Atelier des passages

Révolu­tion­naires

Récits pour une approche féministe de l’engagement

Les Éditions du commun reçoivent le soutien financier

de Rennes Métropole et de la Région Bretagne.

Illustration de couverture : Lucie David

Maquette couverture : Marine Ruault

Maquette intérieure : Marine Ruault

Illustrations : cixy

Relecture : Juliette Rousseau, Marie Afonso et Sylvain Bertrand

Éditions du commun  Rennes

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Cette œuvre est sous licence Creative Commons :

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Éditions du commun © février 2022

Atelier des passages © février 2022

ISBN : 979-10-95630-49-4

Dépôt légal : février 2022

Merci à edith et à la revue timult.
L’idée que le masculin représenterait l’universel est de plus en plus critiquée. C’est une des formes de la domination patriarcale. Plus largement, les codes officialisés et donc figés de la langue française sont un instrument normatif, de domination culturelle, raciste et classiste.
Les langues sont des choses vivantes et l’écriture peut être un espace d’expérimentation et de transformation de nos usages et de nos imaginaires.
Dans ce recueil nous avons choisi de démasculiniser le langage en utilisant les points médians (voisin·e·s), des contractions en faveur du féminin (travailleu·se·s plutôt que travailleur·euse·s), l’accord par proximité (les poireaux et les carottes sont cuites), ainsi que des pronoms neutres (iels, iels-mêmes et celleux), tout ceci afin d’appuyer une visibilité féministe et de favoriser une multiplicité des genres au sein des situations décrites.
Les termes non démasculinisés se réfèrent à des groupes se reconnaissant au masculin, ou que les personnes interviewées identifient elles-mêmes comme masculines (les patrons, les flics).

table des matières

Révolutionnaires 13
Par quelques quelques cueilleu·se·s d’histoires,
Atelier des passages
Devenir plus invisible ? 33
Andrea, Montevideo
Un enjeu de la lutte des classes 51
Camille, Dijon
C’était vraiment fou, et cette folie était de loin le meilleur 79
Herma, Ulenkrug
Un peu de culot 105
Anne-Catherine, Lavaux
On avait des rêves, on savait où on voulait aller 139
Marisa, Besançon
Je leur ai chuchoté « Mais vous savez, je suis anarchiste ! » 157
Maryvonne, Nantes
Postface. L'engagement dure longtemps. Comment « changer la vie » vraiment ? 187
Par Ludivine Bantigny

Révolutionnaires

« Comment tes convictions, tes engagements révolutionnaires ont-ils modelé ta vie ? » C’est avec cette question que nous menons, entre 2013 et 2019, la série d’entretiens qui compose ce recueil. Nous l’adressons à quelques amies, camarades et voisines. Nous récoltons des bribes de leurs vies, elles qui se considèrent comme révolutionnaires ou, tout au moins, comme ayant pris part à des mouvements révolutionnaires, dans la seconde moitié du vingtième siècle.
Nous ? Quelques intervieweu·se·s nées dans les années 1980 et 1990, qui avons l’âge d’être leurs filles ou leurs petites-filles. Nous désirons fixer les paroles de ces militantes parce que le temps file et que nous n’avons pas assez entendu leurs voix. Elles sont autant de figures inspirantes qui soutiennent nos propres engagements. Elles nous aident à reconstituer la généalogie de nos convictions féministes et révolutionnaires en fouillant dans un passé très récent, encore vivant.

Des rencontres par l’intime

Comment accéder à ces histoires ? Les témoignages rassemblés dans ce livre sont d’abord des relations, des rencontres par l’intime. Nous sollicitons celles que nous connaissons depuis un moment, auxquelles nous sommes attaché·e·s. Celles qui nous ont hébergé·e·s, conseillé·e·s, critiqué·e·s, nourri·e·s. Être « la fille de » ou « l’ami·e de », s’appuyer sur une familiarité, une camaraderie, voilà notre porte d’entrée, notre argument pour désamorcer timidités et sentiments d’illégitimité : si tu ne crois pas que ton histoire intéressera largement, comprends qu’elle captive au moins celleux, proches de toi, qui te connaissent et t’apprécient.
Nous débutons avec la tante d’une amie. Nous la côtoyons depuis des années mais l’interroger sur son passé politique, c’est autre chose. Militante aguerrie, elle nous scrute en silence, avant de nous bombarder de questions sans répondre à aucune des nôtres. Après une heure d’échange, ses questions fusent toujours. Discrètement, l’une de nous se penche vers sa nièce : « Ta tante veut voir si nous tenons la route politiquement, c’est ça ? » Et la nièce, dans un murmure amusé : « Vu la durée de la discussion, vous avez réussi l’examen, depuis un moment ! » La tante finit effectivement par acquiescer et nous propose de quitter le salon pour la terrasse dehors, avec une citronnade. Elle attend que nous soyons à nouveau installées, stylos dégainés, à l’écoute. Elle prend une profonde inspiration et déclare qu’elle n’a jamais raconté ça, mais que le moment est sans doute venu. Nous voici plongées dans un récit de plusieurs heures, depuis son enfance jusqu’à cette citronnade, sur la petite terrasse.
S’amorce ainsi une enquête par proximité. Pour élargir le prisme, nous proposons cette pratique à d’autres complices. Nous les invitons à solliciter cette mère ou cette amie. Une de tes connaissances et une des miennes. L’ancienne institutrice d’unetelle. Puis cette femme que tu connais depuis l’enfance : tu la prenais pour une grand-tante d’adoption, une voisine presque cousine, et elle se révèle être la compagne de ta grand-mère, amante si discrète et si désapprouvée sans doute, que tu ne t’en étais jamais douté·e. Puis cette autre, qui m’avait abruptement abordée en manif, il y a plus de quinze ans. Mine inquiète et voix basse, elle m’avait alors entraînée sur un banc, à l’écart du cortège, pour me déconseiller l’avocat dont elle m’avait entendue ­parler. Cette autre encore : rends-toi compte, elle milite à nos côtés depuis des années, sans que nous ayons pris une seule fois le temps d’un café. Et cette collègue dont nous connaissons la vie par cœur mais qui n’a jamais pensé que celle-ci pourrait s’écrire. Celle que nous devons relancer mille fois pour enfin entendre une bribe de sa passionnante histoire. Celle qui nous a offert son amitié et ses secrets dès la première ­rencontre…
Nous ne cherchons pas à constituer un panel équilibré ou cohérent. Pas de tri froid du pertinent, du représentatif ou de l’anecdotique. C’est souvent l’urgence qui jaillit : faisons-le maintenant, le mois prochain, au plus vite. Il y a des moments où la maladie et la mort se rapprochent d’un coup.

Féministes et révolutionnaires ?

À l’image de l’interrogatoire pré-citronnade, nos entrées en matière sont souvent un peu froides, tendues. L’intimité ne dispense pas de prudence. Elles nous questionnent avant de nous laisser les approcher, révélant leur crainte de se faire utiliser, déformer. Notre curiosité les ramène sans doute à d’autres intrusions, à des coups bas, des récupérations politiques et des abandons, toujours cuisants. Il nous faut donc nous expliquer, en tant qu’intervieweu·se·s, déplier ces mots trop vite lancés : féministes et révolutionnaires.
« Féministe » est un habit que nous avons réussi à faire nôtre. Et en réalité, non pas un simple habit mais toute une garde-robe, une large panoplie qui imprègne l’ensemble de nos conceptions politiques.
Un féminisme avant tout matérialiste, c’est-à-dire attentif aux conditions matérielles d’existence, aux éléments très concrets de l’exploitation qui se déploient de manière structurelle, à l’échelle de sociétés entières. Un féminisme intersectionnel aussi, considérant l’imbrication de ces rapports sociaux selon les catégories imposées de sexes mais aussi de classes sociales, de races, etc. Ces approches nous font appréhender capitalisme, colonialisme, ainsi que patriarcat, racisme, âgisme, validisme ou encore spécisme comme des systèmes de domination mêlés. Intersectionnel donc, pour mieux cerner la spécificité de ces imbrications, pour tenter de concevoir, dans un même mouvement, la singularité de chacun·e et les moyens de luttes communes.
Un féminisme radical et anti-autoritaire ensuite, pour démonter les hiérarchies, aussi bien à l’échelle de la collectivité que dans nos propres cercles. Pour refuser l’ordre établi qui se prétend éternel car « naturel ». Depuis nos chambres à coucher jusqu’aux phénomènes de masse, depuis nos psychés jusqu’aux grandes institutions, c’est donc un anti-essentialisme, la conviction que derrière les évidences, se dissimulent des imaginaires construits, tricotés et détricotés au fil des temps et de nos existences.
Un féminisme d’affirmation et de dépassement encore. Car nous situer socialement nous fournit des leviers puissants. Se dire « femmes » nous dissocie de la classe des hommes. Se déclarer « lesbiennes » nous extrait plus avant, par le refus radical d’être « femmes sous le regard des hommes ». Meufs, gouines, trans, non-binaires, tordu·e·s et autres monstres… proclamer ces identités de genre est une nécessité de survie, mais aussi une subversion des codes établis et un moyen de gagner en puissance, tout en revendiquant le droit à la faiblesse, à l’imperfection. Exister tel·le·s qu’on le peut, au-delà des injonctions, en composant avec elles. Et dans le même temps, dépasser nos peurs et nos carcans pour contrer les politiques identitaires et identifiantes. S’affilier donc, sans se figer. Ne pas sacrifier le flou ou la subtilité au nom de la prise de force. Un féminisme queer en somme, pour refuser cette norme hétéropatriarcale qui assigne, enferme et tue plutôt que d’inclure.
Un éco-féminisme encore, pour repenser notre rapport aux mondes et aux vivant·e·s, à une écologie sociale, à une sortie de ce capitalisme industriel et financiarisé. Et pour détruire enfin cet Homme universel blanc possédant et omnipotent, séparé de son environnement et de ce qu’il domine, au point de tout détruire.
Un féminisme autonome et d’empowerment enfin, qui s’appuie sur des pratiques de lutte et de vie autogestionnaires. Et pour se rappeler surtout, qu’on n’émancipe jamais autrui : ce sont bien les personnes concernées qui prennent par elles-mêmes, dans la lutte, et plus sûrement à plusieurs, les moyens de leur auto-détermination et de leur émancipation.
Avec toutes ces convictions, pourquoi est-il si difficile alors, de nous approprier le terme « révolutionnaire » ? Pompeux, romantique, poussiéreux, massif ou inquiétant… Un mot d’une autre époque ?
Issues pour la plupart de la classe moyenne ouest-­européenne, nos enfances ont effectivement été bercées par l’évidence que le communisme était un totalitarisme en miroir avec le fascisme, et que le temps des ­idéologies était révolu, enterré en même temps que la Guerre Froide. Pourtant, les guerres et les régimes autoritaires d’aujourd’hui sont à la hauteur de nos pires cauchemars et, alors que les révoltes populaires se succèdent d’un bout à l’autre de la planète, nous aspirons à un changement profond, à un futur désirable, habitable.
Alors, vers quoi et vers qui nous tourner ? À portée de main, nous avons des compagnes de lutte qui ont manié ce désir de révolution des décennies durant. Que le féminisme ait été au centre de leurs préoccupations ou plus secondaire, elles ont milité avec détermination pour la transformation radicale du monde. Et cette énergie semble les porter toujours, jusqu’à aujourd’hui. Voilà pourquoi il nous faut absolument les interroger.

Approcher à tâtons l’idée de révolution

Au fil des entretiens, nos doutes s’accumulent. Faut-il dire « copains » ou « camarades » ? Faut-il affirmer notre parti pris féministe d’emblée, ou par petites touches ? Comment anonymiser les témoignages sans en perdre l’intensité ?… Nous n’avons pas de limites géographiques, pourvu que la rencontre se déroule dans une langue suffisamment maîtrisée par l’interviewée. Mais nous ne cherchons pas spécialement à aller loin, nous prenons simplement ce qui vient. Et c’est une chanson qui surgit, une anecdote au bord des larmes, des débats sur les défis de la traduction et de la démasculinisation de la langue. Nous essuyons des avalanches de sigles et d’étiquettes. Marxistes-léninistes, communistes libertaires, guévaristes, clandestines, maoïstes, anarchistes ou plateformistes, opéraïstes, exilé·e·s, autonomes, internationalistes, trotskistes, anti-fascistes, anarcho-syndicalistes… Nous cherchons autant celles qui se sont engagées dans la politique syndicale ou institutionnelle que celles qui l’ont rejetée. Nous avançons à tâtons avec cette idée de révolution. Une forêt de convictions, d’organisations et d’identités. Et bien sûr, tout est toujours plus compliqué que les étiquettes plaquées.
La forme se précise. Nous ouvrons des discussions pour deux ou trois heures tout au plus, avec une courte liste de questions communes pour inviter au récit de vie. Une manière de procéder à la fois cadrée et simple. Dès que possible, nous sommes trois dans l’entretien, celle qui raconte et les deux autres pour questionner, nourrir la discussion et prendre des notes qu’il faudra ensuite retranscrire. S’ensuivent quelques allers-­retours par courrier avec l’interviewée pour finaliser une version qui lui convienne. Le tout se déroule sur quelques mois, dans l’espoir d’une publication rapide. Nous cherchons bien sûr à préciser des éléments de contexte propres au parcours de chacune mais sans vouloir surimprimer notre analyse à leurs récits.
En filigrane, notre interrogation principale reste celle de l’engagement. Un engagement qui nous fascine, nous rebute parfois, nous manque aussi. L’engagement pour la révolution ou l’engagement tout court ? Assurément pour des causes qui nous dépassent, pour changer le monde ! Mais comment cet engagement émerge-t-il ? Est-ce une vision que l’on embrasse sans retenue, ou une perspective mûrement réfléchie ? Est-ce l’histoire de toute une vie, quelque chose qui nous habite au point qu’on ne puisse plus jamais s’en débarrasser ? Ou bien une conviction qui peut s’éteindre, une foi que l’on peut rejeter, brutalement ? Est-ce seulement l’affaire des générations passées, encore naïves face aux leaders charismatiques et aux dogmes psalmodiés, encore optimistes quant à la perspective d’un renversement radical ? Ou un enjeu bien actuel, une rigueur et un enthousiasme qu’il nous appartient de réinventer aujourd’hui ?
Nous taisons ces questions, peut-être un peu confuses, peut-être un peu honteuses : nous nous savons immergé·e·s dans une époque consumériste, de tourisme militant, d’adhésions à durée déterminée et de clics activistes. Un goût de distance et d’éphémère au bout de la langue… S’engager pleinement et pour la vie nous inquiète : ça sonne dogmatique, sacrificiel. Et pourtant, nous nous démenons à notre tour pour constituer des collectifs de vie et de lutte qui durent longtemps. Nous cherchons comment mêler notre prudence critique, notre scepticisme, à ces valeurs de fidélité et de constance, car chaque fois que nous en trouvons trace chez nos interlocutrices, cela nous conforte et nous ravit… tout en ravivant nos interrogations. Mais nous les taisons encore. Nous imaginons qu’elles y répondraient toutes différemment et, sans doute, en commençant par démonter nos formulations. Nous espérons les entendre depuis leurs propres élans et non en réaction aux nôtres.

