souvent leurs propres usages en termes de meilleur et de moins bon. Là encore, ces (dé)valorisations ne peuvent pas être prises comme anodines, car elles signifient quelque chose du point de vue des processus sociaux en jeu : elles montrent que certaines idées diffusées sur le bon usage sont acceptées et intériorisées, ou contestées, détournées, etc.

Ces constats nous mènent à réorienter notre regard sur les catégorisations linguistiques : il ne s’agit plus de réfléchir à leur degré de précision, mais plutôt d’observer comment elles sont socialement mobilisées, et quels sont leurs effets. En ce sens, les classements linguistiques ne sont pas uniquement des outils plus ou moins efficaces pour mener une analyse linguistique, ce sont aussi des interventions sociales, susceptibles d’être elles-mêmes analysées. Pour bien marquer la différence entre l’analyse des manières de parler et celle des propos tenus sur ces manières de parler, nous pourrions avancer la notion de méta-locutorat qui désigne un locutorat lorsqu’il s’exprime au sujet d’une manière de parler.

Les méta-locutorats produisent plusieurs types d’actions sur les pratiques linguistiques (Canut 2007) :

  • Ils assignent une catégorie à telle manière de parler («c’est une langue », « c’est un patois », etc.), et lui donnent un nom («c’est du français », « c’est du picard », etc., (Tabouret-Keller 1997)) ;

  • Ils les catégorisent («le gallo c’est / ce n’est pas une variante du français ») ;

  • Ils les hiérarchisent («c’est dans tel endroit / dans tel milieu que l’on parle le bon français »)129.

Ces actions peuvent exprimer plusieurs types de processus sociaux :

  • Cela peut montrer que ces méta-locutorats ont intériorisé des propos dévalorisant leurs manières de parler (et plus largement, leur culture, leur milieu, etc.) et reproduisent un tel discours ;

  • Au contraire, ils peuvent tenter de s’opposer à une description qui est dévalorisante pour leurs usages, en proposant une description concurrente qui les valorisera ;

  • S’ils sont du bon côté, ils peuvent chercher à conforter le discours traditionnel sur les bonnes manières de parler pour garder leur situation de privilège en continuant à dénigrer les usages émergents ou périphériques ;

  • Dans la manière de s’opposer à une hiérarchisation admise (par exemple langue nationale > langue régionale), les méta-locutorats peuvent reprendre la logique de départ en déplaçant son échelle d’application (produire par exemple langue régionale > dialectes régionaux ou langue régionale 1 > langue régionale 2, voire langue régionale > langue nationale), ou bien nier la logique même du raisonnement de départ (en rejetant la catégorie de langue, ou la validité d’un schéma de type A > B) ;

  • Etc.

Bref, les propos que tiennent les méta-locutorats sur leurs manières de parler constituent autant de tentatives de confirmer, négocier, infléchir, subvertir les conceptions socialement acceptées et répandues concernant les catégorisations et hiérarchies sociales. Leur étude nous met donc directement en prise avec la manière dont ces méta-locutorats créent des positionnements toujours renouvelés sur les questions de pouvoir dans les manières de parler.

Ces catégories sont ainsi analysées comme les résultats d’interventions humaines et non plus comme des évidences quasi naturelles. On passe alors d’une analyse en termes de catégories toutes faites à l’analyse des processus de catégorisation (Canut et al. 2018, 183–216) par les sujets sociaux (ou d’autres noms selon les processus, comme la dénomination, la hiérarchisation, etc.).

D’un point de vue méthodologique, pour analyser ces discours en tant qu’interventions sociales visant à infléchir certaines conceptions déjà existantes des pratiques linguistiques, il est pertinent de les renvoyer à la position sociale de la personne qui les exprime, ainsi qu’aux intérêts qui se manifestent à travers cette description. Enfin, on pourra prendre en compte le contexte interlocutif, qui fait qu’une personne adapte ses positions en fonction de celles à qui elle s’adresse. Le méta-locutorat est-il en train de tenir un propos au sujet d’une manière de parler qu’il pratique lui-même, ou non ? Appartient-il au groupe social qui se trouve mis en valeur par sa description des pratiques linguistiques ? Comment module-t-il la présentation de son propos, face à un interlocutorat donné, pour le lui rendre acceptable ? Quels effets ces propos sur les manières de parler ont-ils sur la classification sociale des gens qui parlent ainsi ?

Des notions pour objectiver les processus de classements linguistiques

Ce retournement de perspective des usages linguistiques d’un locutorat vers les positionnements d’un méta-locutorat a été intégré, de diverses manières, dans les études de sociolinguistique des dernières décennies. On a donc étudié non seulement la manière dont les gens parlaient, mais aussi celle dont les méta-locutorats nomment, classent et évaluent les manières de parler, qu’il s’agisse des leurs ou de celles d’autres personnes. On s’est intéressé aux associations que les sujets opèrent entre des manières de parler et des positions sociales (par exemple, les hypothèses sur l’origine géographique d’une personne ou son milieu social faites en entendant sa prononciation). On a également étudié les controverses sur les manières de parler, en analysant les prises de position derrière les arguments défendus, etc. Dans toutes ces analyses, la tradition sociolinguistique a proposé un certain nombre de concepts pour rendre compte de ces fonctionnements (Canut et al. 2018, 67–88) :

Attitudes linguistiques :

le terme, très large, désigne tous les comportements qui déterminent le choix de tel usage à tel moment, la honte ou la fierté ressentis du fait de parler de telle ou telle manière, etc.

Préjugé linguistique :

la notion a ét proposée par Marcos Bagno à partir des idées reçues concernant la portugais au Brésil (Bagno 1999).

Insécurité linguistique :

nous avons abordé ce terme en présentant la linguistique variationniste de Labov (cf. p. ), elle désigne les situations où le locutorat ne se sent pas en confiance à cause de sa manière de parler et peut se sentir jugé négativement. Elle a souvent pour corollaire l’hypercorrection (cf. p. ), qui est une situation où le locutorat s’oblige à parler d’une manière qu’il considère comme plus prestigieuse, sous la pression des attentes qu’il ressent au sein du contexte où il se trouve.

Représentations linguistiques :

le terme s’est forgé sous l’influence de la psychologie sociale dans les années 1980, notamment Denise Jodelet ou Serge Moscovici, et désigne quelque chose comme ce que le locutorat pense de certaines manières de parler.

Imaginaire linguistique :

forgé par Anne-Marie Houdebine-Gravaud, le terme entend mobiliser les apports de la psychanalyse pour rendre compte des associations d’idées, valorisations et dévalorisations implicites opérés par les locutorats à propos de leurs manières de parler (Houdebine-Gravaud 2002).

Idéologies linguistiques :

cette notion provient plutôt des courants d’anthropologie du langage aux États-Unis et décrit des systèmes de conceptions politiques concernant les rôles et places des manières de parler (Shieffelin, Woolard, and Kroskrity 1998).

Discours épilinguistiques :

Antoine Culioli avait initialement proposé le terme d’activité épilinguistique pour désigner les gloses spontanées des locutorats au sujet de leurs manières de parler. Cécile Canut, avec la notion de discours épilinguistiques, propose d’articuler cette approche à celle de l’analyse de discours dans une perspective sociolinguistique (Canut 2000)130.

Il existe des différences subtiles entre ces notions qui induisent chacune des présupposés et impliquent des approches méthodologiques potentiellement divergentes :

  • La notion d’Imaginaire Linguistique offre une grande place à l’apport de la psychanalyse. Elle implique ainsi que certains éléments de l’imaginaire ne seraient pas directement accessibles au sujet connaissant, contrairement à la notion de représentation, qui laisse à penser qu’il suffit d’interroger une personne pour qu’elle nous livre explicitement sa représentation sur le sujet X, Y, ou Z.

  • Celle de représentations peut donner l’impression d’idées préexistantes sous la forme d’opinions qui sont simplement exprimées ou extériorisées au moment de la verbalisation, alors que celle de discours insistera davantage sur le fait que le locutorat, en parlant, ne se contente pas d’exprimer une idée préexistante, mais qu’il peut produire quelque chose par sa parole, et agir ainsi sur autrui, en faisant accepter ou refuser par son auditoire des associations d’idées, catégorisations, hiérarchisations, etc. (elle rejoindra en cela les études sur la dimension pragmatique du langage).

  • La notion d’idéologie peut insister sur ces conceptions comme formant un système clos et cohérent, alors que celle de discours met en avant les modulations en fonction du contexte et de l’interlocutorat, rendant compte du fait qu’une même personne peut dire des choses opposées selon les différentes situations d’énonciation.

  • Certaines notions, comme imaginaire, idéologie, ou représentation, reposent sur un présupposé mentaliste, au sens où l’on imagine que les personnes ont, quelque part dans leur tête, des phrases comme « le gallo est une vraie langue » ou « le picard est une variante dialectale du français, inférieure au français d’Île-de-France », et, qu’en les interrogeant, on parviendrait à extirper ces idées de leur cerveau ou de leur esprit. Cela pose une question méthodologique : comment nous assurons-nous d’avoir un accès direct à ce que les gens ont à l’intérieur de leur esprit ou de leur cerveau, alors qu’ils ne nous les fournissent qu’indirectement, par l’intermédiaire de verbalisations ? Dans quelle mesure pouvons-nous avoir la certitude que les phrases prononcées par un méta-locutorat sont représentatives de leur intériorité mentale ? Autrement dit, les imaginaires, idéologies et représentations des sujets nous sont-ils vraiment accessibles ? Au contraire, la notion de discours prétend rester dans une approche matérialiste : à défaut d’avoir un accès direct aux états mentaux d’autrui, nous ne pouvons observer que des traces matérielles, sous la forme de discours, oraux ou écrits, et ce sont ceux-ci qui produisent des effets sociaux. Cette approche a pour corollaire qu’il est possible qu’une personne tienne des discours en apparence contradictoires, dans la mesure où ceux-ci sont influencés par la situation d’énonciation. Le discours est méthodologiquement être analysé en fonction de son contexte de production, alors que l’on postule que les imaginaires, idéologies ou représentations seraient relativement constants chez un individu, et donc globalement indépendants de la situation au sein de laquelle ils sont verbalisés.

  • Etc.

Quelle que soit l’option théorique que l’on choisit, il est clair que l’étude de ce que les gens disent de leurs manières de parler est un domaine en pleine expansion en sociolinguistique. Par exemple, parmi les courant influents actuellement, on trouve celui de la sociolinguistique critique131, ou la plus récente sociolinguistique politique (Canut et al. 2018) qui étudient la manière dont les langues sont utilisées, décrites, et valorisées économiquement dans un contexte de mondialisation et dans une économie capitaliste.

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Après avoir présenté le retournement méthodologique qui permet d’analyser les effets sociaux que produisent les catégorisations linguistiques, nous allons maintenant insister sur deux grands types de conséquences. D’abord, il s’agira de voir comment la catégorisation en langues conforte la hiérarchisation des populations par la distinction entre des formes linguistiques jugées correctes et d’autres fautives. Ensuite, nous verrons comment la notion de langue renforce les sentiments d’appartenance identitaire en justifiant les délimitations entre les manières de parler proprement nationales et étrangères.

La norme et la faute : questions de hiérarchie

Un des effets les plus puissants de la catégorisation en langues est d’établir une hiérarchie entre des usages décrits comme corrects et incorrects. Au-delà des manières de parler, ce sont bien les personnes parlant de l’une ou l’autre manière qui se trouvent alors affectées par une telle hiérarchisation.

La création de la périphérie

Même si, linguistiquement parlant, il n’est pas pertinent de distinguer ce que l’on nomme langue, dialecte, etc., ces distinctions ont néanmoins une certaine valeur pour les locutorats concernés : il est toujours plus prestigieux de parler quelque chose décrit comme une vraie langue que comme un usage local, dérivé, inauthentique, etc. Il est ainsi fréquent d’observer des descriptions produisant des effets de standard :

  • Décrire les manières de parler en France en disant qu’il existe une langue française subdivisée en plusieurs variantes locales peut certes donner l’impression d’accepter une certaine diversité, mais cela renforce surtout la position de centralité de ce que l’on nomme le français, qui correspond généralement à l’usage très précis du locutorat de la région parisienne, né en France, et formé à la culture socialement valorisée par les institutions. Cet usage-là n’est pas nommé comme un dialecte mais simplement comme le français, et ce sont donc les autres manières de parler que l’on relègue du côté des variantes régionales, pittoresques, périphériques.