Ce qui nous inspire

Encore et encore, ressurgit le sentiment d’illégitimité, d’insignifiance : « Mais je n’ai rien à raconter ma pauvre, je n’ai aucune mémoire ! »… « Tout a déjà été dit par d’autres, et bien mieux, dans des livres »… « Je ne suis pas capable d’expliquer, je ne sais pas ­organiser mes idées, tout est fouillis »… « Ma vie ? C’est anecdotique, pas politique ! »… Lorsque nous débutons les entretiens, une grande part des interviewées partage le sentiment que l’histoire de leur vie n’a pas d’intérêt, que seule compte la grande Histoire, celle des batailles et des victoires du mouvement ouvrier. Mais nous avons été nourri·e·s au biberon du « privé est politique ». Cela a forgé en nous la conviction qu’il y a quelque chose d’important dans la singularité des trajectoires personnelles, quelque chose de partagé, donc de facilement partageable. Et surtout de très précieux car rarement mis en mots. Quelque chose qui nous révèle la tension entre aventure collective et solitude.
En publiant ces parcours, nous ne cherchons pas à sortir de l’ombre des héroïnes ignorées, ni à créer de nouvelles stars. Ce monde nous a appris la détestation des héros et des recettes toutes faites. Et d’ailleurs, nos interviewées sont trop modestes pour revendiquer quelque exploit. « Oh, tu sais, je ne prenais pas de vrais risques, pas comme ceux qui portaient des valises, fabriquaient des papiers, prenaient les armes »… « Oui, j’achetais quelques livres interdits, j’allais aux réunions… mais ma bravoure s’arrêtait là »… « Après coup, j’ai compris que ce que nous faisions comportait des risques, parce que des camarades avaient fini en taule. Mais sur le moment, je ne le réalisais pas, non, ce n’était pas une question de courage »… L’humilité de nos interlocutrices nous les rend d’autant plus sympathiques, d’autant plus accessibles… tout en nous agaçant de tant de dévalorisation. Leur discrétion, à la fois bien et mal placée, oriente notre curiosité vers quelque chose de plus discret, de plus infime : ­comment se ­solidifient ces fameux engagements politiques ?
Comment s’articulent fidélités et ruptures idéologiques ? Nous voulons entendre raconter les doutes, les douleurs, les revirements. Fouiller la contradiction et la déception. Chercher le courage et les chocs de compréhension. Soupeser le poids du hasard, des émotions, des contraintes du quotidien. Parce que ces histoires nous livrent d’autres subtilités que celles des théories révolutionnaires écrites par quelques hommes trop contents d’eux-mêmes.
En défendant cette constellation de témoignages modeste et éclectique, nous ne voulons pas en déprécier la qualité. Ce sont des existences révolutionnaires, celles de militantes qui se sont engagées corps et âme dans la lutte. Elles ont tenté, tenu, creusé, risqué. Elles sont tombées, se sont interrompues, ont repris des forces et sont revenues. Et si elles ne sont pas nos héroïnes, elles ne sont pas non plus nos anti-héroïnes. Elles nous inspirent, énormément. En échos à leurs récits, nous nous demandons : et pourquoi pas nous ? Lorsque nous découvrons leur audace, nous nous répétons : pourquoi pas nous ? Lorsque nous réalisons à quel point elles se sont exposées, ont changé d’avis, recommencé et persévéré, nous nous encourageons encore : nous pourrions le faire aussi. Oui, nous avons besoin d’exemples auxquels nous frotter pour éprouver nos propres forces, bien plus que de modèles à reproduire les yeux fermés. Nul besoin de récits épiques pour susciter notre reconnaissance. Une reconnaissance pour tout ce qu’elles accomplissent, subissent, découvrent, et transmettent. Et parce qu’au fond, tout le monde a besoin de reconnaissance.
C’est pour toutes ces raisons que ce recueil s’intitule Révolutionnaires. Une fois de plus, non pour les hauts faits qu’elles pourraient revendiquer mais pour la ­qualité et l’intensité de ces vies engagées.

La mémoire de notre histoire(s)

Au fil de leur récit, certaines se lancent dans de grands exposés pour brosser le contexte historique. Nous sommes captivé·e·s par ces reconstitutions, tout autant que par leurs parcours. Ces réalités sont autrement plus palpables par leurs mots que dans les livres d’histoire. Elles nous précisent cependant, une fois encore, qu’elles ne sont pas sûres des dates ni des lieux, qu’elles ont sans doute dit des bêtises, qu’il faudrait vérifier dans ces fameux livres… La précision historique est évidemment nécessaire mais ces récits sont précieux à nos yeux justement parce qu’il s’agit de ce qu’elles en retiennent, de ce qui les porte personnellement. Pas une vérité historique donc, mais leur réalité historique propre. Ainsi, la grande et les petites histoires s’entremêlent pour nous renseigner sur ce qui les a forgées. Et oui, nous nous refusons à les hiérarchiser. D’abord parce que la soi-disant grande Histoire est en perpétuelle réécriture, selon que les puissant·e·s ou les minorisé·e·s s’y attellent. Ensuite parce que c’est bien cet entremêlement qui épaissit, pas à pas, nos généalogies personnelles et collectives.
Au fil des entretiens, nous réalisons que certaines idées et épisodes historiques ne nous ont pas été transmis en ligne directe, ni par des membres de notre famille, ni par nos groupes militants. Parfois même, ça ne nous a pas été transmis du tout. Nous nous laissons alors embarquer par la conteuse. Nous entrevoyons les événements passés et c’est comme une promenade, une entrée dans un nouveau paysage, nous gravissons une colline et rejoignons cette manif, nous longeons la falaise, quelques centaines de personnes sont là, bientôt des milliers, nous observons le ciel qui touche l’horizon, sentons le vent, écoutons ces voix qui reprennent en chœurs les slogans antinucléaires ou contre la guerre, nous suivons ces cris sur le chemin côtier, nous nous en imprégnons et, presque à l’improviste, la sensation de proximité nous saisit, une étrange familiarité, une compréhension soudaine : nous connaissons cette plage, nous avons déjà foulé cette grève et fait partie de cette foule. Nous nous sommes baigné·e·s avec ces femmes, au moins dans nos rêves. À leur insu, ou peut-être en toute connaissance de cause, les conteuses se sont faites entremetteuses. Nous nous affilions à ces histoires que nous découvrons sur le tard, nous nous exclamons : « Mais oui, je viens aussi de là ! » Et nous reconstituons, inventons même, les filiations qui nous manquaient. Ainsi, ce n’est pas seulement l’histoire qui nous façonne mais aussi nous-mêmes qui écrivons notre histoire, en choisissant nos origines après coup. Nous y puisons de la force, un sentiment de continuité et d’assise. Nous y trouvons la confirmation que nous venons de quelque part et que nous ne sommes pas seul·e·s.
Bien sûr, nous nous construisons aussi en réaction, pour contrer ce qui nous choque ou nous pousse dans nos retranchements. Et nous faisons ainsi le plein de nouvelles questions, de nouvelles priorités. Bref, en nous reliant au passé, nous nous sentons avancer.

Comprendre que nous ne
comprenons pas

Parmi les sujets récurrents des entretiens, il y a l’inscription des luttes dans le monde du travail. Les militantes interrogées se politisent dans les années 1950, 1960 et 1970, dans le sillage des partis communistes, du mouvement ouvrier, de l’essor du bloc soviétique, mais aussi de la période du plein-emploi des Trente Glorieuses. Pour la plupart, le terrain de la lutte est d’abord celui des usines et des syndicats. Ce constat nous renvoie à notre propre déconnexion du monde du travail et à la manière dont les néolibéraux et les « gauches » au pouvoir ont réussi à casser les solidarités ouvrières au tournant du siècle.
Ces récits nous aident à imaginer l’émergence d’une jeunesse gauchiste dans l’Occident capitaliste d’après-guerre, se construisant contre la génération précédente, elle-même marquée par l’essor mondial du communisme, et les grands mythes de la révolution russe, des luttes d’indépendance, du Front Populaire, de la guerre d’Espagne et de la Résistance. Tout cela fait contraste avec la dégringolade des communismes dans les années 1980 et la mondialisation néolibérale.
Autre sensation de coupure : l’évocation de perspectives internationalistes, anti-impérialistes, jusque dans les années 1980, quand nous avons actuellement la sensation, trente ans plus tard, que nos luttes sont rivées à l’échelon local. Certes, nos attaches activistes s’étendent largement, mais sur des sujets spécifiques, contre les frontières, pour préserver le climat. Et nos dernières expériences à large échelle, où des groupes de nombreuses régions du monde cherchaient des points d’alliance, datent déjà d’il y a vingt ans, au début des années 2000, avec les mouvements ­anti-mondialisation. Nous sommes bien plus souvent dans des mobilisations locales, contre la fermeture d’une ligne de train ou la construction d’un aéroport, dans des luttes pour les droits sociaux, entre et avec les personnes ­mal-logées, prisonnières, exilées qui nous entourent. Face aux soulèvements populaires qui s’enchaînent aux quatre coins du globe, face aux appels de camarades ­Hongkongais·e·s, Polonais·e·s, Kurdes ou Zapatistes, nous nous sentons moll·e·s, si peu connecté·e·s malgré toute la connectivité « moderne ». Bien sûr, le refus du paternalisme occidental, de l’appropriation culturelle et des causes « humanitaires », bien sûr, le rejet de l’idéalisme et du sacrifice sur les fronts de guerre, oui, tout cela explique en partie notre inertie… Mais ces témoignages ravivent nos questionnements sur les moyens de faire lien sans penser pour d’autres, et de susciter des bouleversements simultanés, à échelle planétaire.
Nous cherchons ainsi des explications à nos luttes présentes dans le miroir des décennies passées, et plus nous creusons, plus la glace se déforme. Les écarts de contexte sont immenses et nous n’arrivons plus à saisir ce qui paraît pourtant évident à nos interlocutrices. La dissymétrie des perspectives n’est pas seulement due au décalage temporel : comment concevoir vraiment ce qui traverse des personnes politisées en régime soviétique ou encore dans des pays colonisés ou inféodés au bloc occidental, lorsque l’on ne partage pas la réalité de ces positions ?
Émergent ainsi des lignes de tension dont nous avons de la peine à saisir si elles sont le fruit de désaccords ou d’incompréhensions. Cela touche à nos façons respectives de faire groupe, de nous mobiliser.
Comment penser nos organisations militantes aujourd’hui ? Comment nourrir les désirs politiques tout en refusant de défendre un programme ? Entre individualisme et collectivisme, anti-autoritarisme et crainte de reproduire dans l’informel et l’affinitaire les hiérarchies habituelles, se reformule, encore et encore, le même enjeu. Celui de gagner en force collectivement tout en favorisant des trajectoires d’émancipation forcément singulières. Interviewées et intervieweu·se·s, nous sommes animé·e·s par cette même aspiration. Mais les discussions s’étirent sans cerner là où nos réponses divergent, et là où les questions restent ouvertes.
Alors nous revenons au sujet qui nous obsède, celui de l’engagement. Porté·e·s par la mystification de la lutte armée et la clandestinité, nous aiguillons les échanges vers la violence politique, les notions de sacrifice, de fidélité et de trahison, ou encore sur la place des personnalités charismatiques dans les groupes politiques. Les interviewées racontent le choc des dictatures et des guerres impérialistes, elles évoquent l’­­Algérie, Cuba, le coup d’État de Pinochet et la bravoure des porteu·se·s de valises, mais elles finissent toujours par décliner nos questions, peut-être parce qu’elles n’ont pas lieu d’être, peut-être parce qu’elles sont mal posées, trop taboues ou trop plaquées.