  • Décrire les différences générationnelles en disant qu’il y aurait, parallèlement au français, un parler jeune, c’est faire comme si les phénomènes générationnels étaient récents. On oublie par là que les vieilles et vieux d’aujourd’hui ont, en leur temps, été les jeunes de leurs propres vieilles et vieux, et qu’il existe aussi des usages correspondant aux générations les plus âgées, qui ne sont pas partagés par les plus jeunes. De même que pour les régions, évoquer un parler jeune impliquerait donc que seuls les jeunes se différencieraient dans les manières de parler, puisque la génération de leurs aînés parlerait le français, tout simplement.

  • Pour ce qui est des usages spécifiques à certains milieux sociaux ou corporations professionnelles, nous avons déjà eu l’occasion de remarquer (cf. p. ) que les termes patois et argot sont souvent utilisés pour décrire certains milieux moins favorisés ou professions mal considérées, et rarement pour décrire les préciosités de quelque poètesse, le langage médical ou celui du droit, pourtant parfois aussi peu compréhensibles à la majorité que celui des bouchers ou des gangsters.

Bref, les catégories employées pour désigner les manières de parler ne se contentent pas d’être exactes ou inexactes, elles sont également chargées d’un grand nombre d’évaluations implicites concernant le caractère plus ou moins central ou périphérique de tel ou tel usage. Or, derrière les manières de parler, ce sont des personnes qui sont ainsi classées ; et lorsque l’on aborde la question de la centralité et de la périphérie, celle de la légitimité n’est jamais loin. Ainsi, décrire une manière de parler comme un usage périphérique (car régional, des jeunes ou argotique) par rapport à la langue peut mener à décrire son locutorat comme se situant à l’extérieur de la culture reconnue. Faire comme s’il était évident que nous parlons toutes le français a ainsi comme conséquence paradoxale d’insister sur l’écart dont font preuve celles et ceux qui ne partagent pas cet usage présenté comme commun132.

D’une certaine manière, on peut dire que c’est l’instauration de la norme qui crée l’usage fautif, puisqu’avant l’établissement d’une norme, les usages sont simplement considérés comme différents les uns des autres. L’instauration d’une norme nous fait donc passer d’un rapport horizontal, entre formes linguistiques potentiellement équivalentes, à une relation verticale, au sommet de laquelle figure une forme jugée correcte, les autres étant évaluées selon leur plus ou moins grand degré d’écart par rapport à cette dernière.

Analyser l’instance qui édicte la norme

Ainsi, un rapport entre norme et périphérie, voire entre norme et faute, s’établit implicitement, sans même qu’il soit nécessaire de le nommer : il suffit de décréter que c’est telle manière de parler qui est le français. Mais l’on peut aussi s’intéresser à l’explicitation de cette norme par des instances officielles, comme l’Académie française133. Dans la rubrique « Dire, ne pas dire » de son site internet, elle pointe ainsi certaines expressions que ses membres considèrent incorrectes, tout en préconisant une autre forme. La raison invoquée est généralement que la forme conspuée est récente, qu’elle ne figure pas dans la littérature classique, qu’elle témoigne d’une influence de l’anglais, etc. Les arguments avancés ne sont jamais véritablement linguistiques… et pour cause, il n’y a pas de linguistes à l’Académie.

Il peut alors être utile de prendre un recul historique sur ces questions en se demandant sous quelles conditions historiques les instances de normativation ont été créées, avec quels objectifs. On peut chercher quels étaient les intérêts socio-politiques à la mise en place d’une institution édictant les bons et les mauvais usages, et sur quels critères étaient et sont encore nommées les personnes appelées à en faire partie. On peut aussi se demander à quelle date il a été décidé que telle forme devrait être considérée comme supérieure ou inférieure à telle autre, on peut se demander pour quelles raisons cette forme-ci a été choisie plutôt que telle autre concurrente. Le choix des formes a-t-il fait débat ? Aurait-il été historiquement possible que d’autres formes soient employées ? Bref, le choix d’une forme ultérieurement jugée de référence résulte du choix d’un ensemble précis et limité de personnes, à une date donnée, dans un contexte social, politique, historique, spécifique. Il n’y a aucune nécessité interne à la langue derrière le fait que telle manière de dire soit plus valorisée socialement qu’une autre, cela relève de contingences historiques. On peut ainsi s’amuser à se demander quelle aurait été la forme officielle du français si les rois de France avaient vécu à Amiens ?

La diffusion et la réappropriation du discours normatif

Mais les normes officielles ne s’étudient pas uniquement du point de vue de l’instance qui les édicte. En effet, il est toujours possible que les membres de l’Académie française crient dans le vide et proposent des usages qui ne sont pas adoptés par la population134. Ainsi convient-il d’analyser les conditions de diffusion et de réappropriation du discours normatif. Quels sont les moyens concrets dont dispose une institution pour faire en sorte que sa définition des bons et mauvais usages se diffuse au sein d’une population ? On peut penser à l’édition d’ouvrages de référence ou à la formation du corps enseignant qui perpétue une tradition de correction des formes linguistiques, etc. Quelles sont les limites de ces moyens de diffusion, les lieux où l’institution ne peut pas s’immiscer ? Par ailleurs, de quelles manières, avec quelles ambivalences, nuances, contradictions, le discours normatif est-il reçu au sein de la population ? Qui le reprend à la lettre135 ? Qui le conteste explicitement ? Quels sont les contextes qui font que l’on s’astreint plus ou moins à le prendre en compte, ou que l’on s’autorise des largesses à son égard136 ?

Ainsi, bien que les normes linguistiques soient décidées dans certaines instances, elles ne sont par pour autant appliquées mécaniquement et docilement au sein des populations. Il y a donc lieu d’étudier également les conditions dans lesquelles elles circulent et sont acceptées, refusées, négociées, détournées, transformées, selon les différents milieux sociaux et les contextes d’interlocution.

Le national et l’étranger : questions de frontières

Nous venons d’aborder le premier effet socio-politique de la catégorisation en langues, qui est d’établir une hiérarchie entre les manières de parler, et ainsi entre les gens. Le second effet notable de la catégorisation en langue est qu’elle renforce la délimitation entre les manières de parler tenues comme autochtones ou étrangères, en ce sens elle peut servir de support à certaines assignations identitaires.

Définir des identités nationales

Nous avons vu à plusieurs reprises que la notion de langue instaurait une délimitation problématique entre des usages considérés comme internes ou étrangers. Or, la langue fait régulièrement partie des paramètres mobilisés dans les discours quand il s’agit de définir les appartenances de groupe. En ce sens, présenter la langue comme une donnée partagée par une communauté sur un même territoire renforce l’identification à un groupe soudé. L’équation simpliste entre une langue et un pays donne un fondement supplémentaire aux délimitations nationales, en fournissant à chaque entité nationale un attribut linguistique supposé lui être spécifique, même s’il faut pour cela nier des phénomènes courants comme l’hétérogénéité interne à chaque langue, ou la porosité des frontières (cf. p. ).

L’élaboration des stéréotypies nationales s’appuie sur une classification linguistique au même titre que sur d’autres attributions culturelles : « les Allemandes boivent de la bière », « les Suissesses ont des banques, des montres et des chocolats », etc. Caractériser un peuple par sa langue, en occultant la diversité interne des usages ou les éventuels points communs avec d’autres, constitue une sorte d’enfermement identitaire dans un paramètre simple et identifiable. Les langues semblent alors réparties sur un territoire avec la même simplicité que les couleurs que l’on utilise sur une carte du monde pour délimiter les pays entre eux. Dans un schéma de ces équations simplistes, de type « les Françaises parlent français », « les Allemandes parlent allemand », certaines classifications erronées sont fréquentes («les Autrichiennes parlent autrichien », ou « les Suissesses parlent suisse », ou « les Hollandaises parlent le hollandais »), et là aussi elles sont représentatives de l’intériorisation de ces associations entre langue et identité nationale.

Faire advenir une identité

Ainsi, dans les discours représentatifs des sentiments d’appartenance, la question de la langue obtient une place de choix. Les constats que nous avons opérés au sujet de la langue, en soulignant l’hétérogénéité et la circulation des pratiques linguistiques, sont finalement analogues à ceux que tiennent les anthropologues, sociologues, et historiennes sur la culture, le peuple, l’identité, la tradition, la classe sociale, etc., lorsque ces termes sont utilisés pour offrir une caractérisation massive à propos d’ensembles de personnes137 :

  • Lorsque l’on nomme une entité de groupe (soit par exemple un peuple ou une nation), on opère toujours une simplification par laquelle on néglige la diversité interne, voire la conflictualité, au sein de ce groupe ;

  • Lorsque l’on définit deux groupes opposés l’un à l’autre, on s’empêche de voir les éléments que ces groupes peuvent potentiellement avoir en commun : on se trouve alors spontanément guidé vers des caractérisations qui insistent sur les différences spécifiques propres à l’un et l’autre groupe, passant alors à côté d’observations potentiellement pertinentes ;

  • Dans la mesure où le monde social est fait de fluctuations permanentes, les identifications dans lesquelles des individus se reconnaissent à un moment donné sont en perpétuel renouvellement : si l’on accorde dans sa recherche une importance trop grande aux groupes qui ont été définis théoriquement à l’avance, on risque d’attendre des populations qu’elles se comportent selon les classements que l’on a préalablement élaborés pour elles, et de passer à côté de la manière dont elles renouvellent la définition de leurs appartenances ;

  • Chaque individu appartient parallèlement à plusieurs groupes (par exemple, je suis homme, blanc, cisgenre, hétérosexuel, né en Bretagne, locuteur du français, locuteur du breton, enseignant, brun, porteur de lunettes, amateur de fromages, etc.) et ces appartenances ne sont jamais convoquées en même temps dans leur totalité : c’est en réalité la situation qui décide laquelle de ces appartenances sera pertinente pour une interaction donnée (ainsi, le fait que je sois hétérosexuel n’a pas de pertinence lorsque je vais acheter mon fromage, ni le fait que je sois amateur de fromage lorsque je donne un cours de sociolinguistique). Par conséquent, définir un individu en fonction d’un seul de ses groupes d’appartenance est réducteur ; de plus, cela présupposerait que l’appartenance en question serait pertinente en permanence, pour chaque interaction, négligeant ainsi sa dépendance au contexte d’interlocution ;

  • Bien que ces catégories de groupes soient imprécises, elles constituent néanmoins des invocations efficaces, dans lesquelles nous aimons à nous reconnaître : nos diverses appartenances font l’objet de revendications alors même qu’elles ne nous définissent jamais entièrement. Ainsi, l’étude des groupes peut conserver une pertinence dans les sciences sociales, moins pour les utiliser en tant que notions descriptivement précises que pour analyser les usages discursifs qui en sont faits par divers acteurrices sociauxales, et les effets de tels usages.

Par exemple, le sociologue Rogers Brubaker propose de redéfinir l’approche des relations inter-ethniques, en considérant que la notion d’ethnicité ne correspond à aucune réalité précise, mais qu’elle constitue une catégorie mobilisée dans des discours pour interpréter des conflits sociaux. Il nomme « entrepreneurs ethnopolitiques » les personnes diffusant de tels discours identitaires, et bénéficiant de leurs retombées. Le façonnement des sentiments d’appartenance relève alors d’un projet politique, et on peut analyser à quelles conditions ces discours venus d’en haut sont repris dans les conversations ordinaires (Brubaker 2006b). Son projet peut se présenter ainsi : plutôt que de se contenter de dire que les groupes et les ethnies sont des constructions sociales, il s’agit d’analyser comment se construisent socialement les catégorisations qui y font appel. On peut compléter son projet en analysant plus précisément la manière dont les catégorisations linguistiques contribuent à de telles identifications138.

Lorsqu’on analyse ces discours où les pratiques linguistiques et culturelles sont utilisées pour renforcer des sentiments d’appartenance nationale ou ethnique, il est aujourd’hui courant de parler de réification identitaire. Les termes substantialisation, essentialisation, voire hypostase, sont également utilisés : malgré quelques subtiles différences théoriques, le point commun de ces notions est de désigner un discours qui vise à décrire l’identité comme une chose, une substance, une essence, c’est-à-dire comme une entité stable, fixe, qui peut être possédée ou non par une personne (au même titre que l’on possède un rein). Ainsi, l’identité française serait quelque chose que l’on possède ou pas, qui se transmet ou non, etc.