La fabrication de nos filiations,
un processus réciproque

L’ensemble des entretiens se conclut au présent. Les interviewées nous décrivent leur rencontre avec de nouvelles générations en lutte, avec leurs enfants. Avec nous. C’est un moment affectueux et critique à la fois. Plusieurs en parlent comme d’une découverte alors même qu’elles ont amplement participé à leur construction. Elles évoquent les squats des années 1990 et 2000, l’occupation des terres contre les grands projets inutiles, de nouveaux groupes féministes, autogestionnaires, écologistes, anti-autoritaires, anti-frontières. Elles partagent des colères, des incompréhensions, des sensations d’impasse mais aussi un optimisme incompressible. Elles martèlent que nous les inspirons et les rassurons à notre tour, qu’elles ne se sont pas encore rendues à certains de nos arguments… mais qu’elles continuent à changer. Elles nous complimentent et nous encouragent. Elles opèrent ce renversement généreux, un cadeau, une reconnaissance mutuelle. Et une fois de plus, la confirmation que la fabrication de nos filiations est un processus réciproque.
Ce que nous retenons, chez chacune d’elles, c’est la constance de leur conviction de lutte, leur énergie renouvelée pour scruter le présent et se poser la question de quoi faire maintenant. Cette persévérance nous inspire plus que tout le reste. Elle nous galvanise, nous qui cherchons comme tant d’autres à ne rien lâcher… sans bien savoir vers où aller.

Ce n’est qu’un début

À l’issue de ces discussions, un univers entier s’ouvre encore. Plusieurs nouveaux entretiens sont en cours. Ces textes sont, nous l’espérons, les premiers d’une plus longue série. Il y a tant d’autres personnes à interroger autour de nous. Et nous voulons encore entendre parler d’internationalisme et d’anti-impérialisme. De mouvements décoloniaux. De subversions lesbiennes. De clandestinité et de travail parlementaire. De genres et de races. De luttes armées et de mouvements de masse. De naissances et de morts. De prisons et d’évasions. D’exils et d’ancrages. Nous sommes curieu·se·s d’être transporté·e·s ailleurs, dans d’autres régions, avec d’autres points de départs, d’autres trajectoires qui nous parlent de révolution, encore et toujours, pour renouer avec de grandes aspirations tout en nourrissant le doute et la modestie.
Les histoires que vous nous avez racontées sont importantes. Ce sont des aventures qui nous ont tenu·e·s en haleine comme le font les romans. Au point d’espérer même que les personnages se rencontrent, qu’il y ait une suite.
Toutes ces vies ne sont pas closes, c’est à peine le commencement de quelque chose qui nous donne envie d’en entendre encore, d’en rire et d’en pleurer avec vous. Racontez-nous, pour transmettre, soutenir et nourrir ces élans renouvelés. Et surtout, continuons à lutter ensemble.
Merci à vous, Andrea, Anne-Catherine, Camille, Herma, Marisa, Maryvonne et les autres.
Merci et à tout de suite.
Quelques cueilleu·se·s d’histoires,
Atelier des passages,
février 2022

Devenir plus invisible ?

Andrea, Montevideo / Uruguay

J’ai embrassé la lutte avec passion

Tu sais, je n’ai encore jamais vraiment raconté cette histoire, mais je crois qu’il est temps.
Je suis née en 1950 au sein d’une famille pauvre, dans un quartier populaire de Montevideo.
Ma mère était elle aussi née en Uruguay, d’une mère italienne et d’un père espagnol. Analphabète, elle avait d’abord été ouvrière couturière, puis repasseuse. Elle s’était formée en autodidacte et, à sa retraite, elle continua à travailler comme repasseuse et femme de ménage.
Mon père, lui, était né en Hongrie. Il avait profité d’une formation plus intellectuelle, en Europe. Il avait un rapport au travail… Il travaillait quand ça lui plaisait. Il fut peintre en bâtiment, décorateur, fit du lettrage publicitaire, plein de choses comme ça. Et puis il était peintre, pour le plaisir.
Mes parents me payèrent l’école catholique, le collège missionnaire. Pour moi, ce fut avant tout une initiation à l’injustice et à la violence de la société de classes. J’étais en internat avec des filles de l’intérieur, je veux dire de l’intérieur des terres, celles dont les familles étaient pauvres et ne pouvaient pas payer l’école. On les appelait les « artisanes » et elles étaient admises au collège en échange des corvées de maintenance : laver le linge, faire à manger, faire le ménage… C’était elles qui faisaient tout et nous n’avions pas le droit de leur parler. Moi, je ne comprenais pas et, en cachette, j’essayais de discuter avec elles. On me punissait pour ça mais sans rien m’expliquer. Mes parents, non croyant·e·s, me soutenaient en disant : « L’église, c’est de la merde »… mais tu comprends, iels n’avaient pas confiance dans l’école publique. Iels voulaient une bonne éducation pour moi et c’est pour ça qu’iels avaient choisi le collège catholique. Ça non plus, je ne le comprenais pas. Je me trouvais confrontée à des discours très contradictoires et je voulais sortir de là. Un jour, j’ai dit que je voulais aller au lycée (le collège public), que ça suffisait. Mes parents ne voulaient pas, iels avaient peur pour moi. Alors là, j’ai menacé de faire une grève de la faim, carrément, parce qu’il fallait que ça s’arrête. Iels ont cédé et je suis allée au lycée, où j’ai découvert les garçons, un nouveau monde.
En 1967-68, il y avait dans ma classe un type ­d’extrême-droite. J’avais déjà une grande sensibilité à ces choses-là, une conscience aiguë du danger. Je disais à mes copines : « Ce type-là, il faut le tuer ». Une amie m’a répondu que je ne pouvais pas dire ça, que ça n’allait pas, qu’il y avait mieux à faire. Et puis elle m’a invitée dans des réunions, elle m’a cooptée pour entrer dans les Jeunesses communistes. Il faut dire que c’était l’époque où ça bougeait beaucoup à Cuba, avec la révolution depuis une dizaine d’années. Alors j’ai embrassé tout ça de manière passionnée, je dirais même, assez fanatique. Je suis restée aux Jeunesses communistes presque une année mais j’étais plus radicale, plus attirée par les barricades. Et puis il y a eu l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes de la Russie soviétique. Pour moi, ce fut une vraie rupture avec le PC. En fait, tout s’enchaînait : juste avant, il y avait eu l’invasion de Saint-Domingue par les Américain·e·s (1965-66) pour appuyer un régime non-communiste et après, encore, la guerre du Vietnam qui durerait jusqu’en 1973. Alors, avec tout un groupe d’étudiant·e·s et d’ouvri·ère·s plus radicales, nous avons quitté les Jeunesses communistes. Et mon initiation s’est poursuivie sur les barricades, avec les occupations d’usines, tout ça. C’était 68 et nous étions survolté·e·s, porté·e·s par le modèle de ­Guevara, qui était tellement important pour tout le monde à cette époque. C’était le modèle de la guérilla.

La fin de ma vie légale

De 1968 à 1970, c’est la période des lois d’exception, les libertés individuelles sont suspendues, plein de monde emprisonné, tout ça pour casser le mouvement. Je fais alors plusieurs courts passages en prison qui me politisent encore plus. Ma première expérience carcérale dure trois semaines. J’en retire la conviction que j’ai touché là à l’essence même de la démocratie. Cela me donne le ressort de prendre, au fond de moi, des décisions plus fortes, de m’engager de manière encore plus sérieuse et définitive dans la lutte. Quelques mois plus tard, un matin de 68, je suis prise dans une rafle et je reste emprisonnée un mois et demi.
Pendant cette année de 1968, on parle beaucoup du mouvement de guérilla qui s’étend en Uruguay (depuis quelques années déjà). Et c’est dans cette période qu’une personne du MLN-T, le Movimiento de ­Liberación Nacional – Tupamaros, me contacte.
Pour contrer le mouvement social, le régime se durcit, la répression est de plus en plus forte et la guérilla aussi. En 1969 et 70, les arrestations s’enchaînent encore, je suis plusieurs fois retenue et interrogée dans le cadre d’enquêtes sur des actions directes menées contre le pouvoir. Puis je suis relâchée.
Le 16 octobre 1970, c’est la fin de ma vie légale : mes papiers ont été retrouvés sur les lieux d’une action foireuse, je suis recherchée et, comme plein d’autres, j’entre en clandestinité. Cette période dure plus d’un an et demi pour moi, jusqu’en 1972.
À cette époque, il y a vraiment beaucoup de monde en prison, beaucoup de personnes recherchées, c’est un moment confus et difficile. Les universités perdent leur autonomie, l’armée et la police sont renforcées, les libertés civiles suspendues. Survient alors une proposition portée par les militaires nationalistes pour une réforme agraire, sur le modèle péruvien. Il s’agit sans doute de calmer la poussée révolutionnaire en imposant, par un coup d’État militaire, une expropriation des grands propriétaires terriens à des fins soi-disant redistributives. Je suis alors simple militante de base, je ne connais de ma hiérarchie que le chef de ma section d’action. Avec cette réforme, je m’imagine déjà passer ma vie à planter des patates dans un camp militaire, c’est effrayant. Alors je prends la décision de partir, de quitter l’organisation. Mais au même moment, la direction du MLN-T décide d’évacuer les clandestin·ne·s hors du pays, pour qu’iels ne finissent pas tou·te·s emprisonné·e·s, tué·e·s, disparu·e·s. J’accepte donc de me rendre au Chili par ce biais. Nous passons une nuit dans une petite pension je ne sais où, puis nous prenons le train et arrivons sans encombre à Santiago du Chili. Je suis alors enceinte d’un mois. Pour tout dire, je ne comprends pas trop ce qui se passe et qui décide de quoi à la direction des ­Tupamaros. Mais notre fuite n’est pas censée s’arrêter au Chili : quand la proposition m’est faite de suivre mes camarades à Cuba, une nouvelle intuition m’interdit de prendre ce chemin. Je m’imagine soudain emprisonnée à la Havane par mes propres camarades, parce qu’avec d’autres, nous sommes trop critiques. Trop critiques de notre propre organisation. Je refuse donc d’aller à Cuba, je reste au Chili où j’accouche de ma fille.

Une longue nuit

Au moment où commence officiellement la dictature en Uruguay, avec le coup d’État du 27 juin 1973, je suis donc encore à Santiago de Chile. Mais le 11 septembre de la même année, Allende est assassiné, c’est le coup d’État au Chili et je me réfugie à l’ambassade du Panama. De là, je passe en France, puis en Suisse.
Je suis perdue, je n’ai pas de mots pour dire ce qui m’arrive à ce moment-là. Il faut dire qu’à l’époque, je n’ai aucun imaginaire de l’exil, de ce que ça peut être, de ce qui m’arrive. À la rigueur, j’arrive à concevoir la déroute de l’organisation, cette manière dont nous perdons pied collectivement, mais pour le reste… Je suis seule.
Aujourd’hui, avec le recul, je peux dire que je me suis précipitée dans un grand entonnoir, un tunnel qui m’a fait entrer dans une longue nuit, une nuit de douze ans. J’étais seule avec ma fille, sans organisation politique et il a réellement fait nuit pour moi, tous les jours, pendant douze années d’exil.
En 1974, je suis donc en Suisse. Je rencontre un collectif de solidarité, une communauté qui propose de nous accueillir. J’y découvre l’après-68 et le monde des communautés. C’est la première fois que je lis d’autres matériaux politiques. Ces sept ans de vie en collectif, ce sont mes premiers contacts avec l’écologie, la découverte d’une vision radicale sur beaucoup de choses, et tout cela en mangeant des tartes aux légumes, en écoutant les Pink Floyd, en rencontrant d’autres communautés. Pendant cette période, je fais aussi la connaissance de mon futur mari et j’ai une deuxième fille. Ce sont encore des années d’actions, de luttes, de campagnes sur de nombreux sujets pour la justice sociale.
En 1985, c’est la fin de la dictature en Uruguay et la question se pose de rentrer… Il faut au moins que je voie mes parents. Dès la signature de l’amnistie, je saute dans un avion et vais les rejoindre, pour quatre ou cinq mois. Mais je ne me retrouve pas, je ne reconnais pas mon peuple, je ne me reconnais pas. C’est comme si rien n’avait changé, sauf moi. Je me sens totalement déphasée. C’est vraiment traumatisant. Je retourne à Genève et tarde encore quatre années avant de revenir. Alors seulement, petit à petit, je reviens en Uruguay avec mon mari, doucement, comme à la découverte de l’inconnu. Je me connecte à ce pays comme si j’y étais étrangère.
À mon retour, je ne reprends pas l’activité politique. Je ne vais pas au congrès qui s’organise avec mes ancien·ne·s camarades. J’ai besoin d’autre chose que de conférences publiques, je voudrais des discussions dans l’intimité, entre ancien·ne·s de l’organisation. Mais ça ne se passe pas pour moi, ni à ce moment ni plus tard, et les distances sont déjà prises, sans explications. Déjà, en exil, j’avais remis en cause ce dans quoi j’avais d’abord grandi, en tant que militante. J’avais rejeté toute forme de parti verticaliste et dogmatique.
Je me sentais attirée par les idées anar, les idées libertaires, une manière de penser l’autonomie politique. Alors je reste seule des années, avec ces idées et cette sensation de retenue, de perte.