Il est devenu courant depuis plusieurs décennies dans les sciences humaines de manifester une méfiance envers des définitions de l’identité, la culture, le peuple, la langue ou l’ethnie, décrites comme propriétés essentielles et constitutives des personnes, aux contours bien définis. Il est beaucoup plus fréquent aujourd’hui de décrire des processus fluctuants, négociés, d’identifications, des circulations des pratiques culturelles, etc., pour deux raisons :

D’une part,

car théoriquement ces descriptions semblent plus précises et fidèles à la complexité des situations observées ;

D’autre part,

car elles semblent moins à même que les premières de tendre vers des discours identitaires aux corollaires éventuellement xénophobes.

De la définition du "nous" au rejet des "autres"

En effet, les discours qui exaltent le nous en soulignant les propriétés partagées peuvent avoir comme contrepartie d’insister sur ce qui nous distingue des autres. Pour le cas du bloc BCMS, dans lequel les locutorats se comprennent, les manières de parler sont néanmoins catégorisées comme différentes langues correspondant aux différents États formés depuis la chute de la Yougoslavie (cf. p. ) : cela ne relève pas du hasard, mais répond à des logiques de distinction nationalistes. De même, dans le cas du bambara et du malinké, bien que les usages soient compréhensibles mutuellement, ils sont distingués car renvoyés à des groupes ethniques différents. Dans ces situations, la catégorisation en entités linguistiques distinctes, bien que peu pertinentes d’un point de vue descriptif, vient en fait renforcer une logique de différenciation sociale, qui peut avoir pour corollaire le rejet de l’autre.

On en trouve un exemple flagrant dans un phénomène qu’Edward Saïd a nommé l’orientalisme : corollaire de la colonisation, il s’agit initialement d’un domaine d’étude qui vise à créer une définition de l’oriental, s’appuyant essentiellement sur ce qui lui ferait défaut par rapport à la culture occidentale. Une telle description est en fait beaucoup plus représentative des préjugés, fantasmes, intérêts, et de l’ethnocentrisme des descripteurs que de véritables propriétés possédées par les populations en question. On peut alors décrire l’orientalisme comme une idéologie, au sens où ce type de savoir constitue une véritable intervention politique, qui en vient à créer une définition-type de l’oriental à laquelle devraient se conformer les personnes décrites. Ce faisant, elle justifie l’entreprise de colonisation en soulignant à quel point des éléments de culture occidentale seraient nécessaires aux pays concernés (Saïd 1978). Ici, décrire autrui et l’affubler d’un nom simple et englobant, c’est prendre le pouvoir sur lui.

Conclusion

Alors que les limites de la notion de langue, et plus généralement de l’opération de catégorisation linguistique, sont relativement faciles à percevoir, et constatées dans les travaux descriptifs depuis plusieurs décennies, l’une comme l’autre semblent tellement omniprésentes dans les discours quotidiens que l’on voit mal comment il serait vraiment possible de s’en passer. Nous-mêmes, dans cet ouvrage, avons paradoxalement continué à mobiliser des glottonymes tout en critiquant leur usage.

La notion de langue apparaît comme drapée d’évidence, les langues sont autour de nous, et il nous semble difficile de concevoir comment décrire nos manières de parler sans faire usage de cette notion. Il semble clair qu’à l’heure actuelle, l’opinion publique ne serait pas prête à accepter l’idée selon laquelle « les langues n’existent pas ». Verrait-on les membres de l’Académie française admettre l’absurdité de leur croisade et se convertir aux mots croisés pour passer plus utilement le temps ? J’avoue que, si l’on me disait : « Après lecture de cet ouvrage, je suis convaincue par l’insuffisance de la notion de langue, par quoi faut-il alors la remplacer ? », je serais bien en peine de répondre. Certes, nous avons vu des processus à l’œuvre qui déterminent l’évolution de la manière dont nous parlons (cf. p. ), mais ceux-ci ne semblent pas aussi faciles à utiliser que les glottonymes au sein de nos conversations quotidiennes. Une conceptualisation alternative à la notion de langue et à ses suites constitue donc encore en grande partie un projet à venir.

Alors, dira-t-on, tout cela pour cela ? Nous savons quelles notions sont imprécises, nous connaissons leurs effets socio-politiques, mais nous n’avons pas de quoi les remplacer ? Peut-être nous trouvons-nous dans cette forme de désarroi qui accompagne les moments d’abandon d’un modèle théorique, à une époque où ceux qui le remplaceront n’ont pas encore acquis de consistance et de diffusion. On peut concevoir que, dans quelques décennies, les idées de la sociolinguistique, dont cet ouvrage n’a fait que proposer une présentation synthétique, auront peut-être reçu une diffusion plus large, et que les raisons de ne plus penser en termes de langue seront acceptées. Mais il est également possible que les idées présentées ici restent dans une certaine confidentialité, tant elles vont à l’encontre des discours les plus répandus sur les langues, et que ces derniers finalement se maintiennent malgré leur lourd degré d’imprécision, en raison d’une inertie des mentalités ou des fonctions sociales qu’ils remplissent. Comme nous l’avons déjà dit plus haut, il est fréquent de continuer à dire que « le soleil se lève » alors même que l’on sait qu’un tel propos n’a scientifiquement aucun sens.

Mais, indépendamment des catégorisations elles-mêmes, le point de vue proposé dans cet ouvrage incite à exercer un regard critique envers certains présupposés bien ancrés, dans de nombreux débats du quotidien. Ainsi, même si la notion de langue ne risque pas d’être abandonnée avant quelques décennies, il reste possible de prendre du recul sur quelques polémiques du moment, qu’il s’agisse des débats sur les mots anglais dans le français, sur le langage SMS, le parler des cités, la réforme de l’orthographe, ou l’écriture inclusive. Dans de nombreux éditoriaux, communiqués de presse ou entretiens, s’exprime un discours décliniste, se présentant comme un rempart face à la décadence de notre belle langue française, à la perte d’un patrimoine qui se dégraderait sous l’influence d’évolutions modernes délétères. Dans la plupart des cas, ces propos sont le fait de personnes tirant leur position sociale et leur prestige de leur maîtrise des usages tels qu’ils existent et en sont actuellement valorisées : un tel méta-locutorat n’a aucun intérêt à voir les pratiques et les normes bouger puisque cela lui ôterait une partie de ce qui lui confère sa légitimité. Au contraire, brocarder l’ignorance des jeunes qui ne parleraient « qu’avec 400 mots », comme le fait un Alain Bentolila, ou condamner des locutorats qui s’approprieraient de nouveaux mots venus des États-Unis plutôt que de puiser dans un lexique issus du français désuet, permet à ces mêmes milieux intellectuels de réaffirmer leur position de suprématie : « Je suis la personne qui sait bien parler. »140

Les changements dans nos manières de parler sont généralement le simple reflet de changements sociaux : l’écriture inclusive exprime la prise en compte d’une revendication légitime d’égalité entre hommes et femmes, cette volonté s’exprime dans bien d’autres aspects que dans le langage (égalité salariale, accès aux fonctions professionnelles, visibilité médiatique, etc.). D’une certaine manière, faire comme si l’écriture inclusive était une question de points médians ou de caractères, c’est couper les pratiques linguistiques des fonctions sociales qu’elles expriment (cf. p. ).

De la même manière, concernant la diffusion de termes en anglais, n’oublions pas que « les mots ne voyagent pas tout seuls » (cf. p. ). Analyser ce phénomène en des termes évaluatifs, comme l’idée d’une invasion, d’une décadence ou d’une perte de pureté d’un patrimoine linguistique national, c’est s’en tenir aux présupposés décrivant une langue comme une entité fixe et close. D’une certaine manière, c’est aussi traiter différemment et sans raisons l’enrichissement linguistique par des apports extérieurs selon son degré de contemporanéité.

Dans ces prises de position, de nombreux arguments sont avancés, qu’il convient de décortiquer avec le regard distant de la linguistique comme de la sociolinguistique. Ces derniers s’appuient souvent sur des topiques que nous avons évoquées dans cet ouvrage, comme la métaphore biologique dans la description des langues (cf. p. ) ou la mise en avant d’un lien entre langue et pensée (cf. p. ) : on peut alors exercer sa vigilance pour pouvoir détecter de tels types de raisonnements (c’est par exemple ce qui est régulièrement pratiqué en Travaux Dirigés de sociolinguistique, à partir d’une analyse de coupures de presse).

Au-delà de la stricte question de la classification, de nombreuses prises de position évoquent la question de la langue, celle-ci étant bien souvent le prétexte ou le catalyseur de tensions sociales, de jeux de définitions pour des groupes de personnes, ou de luttes pour redéfinir les hiérarchies sociales. Un regard sociolinguistique avisé permet alors de déceler quels sont les enjeux sociaux qui se jouent à travers ces nombreux débats sur la langue. L’objectif serait alors de remplacer des prises de positions subjectives («je suis pour / contre l’écriture inclusive / la simplification de l’orthographe / etc. ») en une analyse des conditions et des enjeux sociaux qui se jouent derrière ces débats : quelle est la position sociale de la personne qui prend partie dans ces questions ? Quel usage conforte le mieux sa propre position, lui apporte le plus de reconnaissance ? Quels milieux se trouvent favorisés par un statu quo linguistique, par une évolution des pratiques, ou par une adaptation des normes pour prendre en compte de nouvelles pratiques ? En quoi les débats sur certains paramètres linguistiques peuvent-ils être vus comme l’arène de jeux de (dé)légitimation entre des groupes sociaux aux intérêts antagonistes ?

Bien entendu, pour parachever un tel raisonnement, il faudrait pousser l’interrogation jusqu’à la démarche même de cet ouvrage, et de tous les courants qui l’ont inspiré : que gagné-je socialement à présenter des critiques de la notion de langue ? Qui bénéficierait de la prise en compte de tels arguments, qui s’en trouverait lésée ? Quelles ont été les conditions sociales, intellectuelles, historiques, qui ont permis à une telle critique d’émerger dans les décennies précédentes, et qui détermineront son éventuelle (non-)diffusion ? Il est possible que l’auteur de ces lignes n’ait pas lui-même le recul nécessaire pour objectiver sa propre démarche d’écriture comme il le fait pour des débats qui lui sont plus extérieurs. Cette dernière remarque constitue ainsi un rappel que la vigilance critique et l’attitude analytique peuvent s’exercer partout, y compris au sein du présent ouvrage, et que le travail d’objectivation des propos sur la langue est finalement sans fin, puisque, étant lui-même un propos sur la langue, il devient susceptible d’être objectivé.

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  1. On peut définir ici l’épistémologie comme la discipline qui s’intéresse à nos connaissances du point de vue de ce qui les rend ou non rigoureuses ou scientifiques.↩︎

  2. J’utilise globalement l’écriture inclusive en suivant les recommandations du HCE (Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes).↩︎

  3. Tout terme mis entre guillemets droits et écrit dans une police différente correspond à une référence métalinguistique au terme lui-même, et non à la réalité qu’il désigne. Beaucoup de ces termes sont indexés en fin d’ouvrage. Les guillemets français «  » renvoient quant à eux à une expression citée par quelqu’un. Cela permet donc de ne pas confondre : le mot suivant tarda à arriver / le mot suivant est composé de 7 lettres / la guichetière dit « suivant ».↩︎

  4. J’utilise les notions de locutorat et interlocutorat, forgées sur la même base que lectorat par rapport à lecteur·rice, pour plusieurs raisons : premièrement, pour éviter d’avoir à imposer le masculin de locuteur ou d’alourdir en écrivant locuteur·rice. Locutorat est certes au masculin, mais le genre du groupe est indépendant de celui des personnes qui le composent (on peut ainsi avoir un groupe de femmes ou une assemblée d’hommes). Deuxièmement, cela évite d’avoir à choisir entre le singulier et le pluriel : un locutorat peut être une seule personne, ou un ensemble de personnes, indifféremment. Le locutorat de X désigne donc la ou les personnes qui parlent de la manière nommée X. L’interlocutorat désigne quant à lui la ou les personnes à qui l’on s’adresse dans une interaction. Celui-ci peut être présent en face-à-face au moment de la prise de parole, il peut aussi être distant et/ou différé dans le temps (comme dans un échange par internet). Il peut également être connu ou inconnu : l’auteure d’un livre ne sait pas exactement qui lira celui-ci et ne peut que projeter un lectorat virtuel, par anticipation, et pourtant cet interlocutorat hypothétique détermine déjà en amont sa manière d’écrire (dans le choix d’une expression plutôt spécialisée ou "grand public", par exemple).↩︎

  5. Y compris lorsque ces associations "1 pays = 1 langue" sont réductrices, comme lorsque l’on dit que c’est l’espagnol qui est parlé en Espagne alors que l’on veut généralement parler du castillan, ou le chinois en Chine à la place du mandarin. En employant ces termes, on invisibilise partiellement le fait qu’en Espagne sont aussi parlés le catalan, le basque, le galicien, etc., et qu’en Chine il y a plusieurs dizaines d’autres langues (difficiles à dénombrer exactement (cf. p. )), dont certaines, comme le wu, le min, ou le cantonnais, connaissent un locutorat supérieur en nombre à la population française. Qui plus est, ce que l’on nomme espagnol est parlé dans les anciennes colonies espagnoles en Amérique du Sud, et déborde donc de sa stricte relation à l’Espagne.↩︎

  6. Au Congo et en Angola, le préfixe distingue l’ethnonyme et le glossonyme : on dit que les Bakongo parlent le kikongo, que les Baluba parlent le tshiluba, les Mbundu le kimbundu, etc. Dans d’autres cas la disjonction est complète : aucun ethnonyme précis ne correspond au lingala par exemple. Nous verrons pourquoi en présentant la notion de langue véhiculaire (cf. p. ).↩︎

  7. L’article 21–24 du Code Civil mentionne : « Nul ne peut être naturalisé s’il ne justifie de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue, de l’histoire, de la culture et de la société françaises». Les tests à passer aujourd’hui sont généralement le TCF ANF (Tests de Connaissance du Français pour l’Accès à la Nationalité Française) ou le TEF Naturalisation (Test d’Évaluation du Français).↩︎

  8. Depuis Aristote, on considère qu’une définition est circulaire si le mot à définir se situe dans la définition elle-même. Par exemple : la vertu est la qualité des gens vertueux. Une telle définition n’a aucun caractère instructif.↩︎

  9. Source : http://observatoire.francophonie.org/qui-parle-francais-dans-le-monde/, consulté le 22/02/2022. L’évolution démographique des anciennes colonies va même dans le sens d’une déterritorialisation de la langue française : les estimations de l’OIF prédisent que « près de 90% de la jeunesse francophone sera africaine à l’horizon 2050 » (source : https://www.odsef.fss.ulaval.ca/, consulté le 22/02/2022).↩︎

  10. La brochure 2016 de la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France intitulée « Références 2016, les langues de France » propose ainsi pour la France Métropolitaine une liste de 10 à 25 langues (selon que certains parlers sont classés comme autonomes ou comme subdivisions d’une pratique plus étendue (cf. p. )), 12 pour la Guyane, 28 pour la Nouvelle-Calédonie, plus 13 langues pour le reste de l’Outre-Mer, auxquelles il faut ajouter les « langues non-territoriales », parlées par des personnes ayant émigré en France (la Délégation retient les suivantes, sans expliquer les critères de cette sélection : arabe dialectal, arménien occidental, berbère, judéo-espagnol, romani, yiddish), et la Langue des Signes Française (source : http://www.culture.gouv.fr/content/download/138305/1515485/version/2/file/LgdeFr-2016.pdf, consulté le 22/02/2022).↩︎

  11. Bien entendu, il faut encore définir ce que l’on nomme plurilinguisme : si la notion de langue est remise en question, cette dernière le sera également, puisqu’une définition du plurilinguisme comme, par exemple, « la capacité à maîtriser plusieurs langues » suppose la pertinence de la notion de langue.↩︎

  12. Si l’on voulait continuer à voir de la "communication" dans tout échange linguistique, on pourrait développer l’analyse, en défendant par exemple que le choix d’un registre non facilement compréhensible pour un interlocutorat donné est déjà une manière de communiquer l’appartenance que l’on souhaite afficher. À ce titre, ce n’est pas seulement ce que l’on dit qui serait vecteur ou support d’une communication, mais bien aussi la manière dont on le dit (véhiculant par exemple un message comme : "vois, à travers le vocabulaire spécialisé dont je fais usage, toutes les études que j’ai faites", ou bien "sens, dans ma tendance à maintenir un usage non-conforme à celui demandé par l’administration, ma non-adhésion à ses valeurs", ou encore "ressens, à travers le peu d’efforts que je fais pour m’adapter à toi, le peu d’envie que j’ai réellement que nous échangions"). Dans ce cas, c’est l’opposition même entre le fond et la forme qui se trouve remise en cause, puisque la modalité d’expression est alors au moins aussi porteuse d’information que le contenu qu’elle exprime.↩︎

  13. La notion d’implicature a pour la première fois été développée par Paul Grice. Elle désigne, dans une conversation, la partie de connaissances supposées communes sur laquelle on se repose pour s’autoriser à présenter un énoncé laconique et néanmoins compréhensible, car la part implicite du raisonnement pourra être reconstituée par l’interlocutorat ((Grice 1975)). Soit cet exemple classique : « A : Quelle heure est-il ? B : Le facteur vient de passer. ». Pour comprendre la réponse de B, il faut ajouter les inférences cachées : B sait que A sait que le facteur passe généralement vers 11h, et donc B sait que A pourra en déduire qu’il est un peu plus de 11h. B s’autorise donc une réponse courte en comptant sur des connaissances partagées et une déduction chez A : face à une autre personne n’ayant pas nécessairement les mêmes connaissances, B aurait répondu autrement.↩︎

  14. (Yaguello 1988, 23–24), (Sériot 2010, 99). On peut aussi s’interroger plus précisément sur ce que l’entreprise même de compter les langues implique et produit (Humbert, Coray, and Duchêne 2018).↩︎

  15. Il existe aussi par exemple ceux de Pierre Le Roux ou de Jean Le Dû pour la langue bretonne (Le Roux 1924–1963). Aujourd’hui, le chercheur Mathieu Avanzi continue à faire de la dialectologie sur de belles cartes en couleurs, facilement accessibles sur internet.↩︎

  16. Lors de séances de Travaux Dirigés avec les étudiantes à qui j’enseigne, nous pouvions déjà saisir ce principe de multiplicité des isoglosses sur une seule carte de l’Atlas Linguistique de France, si nous séparions méticuleusement par des frontières les variations relevant du lexique (choix du mot, par exemple abeille ou mouche à miel), de la morphologie (éléments constituant un "mot", comme les différentes manières de marquer l’alternance féminin / masculin, singulier / pluriel, ou l’opposition mouche à miel / mouche de miel), la phonologie et la phonétique (différentes prononciations, dans mouche, du [u] ou du [ʃ], de miel, etc.), etc. Ainsi, une seule carte, étudiée minutieusement, pouvait déjà contenir des dizaines de frontières isoglosses.↩︎

  17. En vérité, si l’accumulation de certaines frontières isoglosses donne rapidement une impression de chaos désordonné, d’autres se rassemblent plus ou moins, constituant des sortes de faisceaux : autour d’une enclave, d’une ville portuaire, d’une zone frontalière. L’ analyse dialectologique consiste alors à tenter de dégager des grandes causes de ces phénomènes de convergence entre les frontières : relations commerciales, déplacements de population, etc.↩︎

  18. La distance, la fréquence, ou les effets de la mobilité peuvent varier fortement selon les appartenances sociales, il faudrait donc plutôt poser la question de la répartition sociale des mobilités. Les différentes mobilités exercent des influences variées sur les pratiques linguistiques : selon que l’on voyage en touriste, pour faire des affaires, que l’on réside en hôtel ou chez les autochtones, etc., on n’adaptera pas ses usages linguistiques de la même manière.↩︎

  19. Il arrive que des formes linguistiques initialement représentatives d’un territoire soient maintenues et investies d’une nouvelle signification : si je prends l’exemple du breton, beaucoup de jeunes apprenantes actuelles, vivant par exemple à Rennes, choisissent d’adopter un breton vannetais (des environs de Vannes, dans le Morbihan), ou léonard, qui ne correspond pas à leurs lieux d’habitation : il est intéressant alors de chercher les raisons (esthétiques, identitaires, etc.), qui les orientent vers ces formes initialement locales.↩︎

  20. Cf. (Calvet 1994b; Bulot, Bauvois, and Blanchet 2001 ; Bulot 2004)↩︎

  21. Cf. (Yaguello 1984, 47–49), (Calvet 1993, 81–85)↩︎

  22. La notion de continuum est aussi mobilisée dans l’étude des créoles (cf. p. ), pour désigner le spectre progressif entre deux pôles : d’une part, la langue du pays colonisateur, d’autre part la forme de créole qui en est la plus éloignée ; les productions concrètes des différents locutorats se déplaçant généralement le long de ce spectre en fonction de considérations interactionnelles qu’il convient alors d’étudier d’un point de vue ethnographique.↩︎

  23. En Bretagne, on trouve quelques panneaux routiers en anglais aux alentours de Roscoff et de Saint-Malo, qui sont les deux lieux où débarquent les ferries faisant le lien entre le Royaume-Uni et la France.↩︎

  24. Engagement de Louis Le Germanique. Traduction : ‘Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, à partir d’aujourd’hui, en tant que Dieu me donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce mien frère Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère, selon l’équité, à condition qu’il fasse de même pour moi, et je ne tiendrai jamais avec Lothaire aucun plaid qui, de ma volonté, puisse être dommageable à mon frère Charles’.↩︎

  25. Ainsi le terme loufoque a-t-il été formé selon la logique de l’argot dit largonji : il s’agit de mettre un l- à l’initiale du mot, et de déplacer à la fin du mot (avec un ajout éventuel) la consonne qui s’y trouvait : jargon devient donc largonji, et fou devient louf puis loufoque, etc. Pour aller plus loin sur les réappropriations de l’argot : (Calvet 1994a).↩︎

  26. Les catégories petite bourgeoisie et haute bourgeoisie renvoient ici à une typologie en sociologie. On situe généralement dans la haute bourgeoisie les personnes propriétaires de moyens de production depuis plus d’une génération ; par opposition, la petite bourgeoisie se définit à la fois comme moins riche que la haute bourgeoisie, et comme ayant changé de position sociale récemment : ses membres peuvent donc avoir gardé certains usages et coutumes de leur milieu d’origine, et de ce fait ne pas se sentir entièrement à l’aise dans les milieux fortunés, malgré leur capital récent (cf. note [Jaquet]).↩︎

  27. Cf. la notion d’hypercorrection (cf. p. ).↩︎

  28. Pour définir ce que j’entends ici par institution, je m’appuie sur la définition qu’en donne le politologue Jacques Lagroye : une instance contribuant à l’objectivation d’une réalité par un ensemble de règles contraignantes. « Tout concourt ainsi à faire de l’institution une “ réalité ” apparemment extérieure aux individus qui en sont membres et à ceux qui ont affaire à elle, qui la rencontrent sur leur chemin. Ils la perçoivent comme un corps de règles à apprendre et à respecter, comme un ensemble de savoirs à assimiler, comme une somme de routines qu’il faut maintenir pour préserver la cohérence de l’institution, et comme un répertoire de rôles dans lesquels on doit se tenir. L’institutionnalisation, qui fait exister cet univers de pratiques sur le mode d’un objet extérieur aux individus, est donc une forme de l’objectivation. On peut entendre par objectivation, d’une manière générale, l’ensemble des processus qui contribuent à situer des relations sociales, et les règles habituellement appliquées dans ces relations, dans l’ordre d’une “ réalité objective”, perçue comme allant de soi, s’imposant aux êtres humains et régissant leurs comportements. [...] L’ordre institutionnel atteint à l’objectivité en ce qu’il est vécu comme doté d’une force propre ; vécu, et pas seulement pensé comme tel. » ((Lagroye 1997, 157–58))↩︎