Il n’y a pas lieu de faire un deuil

Et c’est seulement en 2002, avec la crise, que je me lie de nouveau à la lutte. Je recommence à agir à travers une sorte de militance sociale, en étant une simple personne au milieu d’autres personnes mobilisées, c’est-à-dire que je refuse de prendre une place de cadre, de dirigeante au sein d’une organisation politique : ça me fait trop peur. C’est une période où il se passe énormément de choses, où de nombreux événements nous bouleversent collectivement et transforment nos formes de lutte.
C’est aussi une période où je reprends progressivement mes marques avec le passé en renouant le contact avec plusieurs camarades d’il y a trente ans. Certain·e·s ont totalement changé d’orbite et sont introuvables mais avec d’autres, nous nous retrouvons dans la rue, dès que ça bouge. Avec d’autres encore, les liens sont aujourd’hui simplement affectifs, sans que nous luttions ensemble.
J’ai pensé un moment que je devais faire un deuil, le deuil du passé, d’une lutte, de ma jeunesse ou d’un espoir politique. Mais il n’y a pas lieu de faire un deuil : les gens sont là, comme moi, iels sont blessé·e·s, mais là. Ça m’a fait beaucoup de bien de les retrouver.
En 2002, c’est l’arrivée au pouvoir du Frente Amplio, le Front élargi ou Front large, qui représente l’union de toutes les gauches, y compris d’anciens leaders ­Tupamaros. Le Frente Amplio s’oppose aux deux partis traditionnels, tous deux considérés à droite. Moi aussi, je vote pour le Frente Amplio, non pas en y croyant vraiment, mais pour renforcer une opposition et les gens les plus radicau·ale·s au sein de cette union. C’est la seule période de ma vie où je vote d’ailleurs : inutile de soutenir une aile de gauche pour ne rien changer au système capitaliste, non ? Attention, je ne veux certainement pas soutenir la droite, je ne pense plus du tout que ça puisse exacerber les antagonismes de manière positive. S’il est réellement difficile de militer à gauche sous un gouvernement de gauche, s’il est difficile de trouver de l’espace hors contrôle dans ce contexte, je sais qu’avec la droite au pouvoir, c’est encore plus dur, puissance mille.
En 2002 donc, j’ai un flash… Tu sais, je fonctionne beaucoup par images. Soudain, je revois l’époque des années 1970 et je me dis : « Ces années 1970, c’est la voie, il y a des choses à retrouver de cette époque-là. » Mon habitude des organisations politiques fait que je m’engage dans la scène libertaire. Mais ça se passe très mal et c’est réellement ma dernière expérience politique organisée. Je vis alors cet engagement comme très destructeur et décide de ne plus jamais m’exposer ainsi : je suis un atome libre de la masse. La seule organisation que j’arrive encore à concevoir est dans le cadre de collectifs affinitaires, avec des personnes qui se connaissent et se choisissent. Je ne crois pas à la révolution. J’adore les idées révolutionnaires et les actions révolutionnaires mais il n’y aura jamais de révolution en Uruguay. Notre projet, au MLN-T, était dogmatique, comme dans d’autres organisations, et il copiait les structures du pouvoir, en reprenait la nomenclature, ses propres termes. Au PC, c’était pareil : c’était une dictature, jamais les ouvri·ère·s n’ont vraiment eu le pouvoir. Et iels ne l’auront jamais. Pour moi, une révolution doit être humaine, philosophique, sociale. Pour se passer à la base, elle doit prendre corps dans des contextes communautaires. La révolution ne passe pas par la conquête du pouvoir mais par la destruction du pouvoir et des leaders. Ce qui me semble le plus important là-dedans, c’est l’auto-construction de la pensée… Et qui sait, pour le futur… À la base, je ne suis pas optimiste, mais je peux me battre. Le fait d’être rebelle, de lutter contre ce qui est établi, c’est ce qui compte.

Ils n’ont pas retourné leur veste
en un jour

Alors maintenant… comment j’explique ce qui s’est passé ces dernières années en Uruguay, avec ce président ex-guérillero ? C’est sûr, c’est dur à avaler. José Mujica a mené une politique sociale sur plusieurs aspects mais est surtout resté dans la droite file de tout ses prédécesseurs : intégralement à la botte du capitalisme international. Sur le plan agro-industriel, ça a été une catastrophe. Regarde, le projet de mine à ciel ouvert, le port et les fosses en eau profonde, les monocultures de soja, sorgho et maïs transgéniques, d’eucalyptus et de pins, les usines de pâte à papier, le non-contrôle de la vente des terres, sans parler de l’assujettissement aux États-Unis… Mujica a appuyé sa réputation de président gauchiste et sa carrière politique sur son passé de Tupamaro, sur l’emprisonnement et la torture qu’il a subit pendant toute la dictature. Et surtout, il a mis en avant sa vie simple, ses origines paysannes et ses chaussures trouées. Il a porté quelques mesures phares, comme la légalisation de la marijuana, le mariage des personnes de même sexe, la libéralisation des lois sur l’avortement… Il est internationalement connu pour ça, il a fait la une des journaux people comme le président « le plus gauchiste et le plus pauvre du monde ». Mais c’est en fait très populiste et ça a complètement masqué que nous sommes toujours en régime de capitalisme dépendant. Il n’a rien changé à ça, rien de rien, et même, il l’a renforcé. C’est une catastrophe.
Beaucoup pensent qu’une partie de la guérilla a fait un pacte avec les militaires depuis 1972, qu’il y aurait eu des négociations entre certains guérilleros emprisonnés et certains militaires à cette époque… Tout cela est très compliqué, c’est une période très embrouillée, les archives ne sont pas accessibles, l’impunité des tortionnaires est toujours en vigueur et il est très difficile d’affirmer des choses… Certain·e·s disent même que des militants du MLN-T auraient participé à des actes de torture avec des militaires, contre des politiciens de droite. Il faut dire qu’il y a eu tellement de gens en prison, et que la torture sur les opposant·e·s politiques a été si systématique… Tu dois comprendre à quel point c’était massif : ça a touché la société entière, imagine, un·e habitant·e·s sur 450 a été prisonni·èr·e politique, plus de 6 000 détenu·e·s dans un pays de moins de trois millions de personnes, en proportion, c’est le record mondial ! Les militaires et les escadrons de la mort collaboraient avec les autres services de sécurité du Cône Sud afin de pourchasser les opposant·e·s. La censure et la répression contre la « subversion du communisme international » a provoqué l’exil de milliers d’entre nous, au Chili, en Argentine, puis en Europe… Alors, bref, d’une manière ou d’une autre, on suppose qu’il y a aussi eu un pacte secret entre certains militants et certains militaires. Ça pourrait expliquer pourquoi, vingt-cinq ans après la fin de la dictature et avec la gauche au pouvoir, il n’y a toujours pas de véritable enquête sur les crimes de l’époque.
Bien sûr, officiellement, la situation a changé avec l’élection du Frente Amplio. La gauche a en fait attendu vingt-deux ans sans rien faire, avant de céder à la pression des familles pour créer une Commission de la vérité… qui ne sert à rien. Ce qu’il faut dire, c’est que la pression s’accroît, non seulement du fait des familles de victimes mais aussi à un niveau international, car une fois le délai de confidentialité expiré, c’est la Cour Pénale Internationale qui va pouvoir attaquer l’État uruguayen pour n’avoir pas fait le retour sur son passé. Récemment, la gauche a donc organisé un référendum pour ou contre l’abolition de la loi de l’impunité. Pour replacer ça dans le contexte de l’époque, dans une volonté de réconciliation à la sortie de la dictature, le gouvernement uruguayen avait fait voter en 1986 la loi de Caducidad de la Pretensión Punitiva del Estado (Prescription des actes de répression de l’État), conduisant à l’amnistie des crimes commis par les militaires, toute poursuite devant être autorisée par l’exécutif, ce qui équivalait, jusqu’à aujourd’hui à une impunité de fait. Donc, la gauche s’est enfin attaquée à ça, mais elle a lancé son référendum de manière à s’assurer qu’il aboutirait au « non ». Le vote a eu lieu en 2010, en même temps que l’élection présidentielle, ce qui a créé pas mal de confusion sur les raisons pour lesquelles aller voter. Mais surtout, face à la droite qui, bien sûr, ne soutenait pas cette initiative, le Frente Amplio n’a pas fait campagne. Cela a eu pour résultat une participation au vote particulièrement faible de la part de l’électorat de gauche, et l’échec de l’initiative. Et maintenant, ce qui est fou, c’est que la droite se permet, elle aussi, de porter plainte à la Cour Suprême concernant le refus de levée du secret, comme si elle voulait vraiment que ça change… La gauche de son côté a seulement lâché du lest sur la possibilité de procès individuels mais cela ne représente presque rien.
Et ça a continué : en février 2013, une des très rares juges d’instruction enquêtant en Uruguay sur des faits de torture s’est vue retirer ses enquêtes par la Cour Suprême. Il y a eu un rassemblement de protestation au tribunal à Montevideo, assez durement réprimé et surtout, durant lequel des photos d’ancien·ne·s résistant·e·s présent·e·s ont été prises et diffusées dans la grande presse. Ils se sont appuyés sur ça pour dire que le mouvement était manipulé par d’ancien·ne·s leaders gauchistes de la lutte armée. Suite à cela, la Haute Cour a porté plainte contre les militant·e·s mis·e·s en cause. Un mois et demi plus tard, en plein pendant les vacances de Pâques, les rares tortionnaires déjà emprisonnés pour leur implication dans la dictature ont été remis en liberté en toute discrétion.
Et ainsi, le processus pour maintenir le tabou sur ces années se poursuit. Tout ça, c’est une grande mascarade pour répondre à cette pression internationale, pour faire croire qu’on veut faire la vérité sans la faire. Beaucoup d’énergie est consacrée à blanchir les militaires, certain·e·s appellent ça « le pacte du silence ».
Et il est difficile de penser que si autant de ­politicien·ne·s ont retourné leur veste, iels l’auraient fait en un jour.

Comment parler de tout ça sans
se vautrer dedans ?

Que dire de l’impact de la dictature sur ce qui se passe aujourd’hui ? Tout en restant prudente, il est pourtant important de reconstruire les continuités. Tu comprends, il s’agit de voir comment vivre avec ce passé de la dictature, sans s’engluer dans l’horreur des faits et le sentiment de conspiration. Il est forcément crucial, pour les personnes qui ont subi ces années, que les faits soient nommés. Mais il me semble nécessaire de ne pas nous contenter d’une lutte pour la reconnaissance des victimes… Comment parler de tout ça sans se vautrer dedans ? Je pense qu’il faut essayer de le faire pour comprendre le présent. Pour se demander comment ça interfère avec la politique actuelle. Par exemple, pour montrer comment les politicien·ne·s s’en servent dans les jeux de pouvoir ; mais également comment iels y sont aussi assujetti·e·s, avec cette histoire de pacte du secret par exemple.
En même temps, il est important de rester vigilant à l’imbrication de nos terrains de luttes. Prenons le gros scandale qui monte sur l’eau potable : tu n’as pas vu à la télé ? Ils disent que ça y est, on ne doit plus boire l’eau du robinet. C’est à cause des pollutions agrochimiques. Ici, c’est le soja, il est transgénique et hyper traité. Les pesticides et herbicides passent dans les lagunes et les nappes et tout est foutu. Ailleurs, ce sont les hectares d’eucalyptus qui pompent et polluent. Enfin voilà, on y est, c’est la guerre de l’eau et de la terre qui prend une nouvelle dimension. C’est très grave et il faut absolument se mobiliser contre ça. Mais il faut qu’on fasse gaffe, parce que ça arrive tout de suite, très vite, et j’ai peur qu’une fois de plus, ça invisibilise la lutte contre le secret de la dictature. Comment dire… Je ne veux pas du tout hiérarchiser ces luttes ni en négliger aucune, mais il faut bien réfléchir pour que tout avance.
Bon, et alors maintenant, quelle est la place des militant·e·s dans tout ça ? À la fin de la dictature, je crois qu’il y a eu une idéalisation des prisonni·ère·s politiques. C’est aussi ça qui a mené au vote pour le Frente Amplio. Mais aujourd’hui, le Frente Amplio n’arrive plus à mobiliser sa base. Il y a une dispersion des militant·e·s qui ne savent plus où aller, qui se disséminent dans de nombreuses petites actions et initiatives.
Sinon, je peux te parler de la posture actuelle du Parti communiste qui m’irrite toujours vraiment : par exemple, tu es allée au Museo de la Memoria qui parle de la période de la dictature ? Eh bien, c’est un musée géré par le PC, qui propose une version de l’histoire comme quoi seul le PC aurait résisté et subi la répression. Ça occulte une grande partie de ce qui s’est passé et surtout le fait qu’il y avait une très grande diversité d’organisations et de tendances dans la résistance.
Après, je peux dire que mon voisin, juste là à côté, que l’on pourrait définir comme citoyen basique, a subi la dictature dans le quotidien, comme tout le monde ici, c’est-à-dire les contrôles, l’arbitraire… et c’est sûr que le traumatisme de la peur persiste jusqu’à aujourd’hui.