  29. Sylvain Auroux, historien de la linguistique, parle de grammatisation pour désigner le processus par lequel on dote une langue d’un ensemble d’outils descriptifs permettant d’y détecter ou établir des régularités : c’est ce qui permet à la linguistique de se développer comme discipline, en même temps que cela contribue à son homogénéisation (Auroux 1994).↩︎

  30. Pour prendre un exemple classique de loi en phonétique historique : « le c+a latin est devenu [ʃ] en français entre le ve et le viiie siècles ». Un autre exemple fameux est la loi de position, mobilisée pour expliquer l’évolution des voyelles dans l’histoire du français à partir du xvie siècle : cette loi dit qu’une voyelle devient ouverte quand elle est dans une syllabe se terminant par une ou plusieurs consonnes, et fermée quand la syllabe se termine par une voyelle. C’est ainsi qu’un [e] deviendrait progressivement [ɛ], dans tel, mer, cet, et serait resté [e] dans blé, nez, fée.↩︎

  31. La notion de superdiversité a pu être avancée pour décrire une telle situation de mélange exacerbé entre différents milieux culturels dans les sociétés contemporaines (Vertovec 2007).↩︎

  32. Cf. par exemple la thèse d’Aude Étrillard sur l’installation des Anglaises en Centre-Bretagne dans les années 2000 : alors que des populations relativement aisées arrivent dans un territoire pauvre et en pleine dépopulation, celles-ci sont perçues comme une aubaine économique pour la revitalisation du territoire, et incitent les commerçantes locauxales à passer à l’anglais, en même temps que l’on garnit les rayons des épiceries de Marmite et que l’on fait rénover les maisons en y installant des prises électriques anglaises. Ce capital permet également à ces populations d’échapper au nom de migrant·e·s pour recevoir celui de newcomers (Étrillard 2015).↩︎

  33. Toujours en Bretagne, la progression du français s’est faite notamment par les côtes, à partir de 1936, dans la mesure où le développement des congés payés avait engendré un afflux de visiteureuses dans les villes balnéaires : les populations locales ont alors progressivement francisé leurs usages pour ces visiteureuses d’un nouveau type que l’on nommait les baigneurs en raison de la manne financière que constituait leur venue ((Broudic 1995, 77, 94, 106, 136, 416–19)).↩︎

  34. Les coiffes étaient une parure pour la chevelure des femmes, utilisées en Bretagne jusqu’au xxe siècle, sources de nombreuses informations, notamment l’origine géographique de leur porteuse.↩︎

  35. Face aux termes relevés ici, on trouve également un grand nombre de termes savants et prestigieux (notamment en mathématiques), renvoyant à l’époque du Moyen-Âge où les savants du Moyen-Orient diffusaient leur savoir à un Occident en plein obscurantisme : alambic, algèbre, algorithme, bougie, carafe, chiffre, chimie, coton, échec, épinard, hasard, magasin, toubib, zéro, etc.. Par les temps qui courent, il n’est pas inutile de rappeler que, même abstraction faite des emprunts récents cités plus haut, le taux de termes provenant de l’arabe dans la langue française est supérieur à celui des termes issus du gaulois.↩︎

  36. Par exemple, d’un côté le Haut Conseil à l’Égalité entre Femmes et Hommes présente un guide pratique « Pour une communication publique sans stéréotype de sexe », au sein duquel l’écriture inclusive est préconisée  ; de l’autre, l’Académie française, dans sa déclaration du jeudi 26 octobre 2017, écrit  : « Prenant acte de la diffusion d’une écriture inclusive qui prétend s’imposer comme norme, l’Académie française élève à l’unanimité une solennelle mise en garde. La démultiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu’elle induit aboutit à une langue désunie […]. […] En cette occasion, c’est moins en gardienne de la norme qu’en garante de l’avenir qu’elle lance un cri d’alarme  : devant cette aberration inclusive, la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures. » (je souligne).↩︎

  37. C’est ainsi qu’il formule la fiction théorique du « locuteur-auditeur idéal » : celui-ci est quelqu’un « appartenant à une communauté linguistique complètement homogène, qui connaît parfaitement sa langue et qui, lorsqu’il applique en une performance effective sa connaissance de la langue n’est pas affecté par des conditions grammaticalement non pertinentes, telles que limitation de mémoire, distractions, déplacement d’intérêt ou d’attention, erreurs (fortuites ou caractéristiques). » (Chomsky 1965, 12)↩︎

  38. Encore faudrait-il ajouter : "lorsque les personnes concernées répondent à un questionnaire au sujet de leurs pratiques linguistiques", car il y a fort à parier que ces mêmes personnes s’expriment d’une autre manière avec leurs enfants, en situation informelle, etc.↩︎

  39. Pendant plusieurs années, je rédigeais un article par semaine pour une revue en breton, sans jamais vérifier le rendu pour le public. Pour certains mots relevant des nouvelles technologies ou de notions abstraites, qui n’existaient pas dans le lexique du breton traditionnel, je faisais le choix d’utiliser certains termes bretons ressemblants à des mots français, afin de faciliter leur compréhension par un locutorat plus large : il en existait bien souvent des équivalents avec des racines dites celtiques, forgés par des intellectuelles, mais ils exigeaient plus de connaissances étymologiques et morphologiques pour être compris, ce qui restreignait alors socialement le lectorat visé à un public bien précis. Un jour, j’ai remarqué par hasard que ces choix de mots étaient remplacés par des mots à racines celtiques à l’étape de l’édition. J’ai été particulièrement peiné de savoir que pendant si longtemps, de tels choix lexicaux avaient été publiés sous mon nom sans que je n’en sois informé ; mais ce qui est intéressant ici est que le relecteur percevait ces choix lexicaux comme des fautes, alors qu’il s’agissait, pour ma part, de choix conscients et réfléchis.↩︎

  40. Ce point peut être nuancé par le fait qu’ils présentent aussi des usages qui leur sont spécifiques : ainsi, l’intonation très particulière des présentateurrices de télévision à la fin de leurs phrases…↩︎

  41. Inspiré en partie par Foucault, l’épistémologue Ian Hacking a théorisé un processus qu’il nomme effet de boucle (looping effect) dans les sciences humaines : cela signifie que la manière dont les scientifiques créent des catégories pour nommer des types de personnes interagit sur ces dernières en modifiant la manière dont elles se perçoivent, et donc leurs comportements. Les personnes modifient leurs manières de se définir en raison du prestige accordé aux descriptions scientifiques. En ce sens, on ne peut pas dissocier la production des savoirs et la question des effets sociaux de leurs appropriations (Hacking 1986, 1995).↩︎

  42. Cela peut s’opérer en rappelant une étymologie peu connue ou en orientant la discussion sur des oppositions comme autant pour moi / au temps pour moi, des questions passionnantes comme celle de savoir si l’on a ou non le droit d’utiliser le subjonctif après après que, etc. On peut s’interroger sur le sens et l’effet de telles discussions métalinguistiques : alors que généralement les deux formes produisent un énoncé compréhensible, que cherche-t-on exactement lorsque l’on s’interroge sur ce qui se dit et ne se dit pas ?↩︎

  43. Dans ses Statuts et Règlements, l’article XXIV précise : « La principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. »↩︎

  44. La Révolution a certes constitué une étape dans la politique linguistique française, mais celle-ci est surtout discursive, ou symbolique, plus que concrète. C’est à ce moment-là que se fixent les associations d’idées entre langues régionales et hostilité envers le républicanisme et le rationalisme portés par la République (cf. p. ). Pour autant, les préconisations de Barère, notamment celle d’instaurer un instituteur de langue française dans chaque paroisse, resteront globalement lettre morte, faute de budget. Par ailleurs, la radicalité qui s’exprime alors sur la langue est cohérente avec la période dans laquelle elle se situe : la Terreur. Il faut rappeler qu’aux débuts de la Révolution, sous la Constituante, les décrets sont encore traduits dans les langues régionales. Après l’exécution de Robespierre, l’unification linguistique ne sera plus une priorité. Au contraire, le Décret Lakanal du 27 brumaire an III autorise l’usage des formes locales à titre auxiliaire (Décret sur l’organisation des écoles primaires. Le texte est d’abord présenté à la Convention comme un Rapport et Projet de décret, le 7 brumaire, puis adopté le 27 brumaire an iii (17 novembre 1794). On lit au chapitre IV, Instruction et régime des écoles primaires, art. 3.  : « Dans les contrées où l’on parle un idiome particulier, l’enseignement se fera en même temps dans l’idiome du pays et en langue française, de manière qu’elle devienne, dans peu de temps, d’un usage familier à tous les citoyens de la République. »). Durant toute la période allant du Consulat (1799) au Second Empire (1852-1870), la question de l’unification linguistique devient moins prégnante.↩︎

  45. On peut ici penser à la « raison des effets » pascalienne : l’important est moins de savoir si une règle ou convention est justifiée sur des bases rationnelles, car elles ont toujours une part de relativité, mais de constater que, puisqu’elles sont tenues pour vraies, elles exercent des effets sur les populations. Cf. Pensées, fragments 315, 329, 334, 335, 336, 467 (édition Brunschvicg).↩︎

  46. Un lien peut être établi ici avec les postures dites genderblind (aveugle au genre) ou colorblind (aveugle à la couleur) : un discours qui dirait quelque chose comme « il faut arrêter de nous considérer en tant que femmes ou en tant qu’hommes, en tant que personnes blanches ou noires, car nous sommes toutes des êtres humains » donne une impression d’humanisme et de tolérance, alors que, concrètement, des personnes sont bel et bien traitées différemment aujourd’hui en raison de leur genre ou de leur couleur de peau. Cette négation de l’existant se présente alors comme un discours déclarant implicitement qu’«il n’existe pas de privilèges », et donc qu’il serait inutile de lutter contre ces derniers. Il importe donc de bien distinguer entre elles la négation d’une volonté de discriminer («je ne souhaite pas traiter différemment une femme d’un homme », ou « dans une société idéale et future, les femmes et les hommes ne seraient pas traitées différemment ») et la négation d’une discrimination existante («aujourd’hui, les femmes ne sont pas traitées différemment des hommes »). Alors que la première négation est louable, la seconde consiste en fait en une stratégie de silenciation envers le discours qui met en avant l’existence actuelle d’inégalités pour mieux les combattre. Dit autrement, il importe de bien différencier le monde que nous souhaitons du monde dans lequel nous vivons, au risque qu’une description angéliste du monde actuel n’en devienne un obstacle à l’accession au monde souhaité.↩︎

  47. On pourra consulter (Gumperz 1989 ; Hymes 1967, 1991) à ce sujet. Il faudrait creuser de manière plus systématique les points communs et différences possibles avec la notion de jeux de langage proposée par Ludwig Wittgenstein.↩︎

  48. La notion de pratiques langagières a ainsi été proposée par Josiane Boutet pour rendre compte du langage dans une perspective plus large que la simple description des langues, en permettant d’analyser ce par quoi l’on agit sur autrui et la situation sociale, à travers ce que l’on dit et les manières de le dire ou de ne pas le dire (Boutet, Fiala, and Simonin-Grumbach 1976). La notion a connu un certain succès dans les approches didactiques (Bautier 1995). Au fil de sa diffusion, elle se serait progressivement éloignée de la formulation marxiste qui la caractérisait au départ (Boutet 2021).↩︎

  49. Selon les disciplines, on dirait que ses objets d’étude sont des phonèmes, des syllabes, des morphèmes, des syntagmes, etc.↩︎

  50. Voir partie suivante pour une présentation des notions principales utilisées dans la discipline.↩︎

  51. Je reprends l’expression à François Hartog. Dans son ouvrage (Hartog 2003), il définit un régime d’historicité comme une manière, propre à un contexte socio-historique donné, d’associer les valeurs de passé, présent et futur, pour construire un rapport spécifique au temps et à l’histoire.↩︎

  52. Bien d’autres réflexions en histoire et historiographie ont insisté sur ce tournant patrimonialisant d’un rapport à l’histoire, où le fait de recueillir, conserver, documenter des archives du passé, puis de les mettre en scène, vient aussi renforcer, à travers un discours sur la Nation, ses origines, ses héros, une posture nationaliste : pensons par exemple aux ouvrages dirigés par Pierre Nora autour des lieux de mémoire (Nora 1984–1992), ou d’Hobsbawm et Ranger sur les traditions inventées (Hobsbawm and Ranger 1983).↩︎