Nous entrons à nouveau dans la nuit

Ces dernières années… je dirais qu’on est entré·e·s à nouveau dans la nuit, la politique de la terreur se répand dans tout le continent, très rapidement. En Uruguay, tout petit pays, les choses se passent un peu différemment mais le résultat est le même. On se dirige à nouveau vers un parti militaire, l’armée est déjà mobilisée aux frontières pour surveiller les « dangers possibles ». En réalité le danger, c’est cette progressive remilitarisation du territoire. Juste à côté, au Brésil, les choses sont tout à fait effrayantes avec la progression énorme de l’extrême droite. De nombreuses figures des mouvements sociaux sont enlevées et torturées, d’autres assassinées directement. C’est une grande vague fasciste, qui se répand à nouveau.
Et puis nous, on nous classe dans les anti-systèmes. Forcément, on est surveillé·e·s, dans la ligne de mire, alors nos marges d’action sont réduites. Peut-être qu’il faudrait devenir plus invisible… Je crois surtout qu’on devrait être encore plus sur le terrain, plus coller aux gens, plus écouter ce que les gens disent. S’insérer dans un processus de vie quotidienne, de lutte inscrite dans la vie quotidienne. On peut rester visible sur ce plan-là, montrer qu’on fait ça. Mais nous devons aussi nous protéger, sans doute en masquant un peu notre niveau de coordination, en restant discret·e·s quant aux affinités qui nous lient, entre personnes militantes.
L’interview d’Andrea a été réalisé en mars 2013 à Montevideo (Uruguay), avec Catherine et Aude, publié dans la revue timult n°7 en septembre 2013 et ­complété en 2018.

Un enjeu de la lutte des classes

Camille, Dijon / France

Se faire embaucher pour mener
un travail politique

Mon engagement politique a débuté en 1971, quand j’avais dix-neuf ou vingt ans. J’ai été salariée de la Sécurité sociale trois années plus tard, en 74, et jusqu’à 2003. Aujourd’hui, j’ai soixante-cinq ans et je suis retraitée. Raconter tout ça, c’est tellement vaste… Ça mêle le fonctionnement de la Sécu en France, les logiques d’entreprise, mon engagement politique, plein d’aspects historiques que j’ai oubliés… Pourquoi avoir passé tant d’années à faire un travail que je détestais et dans un environnement professionnel aussi hostile ? Ce qui est sûr, c’est que je vois un fil conducteur entre ce choix de vie et les luttes que je mène aujourd’hui. Rentrer à la Sécu à l’époque, pour y mener une lutte à l’intérieur du système, était une décision stratégique que nous avions réfléchie collectivement au sein de mon organisation politique d’extrême-gauche. Maintenant, c’est vraiment loin… Et j’aime tellement mieux être dehors, à travailler la terre de mes mains, que de passer des heures enfermée dans un bureau ou devant un ordinateur.
Je le redis, je ne suis pas du tout entrée à la Sécu par amour du travail de bureau sédentaire, mais par conviction et en raison d’un choix politique réfléchi collectivement.
C’était l’époque en France où des organisations politiques comme la mienne, anti-capitalistes et anti-­impérialistes, un parti communistes marxistes-­léninistes, incitaient leurs militant·e·s à l’­Établissement. C’est-à-dire à se faire embaucher en priorité dans les usines ­bastions de la classe ouvrière, et aussi dans d’autres boîtes où un travail politique pouvait être mené, avec des perspectives révolutionnaires. J’avais arrêté mes études dans cette idée et j’étais passée par plusieurs entreprises du secteur industriel ou assurantiel local, mais sans jamais y rester longtemps : dès qu’on était repéré·e·s comme militant·e·s politiques révolutionnaires, on se faisait virer. La Sécu faisait partie des lieux de travail que nous trouvions politiquement intéressants, car elle avait été mise en place en grande partie par des communistes et il y avait donc déjà du monde sur place, des militant·e·s d’extrême gauche à rejoindre, un travail politique qui s’y passait et à développer. Bien sûr, j’avais aussi besoin de gagner ma vie. L’autonomie matérielle était importante pour moi, d’autant plus en tant que femme, car je ne voulais pas dépendre de ma famille ni de qui que ce soit. À l’époque il n’y avait pas de minimas sociaux.
Les boîtes comme la Sécu étaient toujours en recherche de personnel. Les conventions collectives étaient assez protectrices pour les personnes titularisées (au bout de six mois), alors ils débauchaient juste avant la fin des six mois et réembauchaient d’autres jeunes. On appelait ça la valse des auxiliaires temporaires. C’est comme ça que j’ai pu me faire engager en avril 1974 à la CPAM – caisse primaire d’assurance maladie – de la ville où j’habitais. Je m’y suis présentée pour voir s’ils embauchaient, on m’a dit de revenir le lendemain à neuf heures, ce que j’ai fait et voilà, je suis rentrée dans la boîte. Ça se passait comme ça : il y avait du boulot. J’y ai retrouvé d’autres militant·e·s d’extrême-gauche, trotskistes et maoïstes, ayant arrêté la fac, et nous avons tout de suite mené des luttes nombreuses, fortes et assez suivies par le personnel.
Quand j’ai commencé, je me faisais une idée un peu vague de la Sécu. C’était pour moi l’entreprise où on se rendait pour se faire rembourser des soins médicaux, obtenir des aides quand on avait des enfants, ou pour payer son logement et toucher une retraite. Et je savais aussi que ça s’inscrivait dans une histoire de luttes du mouvement ouvrier. C’était un système mis en place après la Deuxième Guerre mondiale pour une solidarité entre générations, entre familles et célibataires, pour un accès à la santé, pour tout le monde. Les plus âgé·e·s m’avaient transmis cette idée que la Sécu représentait une réduction considérable des inégalités et de l’injustice de classe face aux aléas de la vie. Depuis les débuts de l’industrialisation, des formes de mutualisation avaient bien sûr déjà été développées, en particulier dans le secteur public, comme les trains, les mines, La Poste, la Banque de France, dans l’idée d’assurer un meilleur niveau de protection, et surtout de retraite. Mais ça concernait seulement certains métiers et non pas l’ensemble de la population, c’est-à-dire la majorité du pays. Il était donc clair pour nous, militant·e·s, que depuis sa création, la Sécurité sociale était un enjeu de la lutte des classes.
En entrant dans le système, j’ai bien sûr mieux compris son fonctionnement avec les branches maladie, famille et vieillesse, gérées au niveau soit départemental soit régional, et puis le système de cotisations sociales, payées par les salarié·e·s et les patrons pour alimenter les différentes caisses… pour faire vite. Ensuite, chaque branche est dirigée au niveau national par des organismes publics, eux-mêmes chapeautés par une ­administration unique pour l’organisation du personnel. Une chose vraiment importante, c’est que la gestion de tous ces organismes se fait dans des conseils d’administration, à tous les échelons, qui sont composés de représentant·e·s des salarié·e·s et du patronat. C’est ce qu’on appelle la gestion paritaire. Les délégué·e·s des salarié·e·s sont élu·e·s sur des listes proposées par les organisations syndicales. À l’origine, la répartition des pouvoirs était clairement du côté des travailleu·se·s, 75 % des pouvoirs pour les assuré·e·s sociaux et 25 % pour le patronat. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les perspectives se sont vraiment décalées avec le temps : de nos jours, quand on dit « assuré·e·s social·e·s », beaucoup pensent « usag·ère·s » de manière déconnectée du monde du travail. Mais en fait, ça voulait dire « cotisant·e·s », autrement dit les salarié·e·s qui versaient une partie de leur salaire pour assurer la protection sociale de toute la population. Le système devait couvrir l’ensemble des ayants droit, y compris les personnes ne travaillant pas ou plus. Et dans cette période de plein emploi et de boum démographique d’après-guerre, avec beaucoup plus d’acti·ve·s que de retraité·e·s, il était logique que la Sécu soit majoritairement portée par les travailleu·se·s. L’État, même s’il définissait un cadre général, ne gérait pas l’ensemble. C’étaient ces conseils d’administration tenus par les représentations syndicales qui définissaient les niveaux et les conditions de prises en charge, les règles de calcul des prestations… Au moins pendant un temps.
Je dis pendant un temps car depuis sa création en 1945, la Sécu est attaquée de toutes parts par le patronat et les gouvernants, attaquée parce que ses perspectives initiales sont réellement puissantes. Il faut se rappeler que pendant et après la Seconde Guerre mondiale, les communistes qui avaient conçu la Sécu avaient cherché à développer une conscience ouvrière, une conscience de classe. Les mutuelles issues du mouvement ouvrier au siècle précédent avaient en grande partie perdu leur élan révolutionnaire, d’une part en se figeant dans des formes de gestion corporatistes, d’autre part parce que les patrons avaient rapidement créé des œuvres sociales pour les intégrer tout en les dépolitisant. Dans la première moitié du 20e, une succession de lois avait instauré un système de protection sociale mais qui n’était ni général, ni obligatoire, basé sur une logique assurantielle. En 1944, avant la Libération, toutes les forces de la Résistance réunies avaient validé le programme du Conseil national de la résistance (CNR), pour assurer à chacun·e des moyens d’existence et que cette gestion appartienne réellement aux intéressé·e·s. Et le 22 mai 1946 fut adoptée la loi de généralisation de la Sécurité sociale, faisant de la protection sociale un droit fondamental. Elle instaurait cette protection par répartition plutôt que par l’épargne individuelle et capitaliste, abandonnant ainsi la logique d’assurance pour couvrir des risques. Et les deux principes de base étaient que la solidarité ne soit justement pas financée par l’État via des impôts mais directement par le travail, par le biais de cotisations sociales et puis qu’elle protège tout le monde. C’étaient des choix très forts.
Bien sûr, le patronat ne voulait pas payer sa part pour les pauvres et les improducti·ve·s, au prétexte qu’iels se débrouillaient bien tou·te·s seul·e·s avant… Mais au démarrage de la Sécu, les représentant·e·s des salarié·e·s étaient majoritaires et avaient réussi à ­imposer cette logique.
Quand je suis rentrée dans la boîte, cet esprit était encore bien présent. J’ai par exemple suivi une ­formation sur les différentes législations à maîtriser en tant que future technicienne, formation conduite par des cadres de la Sécu, et ceux·elles-ci insistaient sur ces valeurs, sur notre mission de service public. Quelques années plus tard, les assuré·e·s deviendraient des client·e·s et des fraudeu·se·s potentiel·le·s… La reprise en main de l’État allait dans le même sens que le patronat.
Pour tout dire, la Sécu était déjà sérieusement mise à mal à mon arrivée en 74[1], alors bosser là avait vraiment du sens pour moi. Il s’agissait d’y faire un travail politique en tant que salariée, mais aussi par le biais des organisations syndicales. Il s’agissait de lutter à la fois dans l’intérêt des assuré·e·s, pour de meilleures conditions de travail pour le personnel, pour défendre le système, l’améliorer et maintenir une perspective révolutionnaire.