  53. Ce discours est parallèle à celui, récurrent, portant sur la baisse du niveau scolaire (cf. p. ).↩︎

  54. De nombreuses notions théoriques existent, qui permettent de rendre compte d’une manière explicative des phénomènes de porosité entre les langues (cf. p. ), et certaines d’entre elles pourraient tout à fait s’appliquer au contact entre breton et français. Pourtant, les formes mixtes sont généralement dévalorisées dans les milieux militants, dans la mesure où le français est associé à la langue de l’oppresseur.↩︎

  55. Les premières données à ce sujet proviennent de l’Atlas linguistique (Le Roux 1924–1963), mais ce sont les analyses proposées par François Falc’hun qui ont mis en valeur l’absence de pertinence d’une description en 4 dialectes à l’échelle de la Bretagne (Falc’hun 1981). Celles-ci ont été prolongées par Jean Le Dû (qui a établi un Nouvel Atlas Linguistique de Basse-Bretagne en 2001) et Yves Le Berre. La récente thèse de Tanguy Solliec propose l’analyse la plus détaillée sur la diversité dialectale en Bretagne, à partir d’une comparaison informatisée des taux de différences sur les cartes du Nouvel Atlas (Solliec 2021) : il y démontre notamment que les différentes classifications dialectales usuelles ne correspondent pas aux données.↩︎

  56. Cet argument a notamment été défendu par Roman Jakobson lorsqu’il critique la définition que proposait le linguiste Charles F. Hockett de la notion d’idiolecte (Jakobson 1952, 32–33). Notons malgré tout que la notion d’idiolecte peut avoir une pertinence dans les études littéraires, lorsqu’il s’agit par exemple d’attribuer une œuvre à une auteurrice à partir de récurrences dans le style de son écriture.↩︎

  57. C’est aujourd’hui le terme de revitalisation qui est souvent employé à ce sujet. Pour une présentation de l’évolution historique de ce concept, et une proposition de formulation critique contemporaine, cf. (Costa 2010, 29–150), (Costa 2013).↩︎

  58. Cet éloignement du français est en partie dû à des efforts, par les intellectuels, depuis le xix siècle et jusqu’à aujourd’hui, pour extirper du breton toute forme commune avec le français, et pour se rapprocher parallèlement d’autres langues décrites comme cousines : le gallois, l’irlandais, l’écossais, le cornique, etc. Une bonne partie de ma thèse est consacrée à ce sujet : (Morvan 2017b), notamment les chapitres 7 à 10, 12, 14.↩︎

  59. Le breton est en fait un très mauvais exemple de cette situation. Outre la diversité dialectale et le fait que chaque évêché ait disposé de sa norme écrite avant le xxe siècle, on pourrait considérer qu’il existe une pluralité de normes sous plusieurs aspects. D’une part car il a existé des traditions orthographiques concurrentes (au moment où Kloss écrit son article, la guerre faisait rage entre l’orthographe peurunvan ("entièrement unifiée") et la skolveurieg ("universitaire"), par la suite apparaîtra encore la etrerannyezhel (interdialectale)), d’autre part car il existe plusieurs pôles de valorisation concurrents pour la définition du vrai breton : pour les uns il s’agit du breton parlé par les locutorats âgés de milieu rural, pour les autres de celui dont le vocabulaire moderne ne montre aucune trace d’origine française (Morvan 2015, 2017a).↩︎

  60. L’article étant écrit en 1967, on peut considérer que, suite aux événements politiques survenus après l’éclatement de la Yougoslavie, déjà mentionnés (cf. p. ), on classerait aujourd’hui le serbe et le croate comme des langues Ausbau. L’auteur remarquait d’ailleurs dans son article que cette classification peut être mouvante en fonction de l’évolution des politiques linguistiques, particulièrement entre le cas des langues polycentriques et des langues Ausbau.↩︎

  61. Je préfère ne pas tenter de traduire ce terme : à mes yeux, il n’est pas simple de savoir si le mot near chez Kloss évoque le fait que la « langue sœur » soit presque décrite comme un dialecte, ou s’il désigne la proximité entre les deux langues. On pourrait également rapprocher ce terme de la notion de satellisation, développée par Jean-Baptiste Marcellesi, ce qui pourrait en constituer une potentielle traduction en français (Marcellesi, Blanchet, and Bulot 2003).↩︎

  62. « They feel and think and speak about these languages in terms of dialects of the victorious rather than in terms of autonomous tongues systems. » (Kloss 1967, 36)↩︎

  63. Le cas du gallo a déjà été évoqué à ce sujet (cf. p. ).↩︎

  64. Dans le même ordre d’idée, Louis-Jean Calvet distingue entre les politiques d’intervention « in vitro » et les évolutions spontanées « in vivo » (Calvet 1993, 111–12).↩︎

  65. Notons qu’il s’agit du même raisonnement que celui qui a mené à l’émergence de la catégorie de personne racisée, pour désigner une personne victime du racisme. Il s’agit de dire que la race de cette personne ne serait pas à décrire comme donnée d’avance, en raison d’un caractère biologique inhérent, mais qu’il s’agirait d’un résultat. S’il existe des personnes racisées, c’est qu’il existe un discours ou des pratiques qui racisent, c’est-à-dire, qui transforment une différence d’épiderme en différence de statut social. De nombreux débats actuels concernant la résurgence du terme de race s’expliquent ainsi par la confusion entre sa définition comme une donnée biologique pré-existante et celle comme une construction sociale.↩︎

  66. C’est à mes yeux le même raisonnement qui peut s’appliquer à certains usages médiatiques de la notion de glottophobie, (Blanchet 2016) : celle-ci a le mérite de montrer qu’il existe des discriminations liées aux manières de parler des personnes. Néanmoins, dans ses usages médiatiques, elle peut donner l’impression que cette discrimination porte directement contre une manière de parler : en l’utilisant, il est important de garder en tête le fait que cette discrimination vise l’appartenance sociale d’une personne, dont la manière de parler est une manifestation parmi d’autres. Ainsi, les remarques et postures de dénigrement concernant l’appartenance à telle classe sociale, tel lieu de résidence, peuvent tout autant porter sur la manière de parler que sur celle de s’habiller, de marcher, de s’alimenter, ou sur les préférences culturelles (cf. p. ).↩︎

  67. En 1983, à l’époque de la publication de l’article, le mur de Berlin n’était pas encore tombé et l’ouvrier constituait encore une figure prototypique du milieu populaire dans les représentations politiques.↩︎

  68. Les sociolinguistes Jean Le Dû et Yves Le Berre ont proposé de mobiliser les notions de sphère paritaire pour désigner le mode de discussion pratiqué dans l’entre-soi, et disparitaire lorsque l’on s’exprime dans un contexte plus officiel ou formel, qui implique une hétérogénéité sociale au sein de l’interlocutorat : « Le registre de la parité est le versant chaud de cette dualité. […] C’est le langage de l’intimité, de la fraternité, de la solidarité, de la familiarité, de l’égalité, de la liberté de l’individu ou du groupe dans l’ensemble social. Son rayon de communication est géographiquement ou socialement restreint et limité à l’oralité. […] Le registre de la disparité en est symétriquement le versant froid. C’est celui de l’autorité, de l’officialité, de la représentativité, de la formalité, de la régularité, de l’institution. Sa capacité de communication est universelle (dans l’ensemble des locuteurs de la langue) et fondée sur l’écriture. » (Le Dû and Le Berre 1996, 20)↩︎

  69. Cf. (Neveu 2013) pour un article qui critique cette multiplication des usages de la notion de capital.↩︎

  70. Pour reprendre la terminologie de Le Dû et Le Berre (cf. note [dis-paritaire]), on pourrait dire que les situations communes d’entretien donnent accès au registre disparitaire et les conversations communes au registre paritaire.↩︎

  71. L’enquête porte sur les vendeurs et vendeuses des magasins, et non sur les membres de la bourgeoisie eux-mêmes, mais on peut établir une relation entre les deux, dans la mesure où ces vendeurs et vendeuses anticipent, imitent, et s’adaptent aux usages de la population attendue. Par ailleurs, c’est le traducteur, Alain Kihm, qui a choisi d’employer en français les termes petite bourgeoisie et haute bourgeoisie pour désigner une stratification sociale que Labov décrivait sous les termes lower class, working class (lower et upper), lower middle class, upper middle class, et upper class.↩︎

  72. Cet extrait comme les suivants de l’article de Ferguson sont traduits par mes soins.↩︎

  73. Notons qu’en français, il n’est pas rare d’entendre quelqu’un prononcer un néologisme puis demander à son entourage : « Est-ce que ça existe ? » ou bien « Est-ce que ça se dit ? » Les questions de ce genre ne peuvent pas être anodines pour la sociolinguistique, qui doit alors se demander : « Qu’est-ce que cette personne entend exactement par exister ou se dire à propos d’une forme verbale qu’elle vient de prononcer ? Qu’est-ce qui justifie un tel écart dans les mentalités entre ce que les gens prononcent réellement et ce dont ils acceptent l’existence ? »↩︎

  74. Bourdieu mentionne un cas qui semble toutefois s’y opposer, avec le cas d’un maire qui prononce un discours entièrement en béarnais, et est loué par ses citoyennes pour cette raison. Il explique ce phénomène en terme de stratégie de condescendance : les locutorats se sentent flattés que le maire ait accepté de parler comme eux, parce que tout le monde sait par ailleurs que son usage maîtrisé et habituel est le français officiel. Puisque son statut de maire le garantit contre tout risque d’une assignation trop populaire, celui-ci peut s’autoriser une incursion en béarnais sans déchoir de son statut (cf. p. ).↩︎

  75. Ferguson prend l’exemple de constructions de participes en grec, ou d’expressions du xiie siècle en arabe.↩︎

  76. De même, en dehors des situations de diglossie, il est fréquent de se laisser impressionner par des effets de manche rhétoriques, des démonstrations d’érudition, ou des mobilisations de savoir étymologique (y compris lorsque cela n’est pas à propos), et de juger ces productions comme le signe d’une supériorité de la personne qui les emploie, qui connaît beaucoup de choses et s’exprime vraiment bien plutôt que comme une forme de snobisme.↩︎

  77. Ferguson décrit par ailleurs la variété H comme « plus complexe » que la variété L, mais cela est fortement discutable d’un point de vue linguistique, car cela dépend du critère que l’on utilise pour déterminer la complexité linguistique d’un usage (cf. p. ).↩︎

  78. C’est ce qui s’est passé en Grèce dans les décennies qui ont suivi son article. De même, il considère que le latin a pu se trouver en situation de diglossie avec les langues romanes à l’époque où celui-ci était la seule langue utilisée à l’écrit et au sein de l’Église, alors que celles-là étaient courantes à l’oral mais jamais écrites.↩︎

  79. Les arguments avancés sont relativement les mêmes dans l’analyse que propose Bernadette Wynants des débats sur l’orthographe au moment de la réforme de 1990 : (Wynants 1997).↩︎

  80. Remarquons que ce sont là aussi encore les présupposés que l’on trouve dans les débats enflammés actuels au sujet des mots anglais dans le français, de l’écriture inclusive, de la réforme de l’orthographe, etc. : lorsque les éditorialistes s’écharpent pour décider de la manière dont le peuple devrait parler, elles et ils ont pour croyance que leurs discours auront un quelconque effet sur la manière dont les populations parleront concrètement.↩︎

  81. Cette distinction entre la dimension individuelle, renvoyant à la psychologie, et la dimension collective, correspondant à la sociologie, est commune au sein des cadres théoriques de l’époque ; elle pourrait aujourd’hui être remise en question. En effet, le collectif n’est pas indépendant des individus, il évolue en fonction de leurs interactions. Par ailleurs, nos individualités se sont elles-mêmes construites en fonction de nos interactions avec autrui, de ce fait il n’est pas possible de les considérer comme indépendantes du social. Ainsi, traiter le bilinguisme comme un phénomène purement individuel revient à ignorer des questions comme : qui a enseigné ces deux langues à la personne qui les parle ? Dans le cadre de quelles interactions est-elle amenée à mobiliser l’une ou l’autre ?↩︎

  82. Rafael Ninyoles, Lluı̀s Vicent Aracil, Henri Boyer, Robert Lafont.↩︎

  83. Le militantisme pour le corse s’est trouvé moins touché par ce problème dans la mesure où ses promoteurs ont adopté la notion de polynomie ou de langue polynomique (mise en avant notamment par Jean-Baptiste Marcellesi), c’est-à-dire une pluralité de standards locaux, tous considérés comme acceptables. Les manuels scolaires corses proposent des textes écrits dans plusieurs standards correspondant à des variations dialectales, dans le but d’habituer les enfants à la pluralité des usages. Ce choix ne résout pas tous les problèmes : il faut encore décider de la manière dont on définit ce qu’est un standard local, et être attentif aux éventuelles situations de concurrence entre les variétés, prendre en compte des évolutions dans les pratiques, ou l’influence mutuelle de divers usages en contact, etc. Néanmoins, il s’agit d’une manière intéressante de promouvoir une forme locale sans reproduire des schémas nationaux.↩︎

  84. Nous avons vu que Ferguson envisageait dans son article la possibilité d’une évolution (cf. p. ). Ce reproche renvoie donc davantage à l’usage commun qui s’est formé de la notion de diglossie après lui, qu’à la caractérisation qu’il en donne dans son article.↩︎

  85. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont proposé de renouveler les analyses marxistes, en substituant à la notion fixe de classe sociale une analyse selon laquelle le social est fait de polarisations qui se renouvellent en permanence (Laclau and Mouffe 1985). Ainsi, on voit perpétuellement apparaître de nouveaux facteurs de différenciation sociale qui recomposent les antagonismes.↩︎

  86. On pourrait d’ailleurs être plus précis en distinguant l’âge et la génération. Il se peut que certaines pratiques linguistiques soient liées à l’époque dans laquelle nous avons grandi, d’autres peuvent être liées spécifiquement à l’âge, indépendamment de la génération. Ainsi, des mots comme bébé Cadum, caca boudin, ou Badaboum ! étaient déjà utilisées par les adultes d’aujourd’hui pendant leur enfance, le sont encore par les enfants d’aujourd’hui, mais rarement par les adultes : ce n’est donc pas une pratique linguistique liée à la génération, mais uniquement à l’âge (en va-t-il de même pour C’était mieux avant et Il n’y a plus de jeunesse ?).↩︎

  87. Il s’agirait du parler spécifique à une grande ville, le terme est parfois utilisé pour désigner le parler berlinois.↩︎

  88. La linguistique synchronique désigne pour lui l’étude des manières de parler dans leur simultanéité, à une époque donnée ; elle s’oppose à une étude en diachronie qui les analyse dans leur succession temporelle.↩︎

  89. Les exemples sont ici limités à la relation français-anglais, pour des raisons de facilité de compréhension, mais on pourrait en trouver pour tout ensemble de langues qui entretiennent des relations entre elles.↩︎

  90. À ces exemple de porosités entre les langues, il faudrait ajouter ce que l’on nomme interlangue en didactique des langues et du plurilinguisme : quand une personne apprend une langue seconde alors qu’elle en connaissait déjà une autre, elle aborde la nouvelle logique à partir de la langue qu’elle connaît déjà. De ce fait, pendant l’apprentissage, un certain nombre des productions d’apprenantes seront influencées par la langue de départ, sur laquelle on s’appuie pour former les nouvelles phrases, ce qui engendre parfois des formes mixtes. L’objectif de l’enseignement est globalement de diminuer progressivement ces phénomènes de mélanges de langue au fil de l’apprentissage : on constate notamment que beaucoup d’apprenantes restent comme bloquées à un stade de pratique interlangue, sans jamais entrer entièrement dans la logique de la langue d’apprentissage, à moins qu’elle ne fasse l’objet d’une explicitation. Notons que certaines méthodes d’enseignement, inspirées par une démarche sociolinguistique, peuvent exploiter cette mixité : on parle alors de translanguaging, cf. les travaux d’Ofelia García.↩︎

  91. Dans une introduction devenue célèbre chez les anthropologues, Fredrik Barth propose d’analyser l’ethnicité et l’identité sociales à partir de la propension des groupes à délimiter des frontières entre eux-mêmes et leur extérieur (Barth 1969). La démarche méthodologique qu’il propose peut tout à fait s’appliquer à l’analyse de la manière dont les locutorats distinguent les mots autochtones des empruntés.↩︎

  92. Le même raisonnement est à l’œuvre lorsque des militantes en faveur de l’accueil des migrantes scandent le slogan : « Première, deuxième, troisième génération ; nous sommes toutes des enfants d’immigrées ! » Un tel slogan a pour fonction de rappeler l’arbitraire politique de la notion d’immigré, qui désigne les personnes nouvellement arrivées en France, dont la différence est visible, alors que les descendantes de migrations anciennes ne sont plus catégorisées comme tels. C’est ce qui permet également à certaines immigrées ou descendants d’immigrées eux-mêmes, de reprendre à leur compte des discours xénophobes.↩︎

  93. La réappropriation peut mener à d’intéressants phénomènes d’allers-retours lorsque différents locutorats s’échangent des mots sur des longues durées : ainsi flirter en français actuel provient certes de flirt en anglais, mais celui-ci provient lui-même de (conter) fleurette en français désuet.↩︎

  94. Il existe des débats concernant l’usage du terme de langue maternelle. En effet, elle semble désigner la langue acquise lors de la première socialisation, familiale, dans la petite enfance. Mais l’usage du terme maternel renvoie à un stéréotype genré selon lequel ce serait nécessairement la mère qui transmettrait la langue en question. Par ailleurs, certains enfants sont élevées dans un contexte initialement bilingue. On emploie donc aujourd’hui plus souvent des expressions comme langue première, langue 1, ou langue de première socialisation.↩︎

  95. Je connais même quelques migrantes qui ont appris le lingala une fois en France pour pouvoir échanger avec la communauté des expatriées qui ne venaient pas toutes de la même région.↩︎

  96. Marina Yaguello a proposé une analyse de nombreuses langues inventées et des démarches ayant inspiré leurs auteurs : elle en dénombre plusieurs centaines (Yaguello 1984).↩︎

  97. À cette différence près que l’émergence des créoles a eu lieu dans une situation de grande violence historique, par l’intermédiaire de la colonisation et de l’esclavage.↩︎

  98. On trouve chez Max Weber la notion d’idéal-type, qui renvoie à un type de catégorie que l’on utilise, non pas pour désigner des entités réellement existantes, mais plutôt pour proposer des points fictifs de comparaison, qui aident à s’orienter dans l’observation de la réalité. En ce sens, la typologie n’aurait qu’un rôle de guide conceptuel, à confronter avec une réalité toujours plus complexe.↩︎

  99. Cette tendance à la survalorisation des formes éloignées du français se retrouve également dans les mouvements de militantisme pour le breton ou pour le gallo, qui souhaitent défendre des productions pures de tout contact avec le français, quitte à ce que des intellectuels réinventent des termes qu’aucun locutorat traditionnel n’aurait prononcé voire ne comprend. Ces réactions de différenciation reposent plus souvent sur une ressemblance apparente avec le français contemporain que sur une réelle étymologie : ainsi, des locutorats du breton préféreront ar roched plutôt que ar chemisenn (pour la chemise), sans voir que le terme roched est un emprunt ancien au terme français le rochet, aujourd’hui tombé en désuétude, et désignant un vêtement (on l’utilise encore aujourd’hui pour désigner les habits de certains religieux). De même, on préférera le terme kazetenn à celui de journal, qui semble trop proche du mot correspondant en français, sans voir que ar gazetenn provient lui-même de la gazette… Ces stratégies de différenciation lexicale peuvent s’expliquer par un besoin identitaire de revendication d’une particularité qui a été niée par les autorités pendant une certaine période, mais elles reposent sur un déni de la situation de contact linguistique dans laquelle se sont trouvés, et se trouvent encore, les locutorats des usages en question (breton, gallo, créoles, etc.), avec un français plus ou moins officiel et omniprésent.↩︎

  100. Le monde anglophone utilise l’expression fused lects pour caractériser ces langues mélangées ; on en trouve un certain nombre désignées par l’emploi souvent péjoratif de glottonymes-valises : chinglish pour le mélange anglais-chinois, hinglishpour le mélange anglais-hindi, etc. On en trouve également pour le français : notamment les termes franglais, franponais, camfranglais, ou pour d’autres langues, comme le portuñol (portugais et espagnol) ou le svorsk (suédois et norois).↩︎

  101. On parle d’expressions méta-linguistiques lorsque les personnes parlent de leur propre parole.↩︎

  102. Ce constat est analogue à la célèbre formule de Marshall McLuhan, appliquée à l’analyse des médias : « Le message, c’est le médium. »↩︎

  103. Ces manières de revenir sur ce que l’on vient de prononcer constituent ce que Jacqueline Authier-Revuz nomme des boucles de modalisation autonymique (Authier-Revuz 1995). Dans ce cas précis, de telles expressions sont révélatrices de notre intériorisation d’un normativisme linguistique très fort : qu’est-ce que cela signifie exactement, quand nous demandons si un mot « se dit » ou « existe » alors qu’on vient justement de le prononcer ? En réalité, ce que l’on entend par là, c’est une question de type : l’Académie française tolérerait-elle un tel mot ? Serait-il entouré en rouge par une enseignante de français ? Mais d’où vient exactement le fait que l’on confère à de telles institutions le droit à l’existence même des mots que prononce tout un chacun ?↩︎

  104. On trouve parfois chez les bouquinistes des Dictionnaires du langage des cités ou autres Glossaires de l’argot des jeunes, parus dans les années 1990 ou 2000. Il est alors frappant de constater que, parmi les formes citées, certaines se sont diffusées dans le grand public, quand d’autres sont devenues totalement désuètes. C’est également un phénomène qu’éprouvent douloureusement les adultes à partir de la trentaine lorsqu’ils s’essaient à « parler comme les jeunes » et doivent constater que l’argot collégien de leurs souvenirs n’a plus rien à voir avec celui des collégiennes d’aujourd’hui.↩︎

  105. Plusieurs traditions théoriques permettent de rendre compte de ce phénomène d’adaptation à l’auditoire : les approches littéraires font souvent référence à la notion de dialogisme, développée par Mikhaïl Bakhtine, qui implique que toute parole en prolonge une précédente et anticipe une suivante ; des traditions plutôt inspirées par la sociologie pourraient mentionner les travaux de Bernard Lahire concernant la pluralité des registres que nos parcours nous ont permis d’acquérir (Lahire 1998, 2006), et ceux d’Erving Goffman concernant la manière dont nous adaptons nos comportements, notamment linguistiques, selon les situations (Goffman 1987).↩︎

  106. Cf. par exemple à ce sujet (Wolfson 1970), ou la quatrième leçon de (Gagnepain 2010).↩︎

  107. Chantal Jaquet propose de nommer transclasses des personnes qui ont échappé à la mécanique de la reproduction sociale, et se sont sorties de leur milieu d’origine pour arriver dans un autre. Elles peuvent alors ressentir une position ambivalente, ni plus vraiment membres du premier, ni jamais totalement intégrées dans le second (Jaquet 2014).↩︎

  108. C’est, à l’extrême, ce qu’analyse Ernesto Laclau avec sa notion de signifiant flottant : un groupe s’agrège d’autant plus facilement autour d’un mot d’ordre que ce dernier reste évasif, car il garantit le plus petit dénominateur commun au sein de ses membres. Au contraire, gagner en précision dans les revendication mène inéluctablement à perdre des membres qui ne se retrouveront pas dans les détails mis en avant.↩︎

  109. Il s’agit de tests psychologiques qui permettent de se situer parmi 16 catégories de personnalité pour le MBTI (Myers Briggs Type Indicator) et 9 pour l’énéagramme. Ils ont prétention à être plus rigoureux que l’horoscope ou les questionnaires des magazines de salle d’attente, mais une personne qui passe deux fois le MBTI à 5 semaines d’intervalle sera classée dans des catégories différentes (Pittenger 1993).↩︎

  110. Le philosophe Axel Honneth a défendu l’idée que la lutte pour la répartition des richesses ne suffisait plus à rendre compte des raisons des conflits politiques : beaucoup de mouvements sociaux contemporains peuvent être analysés comme des luttes pour la reconnaissance. Au-delà de la question des conditions matérielles de vie, il forge ainsi un cadre théorique permettant d’intégrer les revendications de reconnaissance des identités au sein d’une analyse politique (Honneth 1992).↩︎