Nous ne séparions pas la lutte et la vie

À l’époque où je me politisais et rentrais à la Sécu, les entreprises étaient les lieux où s’organiser politiquement et collectivement, au sein même de la boîte où nous étions mais aussi avec tou·te·s les autres salarié·e·s et secteurs professionnels. J’avais des collègues syndicalistes d’extrême-gauche autour de moi mais le groupe politique auquel je me référais était hors de l’entreprise. Je me suis donc impliquée à l’intérieur en adhérant à un syndicat composé de personnes qui n’avaient pas forcément la même démarche que moi.
Au sein du syndicat, nous étions en contact avec celles et ceux qui siégeaient dans les conseils d’administration. Nous les voyions avant leurs réunions et les renseignions sur les situations, les besoins pour les usag·ère·s, les revendications des salarié·e·s, le soutien nécessaire aux luttes en cours. Et nous faisions ça autant à l’échelle locale que nationale.
Le travail en soutien aux usag·ère·s était beaucoup plus limité que celui pour les salarié·e·s. Et il y avait même parfois des luttes de salarié·e·s qui semblaient opposées aux besoins des usag·ère·s. À la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et à la Confédération générale du travail (CGT), on essayait de défendre les deux en même temps, face au patronat qui jouait la division. Mais pour tout dire, je n’ai jamais connu de vraies luttes d’usag·ère·s avant le plan Juppé de 95, qui a marqué le début d’une remise en cause encore plus radicale de la Sécu… Ce manque de mobilisation était logique, car les usag·ère·s n’étaient pas membres des syndicats et n’avaient pas non plus leurs propres organisations.
Je me suis syndiquée dès mon embauche. Nous étions dans cette logique d’entrisme. Il n’était bien sûr pas question pour moi de rentrer à Force ouvrière (FO), majoritaire dans la boîte : c’était un syndicat traître, qui tenait quasi toutes les directions et présidences des Conseils d’administration et considérait la Sécu comme son patrimoine… Dans un premier temps, j’ai donc opté pour la CGT. Ça restait le syndicat le plus représentatif de la classe ouvrière. Il était alors totalement inféodé au PCF, que nous considérions comme révisionniste, c’est-à-dire comme ayant révisé le ­véritable communisme, et nous espérions remettre cette organisation sur des bases réellement communistes, en travaillant auprès des militant·e·s sincères, de la base. Nous défendions ce que nous appelions des positions de luttes de classes, pour créer un antagonisme de classe.
Contrairement aux revendications réformistes, notre perspective était clairement révolutionnaire, visant la destruction des classes dominantes… Au bout de deux mois, je me suis fait exclure de la CGT parce que j’étais une gauchiste. Ce terme regroupait à leurs yeux l’ensemble des militant·e·s trotskystes, maoïstes, anarchistes, souvent jeunes, assimilé·e·s au mouvement de 68, étudiant·e·s et issu·e·s de la bourgeoisie (ce qui était à moitié vrai, à moitié faux) et qui se disaient communistes sans adhérer au PC ni au modèle stalinien encore en vigueur. Restait donc la CFDT, qui à l’époque était elle aussi minoritaire mais autogestionnaire, non-corporatiste, sur des bases politiques anti-capitalistes et anti-impérialistes. Un syndicat tout à fait fréquentable… Il a bien changé dans les années 80 avec l’accession au pouvoir de la gauche. Mais en 1974, il n’était pas encore réformiste.
Pour moi, la nécessité d’un rapport de force était permanente. On n’obtenait des améliorations que par la lutte, c’est-à-dire à condition que ça leur pose des problèmes : en arrêtant de travailler, en occupant les directions, en tenant des piquets de grève et, surtout, en étant nombreu·se·s pour faire tout ça. Une des lignes que nous défendions, c’était le refus des hiérarchies, plus précisément la hiérarchie des salaires. C’était la période autogestionnaire de la CFDT, alors nous étions à fond là-dedans, pour égaliser les salaires de tout le monde, alors que la CGT demandait des augmentations par pourcentage, ce qui maintenait la hiérarchie.
Au sein de la CFDT et même dans une plus faible mesure dans la CGT, il y avait d’autres luttes thématisées que celles qu’on attendait traditionnellement d’un syndicat. Notamment la place des femmes, parce que bien sûr, à la Sécu comme ailleurs, il y avait très peu de femmes en haut de la hiérarchie et par contre, une majorité écrasante de femmes percevant les salaires les plus bas. Il y avait aussi des luttes importantes pour le droit à la formation, pour être mieux payé·e·s, pour réduire le temps de travail. Et puis aussi, surtout à la CFDT, sous l’impulsion des militant·e·s maoïstes et trotskistes notamment, nous incitions les salarié·e·s à s’impliquer en dehors, en soutien aux luttes d’autres secteurs professionnels ou sur d’autres sujets de société, pour la défense des immigré·e·s, les mouvements anti-impérialistes, les combats féministes, par exemple pour le droit à l’avortement, et les luttes contre toutes les dictatures…
Et là encore, c’était sur des bases révolutionnaires, pour une prise de conscience révolutionnaire sur tous les sujets. On parlait de l’Amérique du Sud, de ­Pinochet, etc. Nous faisions de l’information politique au sens large. Ce qui ne concernait pas directement la boîte n’était pas censé rentrer dans l’entreprise. Alors nous nous postions à l’extérieur, le matin et le soir, en entrée et sortie de journée, pour distribuer des tracts, inviter à des discussions en ville. Bien sûr, nous en parlions aussi au sein de nos sections syndicales. Et des fois, nous distribuions quand même des tracts en douce à l’intérieur de l’entreprise.
Il y avait aussi des luttes plus spécifiques au droit syndical, pour avoir plus de temps pour du travail politique à l’intérieur de l’entreprise. Et puis nous développions les liens entre les différents organismes, branches, secteurs professionnels, comme dans tous les syndicats. Nous avions un droit syndical assez ­important,
mis en place depuis 45 à la Sécu, avec beaucoup de permanences syndicales, c’est-à-dire la possibilité de faire du syndicalisme sur le temps de travail rémunéré. Mais quand je sortais du boulot, je poursuivais mon militantisme avec mon organisation politique, les soirs et les week-ends. Nous ne séparions pas la lutte et la vie, nous étions tout le temps en lutte.

Entre écroulement des perspectives révolutionnaires et survie

Jusqu’en 1982-83, pour moi, ça faisait vraiment sens d’être là où j’étais, de préparer une perspective révolutionnaire, une avant-garde au sein des classes les plus opprimées… Mais à partir de 83, je n’étais plus du tout en phase avec la ligne défendue par les dirigeants de la CFDT, au niveau confédéral. C’était clairement lié à l’avènement de la gauche au pouvoir. D’un coup, il fallait faire attention à ne pas les gêner. Il n’était plus question de s’organiser sur une base de lutte des classes, ni d’égalité des salaires. Le rouleau compresseur des croyances libérales… D’un côté, l’extrême-gauche s’effondrait, beaucoup croyaient au changement par les élections. D’un autre, la CGT abandonnait les notions de dictature du prolétariat et même carrément de lutte anti-capitaliste. Tout ça s’est incarné dans la chute du mur de Berlin, la fin du système soviétique et des autres expériences socialistes catastrophiques, comme en Albanie ou au Cambodge…
Jusqu’en 1981, il y avait beaucoup de mouvements de grève et puis là, assez brutalement, ce n’était plus possible. Pour tout dire, ça avait déjà commencé à être difficile les années d’avant, suite aux chocs pétroliers et à l’augmentation du chômage qui s’en était suivie. Nous étions beaucoup moins sûr·e·s de trouver un boulot, nous hésitions à nous mettre en lutte par peur du licenciement… Il y avait l’endettement, la séduction de la société de consommation, la montée de l’individualisme, la peur de la précarité. Des évolutions de l’organisation du travail comme les horaires individualisés avaient aussi rendu la propagande révolutionnaire plus difficile à mener : il n’y avait plus d’entrées et de sorties d’usine massives, plus de moment quotidien où croiser tout le monde et où diffuser nos informations largement. C’était l’avènement du capitalisme néo-­libéral comme modèle unique.
Au fil des années 80 puis 90, toutes les raisons pour lesquelles j’étais rentrée dans cette entreprise, pour une lutte révolutionnaire, tous les moyens que j’y voyais de la faire, cessèrent d’être alimentés, s’éloignèrent de moi. Je voulais quand même continuer à me battre contre la casse des conventions collectives, le gel des salaires, etc. Mais les luttes étaient de moins en moins suivies, il y avait une vraie perte de confiance liée à l’échec des expériences révolutionnaires communistes.
Et puis ça a été le début de ma mise au placard par mon employeur. J’ai été mutée dans une petite antenne où je ne voyais personne, où je ne pouvais pas vraiment agir. J’étais mal vue dans l’entreprise mais aussi au sein du syndicat parce que je gardais cette optique de lutte de classes. J’ai été éjectée des organes de décision local et régional du syndicat. Ma marge de manœuvre politique était de plus en plus limitée. Je n’avais certainement pas envie de fermer ma gueule et j’ai continué à me positionner sur les luttes de l’époque, pour le droit au temps partiel choisi, le revenu minimum d’insertion, l’aménagement des 35 heures. J’ai souligné que dans les accords que le syndicat signait, nous remettions en cause de nombreux acquis des luttes précédentes, des fondements de la Sécu. Plusieurs fois, on m’a traitée de folle. J’étais de plus en plus en porte-à-faux. Mes valeurs politiques anti-capitalistes et pour un changement radical de la société n’avaient plus droit de cité.
En 1984, j’avais décidé de reprendre des études par correspondance tout en travaillant à temps partiel, dans l’idée de sortir de la Sécu. Je ne voyais aucun intérêt à subir un travail d’exécution dans cet environnement de plus en plus dégradé, vide de perspectives politiques. Mais suite à la séparation avec mon conjoint, j’ai dû opter pour un temps plein. Comme beaucoup d’autres femmes, ayant deux enfants encore jeunes, c’était économiquement difficile. Entre l’écroulement des perspectives révolutionnaires et la survie, ce fut une période vraiment dure. Je finis par tenter le concours de cadre en espérant accéder à un poste où être utile : n’ayant plus de perspectives au sein de mon syndicat, j’espérais pouvoir me positionner plus librement en tant que cadre, pour les conditions de travail des non-cadres et contre la hiérarchie des salaires. Mais j’étais barrée de partout, ça a pris du temps. J’ai fini par avoir le concours en 1989… Ma mise au placard en tant que militante syndicale et politique était déjà bien en place. Au bout de trois ans, j’ai fini par décrocher la mutation vers un organisme régional de la même ville, une Caisse régionale d’assurance maladie. J’y étais chargée de mission sur les conditions de travail, ce qui m’intéressait. Mais ça n’a pas duré. J’ai très vite été rétrogradée, au niveau du salaire et du poste, par un nouveau directeur qui ne supportait aucun contre-pouvoir. On m’a placée sur une mission d’encadrement merdique, pensant que ça me ferait partir… Je n’ai pas craqué, mais j’ai refusé d’appliquer les règles de division et d’autorité stupides assignées aux cadres : j’étais cool avec les gens, je ne les empêchais pas de parler, je notais tout le monde pareil. Et puis du coup, j’ai encore été sanctionnée. On m’a interdit l’accès à une formation qui m’aurait permis de reprendre mon poste précédent, celui qui m’intéressait. Ensuite, on m’a réassignée à un poste antérieur, plus qualifié mais avec un salaire bien plus bas, ce qui constituait une très forte discrimination salariale. C’était clairement pour me casser mais j’ai tenu. Ça a duré huit ans, sans que cette injustice ne soit jamais réparée.
À l’intérieur d’une entreprise, quand tu prends un rôle politique contre le patronat, tu subis la répression tous azimuts. On t’isole. Si tu résistes, c’est la mise au placard, puis la descente aux enfers… Sauf s’il y a un soutien collectif. Mais avec la disparition des luttes collectives, ce mode de gestion de la contestation est devenu monnaie courante, avec toutes ses conséquences de souffrance au travail, de dépression, de suicide…
Évidemment, la défense des usag·ère·s s’est elle aussi dégradée. Toutes les grandes orientations, en matière de santé, de retraite, de gestion hospitalière,
de ­prestations diverses des Caf, de décisions sur les taux de prise en charge, les règles de calcul, etc. ont progressivement été recadrées par l’État. C’était la période où il n’y avait soi-disant plus de fric, où les gouvernants nous bassinaient sur les économies à faire. Ils enfumaient les gens avec cette histoire de « trou de la Sécu », ­notamment avec le lobby des assureurs, AXA et compagnie, qui n’attendaient que ça pour se faire du pognon. Nous n’étions plus dans la période du plein emploi et la génération très nombreuse du baby-boom était en passe de devenir le papy-boom. La Sécu s’appuyait à la base sur ce déséquilibre démographique, avec un plus grand nombre d’acti·ve·s pour financer les retraites. Sans même prendre en compte l’augmentation du chômage ou les exigences de santé plus grandes, le vieillissement de la population nécessitait forcément de revoir le système de financement. Mais l’augmentation des cotisations, de l’âge de la retraite ou la réduction des remboursements n’étaient pas des bonnes solutions. On aurait pu supprimer les exonérations de cotisations aux entreprises, trouver d’autres financements, conserver cette idéologie de partage… Le « trou de la Sécu » était un discours de culpabilisation, pour préparer la baisse des prestations, le démantèlement de la ­solidarité.
Il y avait clairement convergence entre les objectifs du pouvoir (État PS capitaliste) et les intérêts du patronat. L’État continuait étape par étape à démanteler les bases égalitaires de la Sécu, peut-être juste un peu moins vite que si le patronat avait eu les mains libres… Avec Macron, ça ne s’arrange pas, ça s’accentue à vitesse grand V.
Ces années-là ont été une vraie traversée du désert pour moi, parce que j’avais perdu la famille politique dans laquelle je m’étais engagée au début des années 70. Et puis il y a eu les galères de fric, les enfants, se battre pour garder un toit, l’endettement, l’isolement, la désillusion, l’épuisement et la dépression, pour des raisons personnelles mais aussi politiques : une part de ce qui m’a minée, c’était le fait que personne ne croie plus à la lutte.
J’ai tenu des années à la Sécu, même après la mise au placard. Quand la loi sur le harcèlement au travail est sortie, en 99, j’ai décidé de faire un procès pour dénoncer leurs méthodes. Personne n’avait jamais porté plainte… J’ai fait un burn out en 2003 et n’ai plus jamais remis les pieds là-bas. Ma plainte a été portée au pénal, pour harcèlement et discrimination pour raisons idéologiques. L’action en justice a duré cinq ans, sans soutien collectif dans la boîte. Les syndicats étaient devenus des fantômes et la CFDT, mon propre syndicat, non seulement ne m’a pas défendue mais m’a traitée de malade mentale ! Je n’ai pas non plus obtenu de soutien du médecin du travail, complice de la direction. Dans ces conditions, je ne pouvais pas gagner, la lutte était trop inégale… Mais tout a été écrit et dénoncé, ce qui m’a permis de tourner la page, de me reconstruire.
Si on disait que la CGT était révisionniste, qu’elle n’était plus communiste, c’est qu’elle avait un double discours. Elle disait lutter contre les patrons mais ne voulait pas remettre en cause la hiérarchie interne et les inégalités de salaires. J’ai vu des syndicalistes CGT et CFDT utiliser des outils de merde pour diviser les salarié·e·s : faire des mutations dégueulasses, des ­sanctions internes. FO, c’était encore autre chose. Pour rappel, FO (anciennement CGT-FO), c’était une scission de la CGT, par des anti-communistes, des socialistes réformistes, qui avaient été soutenus par la CIA pour casser le PC très puissant de l’après-guerre. Et, dès les débuts de la Sécu en 45, iels avaient obtenu les postes de direction et avaient fonctionné avec le patronat pour les conserver… À l’époque où je me sentais plutôt bien dans la CFDT, elle était autogestionnaire et très minoritaire. Mais ensuite, elle a pris le dessus et a remplacé FO dans le rôle de cogestionnaire avec le patronat.
Juste avant de partir de la Sécu, j’ai encore essayé de monter une section Confédération nationale du travail (CNT) ou Union syndicale Solidaires (SUD) mais il n’y avait que deux ou trois personnes pour faire ça avec moi, vraiment pas assez.
J’ai toujours dit ce que je pensais, dénoncé tout ça, cherché à convaincre du monde qu’on pourrait être uni·e·s et ne pas avoir peur de s’attaquer à l’encadrement, à la hiérarchie… Si ce système se maintient, c’est qu’il est entretenu dans tous ses rouages, à tous les niveaux, par des gens qui non seulement ont peur de remettre en cause la marche des choses mais font aussi eux-mêmes des choses inacceptables, en termes d’autorité, de discrimination, de racisme, etc. Tout en se disant à gauche, voire à l’extrême-gauche… Dans l’encadrement, syndiqué ou pas, c’est caractéristique : iels sont réacs, discriminant·e·s, méprisant·e·s. Ce n’est pas l’outil syndical en soi qu’il faut jeter, c’est ce que tout·e·s ces gens en font, leur incapacité à faire correspondre leurs discours et leurs actes. Il ne suffit pas de changer les structures extérieures, si tu ne changes pas tes propres schémas. Et puis, un des trucs les plus structurants de ces rapports de pouvoir, c’est le fric : défendre ton propre statut, ce que tu as à perdre une fois que tu es parvenu·e. Tou·te·s ces délégué·e·s syndical·e·s, qui, en passant cadre, devenaient autoritaires, capables de diviser les salarié·e·s, de les empêcher de parler, de compter le temps qu’iels passaient aux chiottes… tout en continuant à s’attribuer la paternité de la Sécu comme une histoire de lutte ! Malgré ces agissements, je veux le dire et le redire : les syndicats sont au départ des outils de lutte, de défense collective, durement conquis, et je crois qu’ils peuvent être les outils de luttes révolutionnaires.
Bon, aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il n’y a plus aucune possibilité de lutte dans ces boîtes où j’ai travaillé et lutté. C’est le chacun pour soi, les syndicalistes rasent les murs et passent leurs journées sur les ordis dans leur local en bas. La Sécu a un fonctionnement bureaucratique, de division, de mépris, pareil à n’importe quelle autre boîte.
Ma sortie du désert, je l’ai faite grâce à mes enfants, quand iels m’ont fait découvrir leurs lieux d’engagement, dans les squats et plein d’autres choses. Ça m’a permis de reconstituer une famille politique.

Continuités et grands écarts

Aujourd’hui, je fréquente ces cercles anti-­autoritaires, autonomes, où on remet en cause des choses mises en place au niveau de l’État et à grande échelle, c’est-à-dire avec des règles qui s’appliquent, dans l’idée, à une population entière. Des cercles où on dit facilement qu’il faudrait supprimer l’État. Je ne sais pas comment me situer par rapport à ça. D’une certaine façon, ça me parle. Mais, en même temps, je suis à contre-courant, en contradiction avec ces idées.
J’ai grandi dans un monde où on accédait aux services publics de La Poste, des transports, de droits à la retraite, aux prestations familiales à l’échelle d’un pays. Et j’ai trouvé ça confortable. Aujourd’hui, ces services sont de plus en plus privatisés, en grande partie démantelés alors c’est sûr, ça fonctionne mal. Quand je lis des textes historiques sur la création des États, ça me donne plutôt envie de rejeter ces structures étatiques et tout ce qu’elles trimballent avec elles d’oppressif : l’accaparement du pouvoir, les logiques capitalistes, coloniales, patriarcales, etc. Ça ne me donne vraiment pas envie de considérer les États comme quelque chose de positif, parce que tout ça est bien imbriqué et porteur de hiérarchies. Mais penser qu’on ferait mieux en partant seulement de la base, du niveau local et en se remontant les manches ? Je vois d’où ça part mais le monde que ça projette ne me rassure pas : j’y vois d’autres inégalités, selon que l’on est organisé·e ou pas, que l’on habite telle région ou telle autre, que l’on appartient à telle ou telle classe sociale, que l’on est en réseau ou pas. Je ne peux pas me satisfaire de seulement améliorer nos conditions dans un seul milieu. De la même manière qu’au niveau d’un seul État, ça ne me va pas. Ça devrait être pour tout le monde partout, sans frontières.
En fait, c’est au moment où je m’intéresse à la vie concrète que ça me pose le plus problème. Je vois bien la critique de la bureaucratie et le problème de se laisser porter par un système, de ne plus être actri·ce de sa propre vie et des choix qui sont faits. Mais je ne suis pas sûre qu’à l’inverse, tout le monde soit prêt·e à s’impliquer pour faire exister d’autres outils. Se nourrir, se vêtir, se loger, se soigner, etc., pour moi, il faut que ce soit garanti pour tout le monde. Et aussi le droit à voyager, à acquérir des connaissances, à se distraire. Décider à l’échelle d’un État, initialement, c’est pour que ce soit pour tout le monde. Alors certes, ça l’est de moins en moins… Mais recréer des zones de privilège et d’exclusion, ça fait peur. Ça se voit déjà, d’un squat à l’autre, d’une communauté à l’autre… C’est peut-être prendre les choses par le petit bout de la lorgnette de dire ça… Mais j’ai peur que ça décale seulement le problème, qu’au lieu d’avoir des inégalités entre familles, on renforce des privilèges entre réseaux de gens avec qui on fait collectif.
Au fond, c’est une critique que l’on peut aussi faire à la Sécu : avec toute cette histoire syndicale et les attaques des forces réactionnaires, la gestion n’a jamais vraiment été faite par les bénéficiaires iels-mêmes, par nous-mêmes. Nous ne nous demandons même plus d’où vient le fric, nous oublions que toute cette organisation est la nôtre. Le jour où nous avons besoin d’aller à l’hosto, de toucher le chômage ou les aides sociales, nous sommes bien content·e·s, mais nous ne nous impliquons plus pour défendre le système, pour l’améliorer. Et nous laissons les inégalités regagner du terrain. C’est un des points positifs que je trouve dans l’autogestion : la responsabilisation, la conscience que nous devons et pouvons porter ça nous-mêmes, pour l’intérêt du plus grand nombre.
Au fond, des hiérarchies, il peut y en avoir partout, autant dans l’État, que dans les syndicats, que dans les milieux anti-autoritaires. Dès que tu mets en place des structures, tu risques de développer une bureaucratie, des logiques de gestion et de pouvoir… C’est pour ça que je n’ai jamais accepté de devenir cadre syndicale moi-même : je voulais rester dans les entreprises où j’étais, ne pas me déconnecter de la réalité. Je ne voulais pas que le pouvoir me monte à la tête.
Les personnes politisées avec qui je m’implique aujourd’hui passent beaucoup plus de temps qu’avant à révolutionner des choses en elles-mêmes et autour d’elles, à modifier leur rapport à l’argent, à la consommation, à la famille, à la nécessité d’être salarié·e. À vivre concrètement des rapports au monde que je trouve révolutionnaires. C’était moins le cas avant. La révolution ne se situait pas à cet endroit-là. Comme si nous considérions que le communisme viendrait plus tard, une fois qu’on aurait fait la révolution. On mettait un peu en commun dans nos sections syndicales mais pas vraiment au-delà. Aujourd’hui, je fréquente des gens qui communisent au quotidien. Avant, il y avait la vie privée, le travail, et puis le militantisme entre les deux. Ce qui était exigeant, c’était de tenir un engagement 24/24 avec tout ça. Il fallait vraiment de fortes convictions pour tenir un rythme pareil. C’était ça qui était difficile. Alors qu’aujourd’hui, ce que je trouve difficile, c’est d’être confronté·e à des personnes qui sont toutes différentes et qui aspirent à des acquis communs… mais sans avoir de conceptions vraiment communes, de projections globales qui puissent concerner tout le monde. Il me semble que le changement profond passe par le fait d’envisager un monde dans sa diversité.
Je croise aussi beaucoup de personnes, dans ces nouveaux milieux militants, qui déclarent ne pas aimer le militantisme, ne pas vouloir se sacrifier, ni faire de la propagande. Il y a une représentation très négative du militantisme qui me rend perplexe et même triste, comme si l’engagement était dépassé et ringard. Comment fait-on, dans ce cas-là, pour rencontrer du monde, pour composer une vie meilleure avec nos différences ? Mon ressenti est contradictoire :
ces ­personnes ­s’impliquent à la fois plus totalement, dans un changement de vie maintenant, dans une communisation maintenant. Et à la fois, elles s’impliquent moins, comme si leurs engagements étaient moins fidèles, moins durables, plus individualistes… Il est difficile de savoir de qui on parle quand on dit « nous ». Est-ce qu’on veut être inclusi·ve·s, parler avec et pour plein de monde, à la place de plein de monde ? Est-ce qu’on veut être à des échelles affinitaires, en cercles plus fermés, se distinguer d’autres qu’on ne veut pas rencontrer, avec qui on ne veut pas s’organiser et lutter ? Ces groupes que je fréquente, qui occupent des terrains et des maisons vides, qui font des jardins et des repas de quartiers dans la ville, qui se mobilisent contre les frontières et sur plein d’autres fronts, j’ai l’impression qu’ils sont composés de personnes très différentes les unes des autres… et en même temps, on ne se rencontre pas tant que ça.
Bon, après, les champs de lutte ne sont pas du tout les mêmes maintenant et du temps de mon implication à la Sécu… Quand j’ai commencé à militer, c’était vraiment une approche très matérialiste, c’est-à-dire attentive aux inégalités matérielles, aux inégalités de salaire, aux possibilités d’étudier, de se distraire, de se cultiver. C’était très « lutte des classes », très marxiste. On n’avait aucune conscience de l’environnement, la destruction de la planète, la qualité de l’alimentation. On ne thématisait pas tout ça. Aujourd’hui, je côtoie des personnes qui n’ont plus de salaire et qui cultivent des légumes. À l’époque, l’enjeu, ce n’était pas de cultiver, c’était de pouvoir s’acheter à manger. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on ne vibre pas pour les questions matérielles en tant que telles… et ­pourtant si, puisqu’on s’approprie tous ces savoir-faire pratiques, qu’on fait par soi-même, qu’on s’organise dans la resquille… Il y a en tout cas une exigence de liberté différente de ce qui s’exprimait avant.
Je vois bien qu’il y a du monde qui bouge sur le terrain des droits sociaux, avec les mouvements de personnes migrantes, pour le droit au séjour, le droit au logement, la défense des usag·ère·s de la Caf ou autres. Mais autour de moi, je ne le vois pas tant que ça. Je ressens une sorte de « libéralisme existentiel », comme si beaucoup s’en foutaient de tout ça, même en étant politisé·e·s. Je vois peut-être les choses sous un mauvais jour. Ces bandes vivent d’une manière très différente du reste de la société. Je ne sens pas un truc d’engagement pour la société. Bon, j’exagère en disant cela, je généralise trop. Mais il y a si peu de monde et sur tous les fronts à la fois… Pendant que d’autres les désertent. Nous sommes submergé·e·s par la misère et la violence sociale, sans trouver encore les moyens de réinventer une solidarité. Dans ce contexte, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser un système comme la Sécu partir à vau-l’eau… Mes questions persistent : comment articuler les deux, la vision globale et une pratique anti-autoritaire ? Comment se convaincre tou·te·s qu’il faut continuer à lutter, pour infléchir cet avenir d’inégalités, de guerre généralisée ?
De la même manière qu’il n’a pas été aisé pour les ouvri·ère·s du 19e et du 20e siècle de construire une protection sociale, il est difficile d’inventer aujourd’hui des solutions qui soient la base d’une société enviable. Quoi qu’il en soit, la seule voie à mes yeux passe par la lutte collective, sur des principes de solidarités ouvertes, fortes, pour tout le monde. Et j’aime ­vraiment cette phrase de Bertolt Brecht : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. »
L’interview de Camille a été réalisé à Dijon (France) pendant l’été 2017 avec Aude, et publié dans sa version complète dans la revue timult n°10 en mars 2018.

[1] Je n’ai pas la mémoire complètement exacte des attaques successives, mais si je devais décrire ça un peu dans les grandes lignes, je dirais que les orientations communistes de la Sécu ont été sapées dès sa création après-guerre. Le premier principe à sauter : « l’universalité » du système, c’est-à-dire le fait que ce soit le même pour tou·te·s, quelle que soit la catégorie professionnelle. Les secteurs ou entreprises ayant déjà leur propre caisse ne voulaient pas passer au régime général de la Sécu, rechignaient à abandonner leurs acquis, et le contrôle direct qu’elles avaient sur leurs organisations, liées à l’histoire des mutuelles ouvrières… Ce qui signifiait de ne pas envisager une solidarité avec l’ensemble de la population. Les personnes qui mettaient en place la Sécu ont lâché assez vite, partant de l’idée que l’intégration se ferait plus tard, de manière progressive…
Ce qui ne s’est pas vraiment réalisé. Ça a donné ce qu’on appelle les régimes spéciaux.

Ensuite, ce sont les règles de gestion qui ont été attaquées. Les ordonnances de 67 imposèrent l’obligation d’équilibre financier au sein de chacune des trois branches et surtout, le strict paritarisme dans les conseils d’administration, réduisant à 50 % la représentation des assuré·e·s sociaux et ramenant à égalité celle du patronat. C’était la fin de la gestion paritaire, c’est-à-dire de la représentation majoritaire des ­travailleu·se·s, premi·ère·s concerné·e·s. Cette mesure permettait au patronat de prendre le contrôle sur toutes les décisions de montants et de calculs.