  111. Hugues Pentecouteau a analysé les parcours de vie et les motivations des personnes qui s’engagent dans l’apprentissage du breton, en essayant de mettre au jour les raisons de leur apprentissage (Pentecouteau 2002).↩︎

  112. À ma connaissance, on y ajoute actuellement le Q pour les personnes queer, I pour les personnes intersexe, A pour les personnes asexuelles, ainsi qu’un + pour toutes les autres personnes non incluses dans ces catégories. Parfois, un second Q vient désigner les personnes en questionnement, un second A désigne les personnes androgynes, et le 2S peut désigner les personnes two spirits. Il reste possible que viennent s’y ajouter prochainement des catégories comme troisième genre, agenre, genre fluide, ou autres.↩︎

  113. Le sociolinguiste Jean-Baptiste Marcellesi propose la notion de reconnaissance-naissance pour désigner une situation où une pratique initialement considérée comme périphérique d’une autre en vient à être reconnue comme une langue autonome. Cette notion s’associe à celle d’individuation par laquelle le locutorat met en avant certaines particularités linguistiques comme des différences significatives qui justifient un classement en langues distinctes (Marcellesi, Blanchet, and Bulot 2003).↩︎

  114. Je reprends cette critique à (Thiers-Vidal 2013). Pour une déconstruction des masculinités qui ne nie pas pour autant l’inégalité foncière qui les constitue, cf. (Connell 2014).↩︎

  115. Gayatri Chakravorty Spivak a tenté d’embrasser ce paradoxe en mettant en avant la notion d’essentialisme stratégique : en étudiant la manière dont le Subaltern Studies group proposait une réécriture de l’histoire des révoltes indiennes du point de vue des personnes subalternes et non de celui des dominants, elle voit le risque que ce groupe adhère lui-même à l’illusion d’une conscience commune partagée par les personnes révoltées, comme si elles avaient toutes les mêmes motivations à s’engager dans la révolte. Elle considère alors que cette unification constitue un risque à accepter dans la mesure où elle permet de construire une description concurrente à l’historiographie dominante : elle évoque « un usage stratégique d’essentialisme positiviste dans un intérêt politique scrupuleusement visible » (Chakravorty Spivak 1988, 13). Plus tard, elle revient de manière critique sur cette notion, estimant qu’elle a surtout été utilisée pour justifier des discours essentialistes, sans faire preuve de la prudence initiale qu’elle avait manifestée dans sa présentation (Chakravorty Spivak 2008).↩︎

  116. Cf. aussi (Butler 1990).↩︎

  117. À son époque, Weber évoquait surtout la situation du professeur d’université, qui faisait cours sous la forme d’un monologue sans participation des étudiantes : il refusait alors que l’on profite de cette captivité du public et du prestige inhérent à la fonction pour mettre en avant des convictions personnelles plutôt que des faits mesurables. Néanmoins, on pourrait aussi considérer que l’université remplit un rôle d’éducation lorsqu’elle sensibilise à des questions sociales peu évoquées dans les médias, pour autant qu’elle ne dicte pas de position à ce sujet. Par ailleurs, les étudiantes sont capables d’esprit critique par rapport aux positions défendues en cours.↩︎

  118. Le débat de métaphysique médiévale sur le statut des catégories peut illustrer le sujet. Il oppose d’un côté les auteurs dits nominalistes, dont le plus connu est Guillaume d’Ockham, défendant la thèse selon laquelle il n’existe que des individus dans le monde : les groupes n’ont pas d’existence propre, ils ne sont que des classes virtuelles qui se créent quand nous leur donnons un nom. De l’autre côté, un courant dit réaliste défend l’idée selon laquelle les catégories générales et les notions abstraites désignent des substances existant réellement.↩︎

  119. Les sociolinguistes Judith Irvine et Susan Gal font un usage sémiotique de la notion mathématique de récursivité fractale pour désigner des situations où un processus social qui s’accomplit à une échelle se reproduit également à l’échelle inférieure. Par exemple, lorsqu’un mouvement militant pour une langue régionale qui a subi un discours d’homogénéisation linguistique à l’échelle nationale reproduit ce dernier à l’échelle régionale. Rousseau ne disait pas autre chose avec sa formule : « On verrait la multitude opprimée au dedans par une suite des précautions mêmes qu’elle avait prises contre ce qui la menaçait au dehors » ((Rousseau 1755)), ou Audre Lorde disant : « Les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître. »↩︎

  120. Pour théoriser cette ressemblance, le philosophie Ludwig Wittgenstein propose la notion d’air de famille. À partir d’une interrogation sur la notion de jeu (qu’il mobilise notamment pour définir ce qu’est un jeu de langage), il observe qu’il est impossible de trouver un plus petit dénominateur commun pour définir les jeux dans leur diversité. Il en déduit que la seule chose qui les relie est un « air de famille », c’est-à-dire une vague ressemblance que l’on ne saurait expliciter de manière précise et exhaustive (Wittgenstein 1933–1934, 1953).↩︎

  121. On peut reformuler beaucoup de questions de discrimination en se demandant « dans quels cas telle catégorie ou propriété devrait-elle être tenue pour pertinente ? » Par exemple, l’appartenance à la catégorie des personnes aveugles ne devrait pas être une propriété pertinente pour un recrutement dans un orchestre, puisque la cécité n’empêche pas la pratique d’un instrument de musique, en revanche elle doit l’être pour la situation d’un recrutement de chauffeureuse de bus. La propriété d’avoir la peau noire ne devrait l’être pour aucun des deux recrutements, mais elle pourrait l’être pour le recrutement d’un acteur devant jouer le rôle de Jules César dans un film à prétention réaliste. Une autre manière de décrire le sexisme ou le racisme consisterait à dire que des propriétés comme « être un homme » ou « être blanc » sont considérées comme pertinentes dans des contextes où elles ne mériteraient pas de l’être.↩︎

  122. La situation est plus complexe que celle que je décris ici, car une partie des universitaires a au contraire pris la défense des locutorats en question, contre le mouvement de normativisation du breton, et particulièrement contre la frange nationaliste de ce mouvement. Une polarisation entre deux camps a émergé, chacun visant à faire accepter sa définition de ce en quoi constitue le bon breton, ou de la langue authentique. Cela demeure un conflit entre intellectuelles et militantes, et bien souvent les locutorats concernés ne s’expriment pas dans ce débat. Pour une analyse plus détaillée, cf. ma thèse, (Morvan 2017b), essentiellement le préambule et les ch. 12 à 15.↩︎

  123. Le brassage des registres constitue pourtant une pratique constante et omniprésente dans de nombreuses situations d’échange linguistique, comme nous l’avons vu (cf. p. ).↩︎

  124. Rappelons quelques faits : premièrement, hors allophone, la plupart des élèves qui entrent en maternelle savent déjà s’exprimer et comprendre ce qu’on leur raconte ; deuxièmement, beaucoup de personnes qui ne sont pas passées par un cursus scolaire classique sont en mesure de s’exprimer, à l’oral ou à l’écrit ; troisièmement, l’apprentissage d’une langue dans des salles de classe avec des manuels nous semble certes relever de l’évidence en France, mais demeure marginale en rapport du grand nombre de situations où l’on en apprend essentiellement par la pratique de conversations en situation (que cela soit dans les pays où la scolarisation n’est pas aussi diffusée, ou par la pratique du voyage).↩︎

  125. Dans la didactique des langues étrangères, des démarches existent pour sensibiliser les apprenantes à la diversité des usages selon les contextes. Les approches dites communicatives les mettent dans des situations fictives de discussion pour les mener à réfléchir aux formes les plus adaptées. Les approches dites actionnelles évitent la déconnexion entre la salle de classe et les situations vécues, en incitant les élèves à utiliser leurs apprentissages, non pour simuler une conversation fictive, mais pour accomplir une tâche concrète.↩︎

  126. Il est possible de faire un lien entre ce type de conversations et celles qu’analyse Grice avec sa notion d’implicature (cf. note [implicature]).↩︎

  127. D’autres types d’actions peuvent être produites par de tels discours. Par exemple, dans certains travaux, j’ai étudié le processus par lequel un méta-locutorat attribue une origine à une manière de parler, par exemple lorsque l’on évoque l’origine celtique du breton, et ai proposé de le nommer origination (Morvan 2019).↩︎

  128. Il n’est pas toujours aisé de définir ce qui distingue l’épilinguistique du métalinguistique, dans la mesure où ces deux termes renvoient aux propos que les locutorats tiennent sur le langage lui-même. Globalement, il s’agirait d’opposer les productions spontanées, comme lorsque l’on se corrige au sein d’une phrase (épi-) aux discours formalisés et explicites sur le langage, comme la verbalisation d’une règle de grammaire (méta-). Pour clarifier la distinction, cf. (Dufaye and Gournay 2021).↩︎

  129. Voir par exemple (Heller 2002 ; Canut 2007 ; Canut and Duchêne 2011 ; Duchêne and Heller 2008 ; Costa 2010 ; Heller, Pietikäinen, and Pujolar 2017).↩︎

  130. Il est même possible d’observer une évaluation sociale portant sur la manière d’enchaîner entre elles les propositions d’un raisonnement pour lui donner ou non une apparence de logique. Les normes standard du raisonnement logique (par exemple les règles de syllogismes élaborées depuis l’Antiquité, ou les formalisations de la logique contemporaine) sont également relatives à un contexte social : il peut exister différentes manières d’exposer les parties d’un raisonnement, mais seulement certaines seront jugées rigoureuses ou cohérentes par les philosophes et logiciennes. Voir, à ce sujet, dans des approches très différentes : (Sanders 1997 ; Young 2000 ; Bauman and Briggs 2003).↩︎

  131. Le sociologue Howard Becker est connu pour ses travaux portant sur les déviances et les marginalités. Il remarque avec pertinence qu’il n’est pas possible d’étudier les positions marginales sans s’interroger sur les acteurs qui édictent la norme : en effet, il n’y a de périphérie que par rapport à un centre qui a préalablement été défini et accepté. Il consacre ainsi les chapitres 7 et 8 de son ouvrage Outsiders à « l’imposition des normes » et à ceux qu’il nomme « les entrepreneurs de morale » (Becker 1963). Un tel raisonnement s’applique par analogie aux normes langagières.↩︎

  132. C’est d’ailleurs en partie le cas lorsqu’elle propose clavardage pour le chat sur internet, frimousse pour smiley, arrosage pour spam, ou manche à balai pour joystick.↩︎

  133. Le terme de grammar nazi a émergé dans la culture internet pour désigner des personnes qui survalorisent la correction orthographique et syntaxique, et recadrent en permanence leur entourage à ce sujet.↩︎

  134. Prenons une personne enseignant le français. Il est très probable qu’elle puisse, dans sa journée, corriger en rouge certaines formes linguistiques de ses élèves tenues pour incorrectes, puis, à la maison, parler sans appliquer la totalité des injonctions linguistiques officielles, à commencer par le ne de la négation ou les liaisons.↩︎

  135. Quelques exemples parmi de nombreux possibles : le travail désormais classique de Luc Boltanski sur la catégorie des cadres (Boltanski 1982), et plus généralement l’analyse d’Alain Desrosières et Laurent Thévenot concernant les Catégories Socio-Professionnelles et leurs usages (Desrosières and Thévenot 1988). Les historiens Eric Hobsbawm et Terence Ranger ont produit un ouvrage majeur concernant la critique de la notion de tradition (Hobsbawm and Ranger 1983). Pour une synthèse récente des critiques de la notion de culture : (Wagener 2015).↩︎

  136. C’est la démarche que proposent Sinfree Makoni et Alastair Pennycook dans leur ouvrage Disinventing and reconstituting languages, qui présente à la fois une critique des dénominations de langues et une analyse sociale des procédés par lesquels ces catégories en viennent à être forgées, acceptées, diffusées, tout en prenant en compte également la question des potentielles applications didactiques d’une telle remise en question (Makoni and Pennycook 2006).↩︎

  137. « Ce qui distingue notre Langue des anciennes & des modernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct & nécessairement clair. Le Français nomme d’abord le sujet de la phrase, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la Logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun. » (Rivarol 1784).↩︎

  138. Un ouvrage récent et accessible propose un recul critique sur de nombreuses controverses au sujet de la langue : (Candea and Véron 2019).↩︎