Au fil des années, l’État multiplia ses attaques. Et afin de réduire la place des organisations syndicales des salarié·e·s et de leur projet initial, communiste et révolutionnaire, il introduisit au sein des conseils d'administration (CA) des représentant·e·s de la Mutualité française (fédération des principales mutuelles de santé et de protection sociale), des associations familiales, des associations de malades et de personnes qualifiées. Une partie de ces voix étaient « à gauche » mais leurs perspectives réformistes, sociales démocrates, ne faisaient plus barrage aux positions patronales, aux orientations de droite. Et surtout, elles remettaient en cause la représentativité des cotisant·e·s. Cette tendance était encore renforcée par le jeu trouble du syndicat FO, qui prenait systématiquement position en faveur du patronat, en échange de postes de direction pour ses membres au sein des entreprises.

En 1996, la réforme du plan Juppé accrut le rôle du Parlement et instaura les lois de financement de la Sécurité sociale dans lesquelles se trouvent intégrés les objectifs nationaux de dépenses de l’assurance maladie. La loi Douste-Blazy en 2004 installa au sein de l’assurance maladie des conseils, réduisant le pouvoir des CA à l’orientation et au contrôle, et donnant les pleins pouvoirs aux directeurs sur la gestion. La loi HPST de 2009 instaura un encadrement encore plus strict de l’assurance maladie et mit en œuvre les Agences régionales de santé, bras armés du gouvernement en région… Aujourd’hui toutes les décisions des caisses de Sécurité sociale sont soumises de fait à l’approbation des différents ministères des finances, du budget, de la santé et du travail. Un encadrement strict par l’État.

C’était vraiment fou, et cette folie était de loin le meilleur

Herma, Ulenkrug / Allemagne

Naître et grandir en RDA

Je suis née et j’ai grandi en Allemagne de l’Est au début des années 50, sous le régime soviétique de la République démocratique allemande, la RDA. J’ai été endoctrinée jusqu’au bout des ongles par une famille qui avait été l’une des rares à participer à la résistance antifasciste, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Mes parents n’étaient pas des intellectuel·le·s mais des prolos, avec une très forte conscience de classe. Après la libération du fascisme, mon père, ma mère et la famille de ma mère, s’étaient installées dans la partie de l’Allemagne occupée par les Soviétiques. Je dis « endoctrinée » parce que l’histoire de la résistance antifasciste était omniprésente à la maison, avec des militant·e·s rescapé·e·s des camps qui nous rendaient souvent visite et moi, à 5 ou 6 ans, qui me trouvais assise sous la table à les écouter raconter. Dans ma famille paternelle, beaucoup avaient rendu leur carte du Parti social-démocrate, suite à son adhésion à la guerre de 1914, pour rejoindre le Parti communiste allemand. Mon père était un mélange assez particulier ­d’anarcho-communiste et de soldat du Parti. Quand j’étais jeune, je me suis souvent disputée avec lui parce qu’il idéalisait vraiment le régime de la RDA. Pour lui, tout valait mieux que le capitalisme. Ces discussions m’ont énormément marquée. Ma mère était bien plus mesurée, elle m’aidait à formuler ce que je voulais moi-même, tandis que mon père était toujours très affirmatif : c’était par là qu’il fallait aller. Il aimait la confrontation. Avant 1933, il avait servi dans le RFB et une fois, alors que j’avais six ans, il m’avait mis un fusil à air comprimé dans les mains en disant : « On ne sait jamais ce qui peut se passer »… Le RFB, ­Rotfrontkämpferbund, c’était la Ligue des combattants du Front rouge, la force paramilitaire de protection du Parti communiste allemand, pendant la République de Weimar, de 1918 à 1933… À l’école et plus tard à l’université, il y avait toujours des ancien·ne·s résistant·e·s qui venaient raconter ce genre de choses. Mais il n’était jamais question de faire un lien avec les luttes du moment.
Une autre chose que je dois dire, c’est qu’en RDA, être une femme ne m’a jamais posé problème. C’est sûrement lié à ce que m’a transmis ma famille. Par exemple, j’ai lu Alexandra Kollontaï à 14 ans. C’est une révolutionnaire, diplomate et écrivaine russe du début du siècle. La première femme à un poste de ministre et d’ambassadrice dans l’histoire récente. Elle a mis en œuvre des réformes sociales et a plaidé en faveur d’un rôle plus important pour les femmes dans la société russe. Une lecture vraiment marquante. Bon, il y a les lectures mais il y a aussi, tout simplement, le modèle de société dans lequel nous baignions à l’époque. Par exemple, le fait de pouvoir accéder à tous les métiers. Moi, à 15 ans, j’ai commencé un apprentissage de serrurerie, dans une grande entreprise chimique, en parallèle de ma scolarité et jusqu’à la fin du lycée.
Plus tard, à partir des années 1980, le fait que le patriarcat ne soit jamais thématisé en tant que tel a commencé à me préoccuper sérieusement. La lecture du livre de Klaus Theweleit, Männerphantasien[1], apporté par un ami ouest-allemand, a été l’un des déclencheurs de cette prise de conscience.
J’ai toujours aspiré à une vie bonne et juste, pour chacun·e et tou·te·s ensemble. Il y avait beaucoup d’injustice et de stupidité en RDA. Le racisme n’était pas spécialement visible parce que les racistes étaient trop lâches pour s’exprimer ouvertement mais, par exemple, là où vivaient des travailleuses et travailleurs venu·e·s d’Algérie, du Mozambique ou du Vietnam, s’exprimaient déjà une peur de l’étranger, une envie qui se muait facilement en haine. Beaucoup d’ami·e·s chilien·ne·s réfugié·e·s rapportaient les allusions hostiles qu’iels subissaient, de manière répétée, du simple fait de leur présence.
À l’époque, j’ai bien fermé ma gueule, par peur d’être expédiée à l’Ouest (en passant au préalable par la case prison et la déchéance de nationalité). Et comme c’était intenable, je changeais de boulot tous les trois ou quatre ans. Pourtant, malgré les aspects merdiques de ce système socialiste, la RDA portait en elle les bases d’une société meilleure. Je disais à mes ami·e·s de l’Ouest : « Nous, nous nous chargeons de maintenir les moyens de production entre les mains du peuple, le plus longtemps possible et vous, commencez par faire la révolution de votre côté. Ensuite, ensemble, nous pourrons faire de tout ça quelque chose de plus intéressant. » Ce genre de discussion, nous l'avons eu dès le début des années 70. J’espérais que la richesse matérielle et l’accès aux savoirs, dans les pays d’Europe de l’Ouest, favoriseraient l’abolition du capitalisme là-bas. Et pendant une courte période, il y a aussi eu ce grand espoir du Chili, avec la victoire électorale de l’Unidad Popular[2]. Mais après le coup d’État, il était clair que les « vrais démocrates » ne permettraient jamais qu’on utilise leurs propres règles pour toucher au capitalisme. Avec le recul, je crois que les révolutions sont davantage le résultat du manque, de la faim et de la colère, comme dans la Révolution française ou russe, ou les mouvements migratoires actuels. Et je considère le système capitaliste entièrement responsable des mort·e·s qui en découlent.
Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup lu le Manifeste du parti Communiste, j’y ai trouvé des perspectives inspirantes, qui valaient la peine d’être défendues et je me suis vouée à cette cause. J’ai en tête des formules qui étaient très fortes pour nous : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » ou encore, « À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous ». L’analyse de Marx sur l’accumulation du capital, me semble toujours d’une importance extrême, elle m’a beaucoup influencée et je pense qu’elle est encore valable pour comprendre l’effet destructeur de la privatisation après 1990 (la Treuhand[3]), ou la situation actuelle en Grèce, ou encore l’accaparement des terres à l’échelle mondiale aujourd’hui. Plus tard, j’ai lu les anarchistes, tou·te·s les ancien·ne·s, et plus particulièrement Emma ­Goldman.
Aujourd’hui, je n’ai plus de recette toute faite comme je l’avais avec le Manifeste communiste, je ne sais plus exactement ce qu’est « la cause » au nom de laquelle lutter, mais une chose est certaine : ce monde me tue, je déteste la manière dont il tourne. Et comme rien de bon ne naît de la haine, il faut rester constructi·ve. Malgré toute cette merde, il nous faut conserver la joie de vivre…

Je changeais de boulot tous les trois ans

Depuis l’enfance, mon rêve était d’être journaliste et de « convaincre l’humanité ». Mais la RDA avait aussi des côtés bêtes, bêtes, bêtes, jusqu’à l’écœurement. Ainsi, à la fin du lycée, j’ai voulu m’inscrire en formation de journalisme. Pour cela, je devais au préalable faire un stage dans un journal. Mais la direction du lycée bloquait, juste parce que ça repoussait mon inscription à la fac et qu’ils voulaient que 100 % de leurs élèves soient enregistré·e·s en première année. J’en ai informé le journal et la situation s’est heureusement débloquée. C’était aussi le moment où j’ai adhéré au SED. J’avais alors 18 ans. Le SED, c’était le Parti socialiste unifié d’Allemagne, celui fondé en 1946 par l’union des sociaux-démocrates et des communistes (à l’époque dans la zone d’occupation soviétique de ­l’Allemagne). Toute l’organisation politique de l’Allemagne de l’Est était basée sur ce système à parti unique : les fonctionnaires du SED étaient présent·e·s dans tous les organes, législatifs, exécutifs et judiciaires. Pour ma part, étant au lycée, je participais aux réunions du Parti organisées par les enseignant·e·s.
J’ai fait mon stage à Die Freiheit, le journal local du Parti, dans la ville de Halle. C’est là aussi que j’ai eu mon premier poste, après mes études… jusqu’à ce que je parte, suite à un incident : je m’occupais d’une délégation polonaise que j’avais accompagnée au camp de concentration de Buchenwald. Là-bas, j’avais vu de jeunes allemand·e·s cracher sur un charnier et ça m’avait énormément choquée (un de mes oncles avait trouvé la mort dans le camp de Groß Rosen). Ces élèves venaient eux aussi de Halle. Après la visite du camp, j’étais censée écrire un article sur le travail de mémoire et sa transmission. Il était clair pour moi qu’il fallait évoquer cet épisode avec les jeunes. Je suis allée voir la directrice de leur école. Elle a fondu en larmes en déclarant : « Nous n’avons plus prise sur les jeunes. » Je lui ai répondu que nous devions faire quelque chose, rendre l’incident public, mais elle ne voulait pas. J’ai tout de même rédigé un édito sur le sujet… que mon rédacteur en chef m’a demandé de modifier. J’ai refusé.
Plusieurs autres événements de ce genre se sont accumulés et m’ont conduite à quitter le journal.
Puis, j’ai pris un poste dans un village, au sein de la Maison de la Culture d’une cimenterie. Et là, j’ai vraiment fait des choses passionnantes, surtout avec les jeunes travailleurs et travailleuses. Chaque lieu de production devait verser une partie de ses bénéfices pour la culture, ce qui permettait d’avoir des fonds pour inviter des artistes et pour les payer. Avec quatre ou cinq jeunes, nous avons créé un club de cinéma. Au bout de trois mois, il comptait près de cent membres. Nous avons aussi bien transformé le Cercle-photo. Il y avait déjà un labo photo sur place, à la pointe de la technologie mais jusque-là, les jeunes avaient surtout fait des clichés de vacances. Nous avons commencé à discuter de ce qui fonctionnait bien ou mal dans le village, dans l’usine, dans les environs et qu’iels devraient traduire en images. Les tirages qui en sont sortis étaient incroyables. Nous avons monté une expo avec les photos les plus expressives et artistiquement passionnantes… Au bout de quatre ans, j’ai pourtant commencé à ressentir un isolement, une sorte de vide intellectuel, alors j’ai essayé de convaincre mes ami·e·s de me rejoindre à la campagne, pour nourrir ces espaces de liberté ensemble. Mais ça ne les intéressait pas.
Je suis donc partie vivre à Leipzig. Comme il était difficile d’obtenir un logement dans les grandes villes, j’ai emménagé dans l’atelier d’un ami, où j’ai assisté à la fondation du groupe 37,2. Des artistes, des musicien·ne·s, une psychologue et une informaticienne travaillaient à une sorte de concept, un moyen d’approcher et de réfléchir les transformations sociales avec les gens, par des voies artistiques. De chambouler une pensée rigide, mécaniste et autoritaire en une dynamique ludique, aléatoire et associative… Iels réussirent même à mener certaines de ces discussions avec l’équipe des cadres intermédiaires dans la grosse firme Zeiss Jena.
Durant la même période, de 1982 à 1985, j’ai travaillé pour la revue spécialisée Börsenblatt des ­Buchhandels (destinée au secteur de production des livres) mais l’ambiance était de plus en plus suffocante : les imprimeurs du journal avaient inséré dans certains textes des commentaires sur des politiciens et des fonctionnaires, et le rédacteur en chef les avait dénoncés à la Stasi, autrement dit, au ministère de la Sécurité d’État. La Stasi concentrait tout à la fois le service de police politique, de renseignement et d’espionnage en RDA, « le bouclier et le glaive du Parti », comme le disait la propagande du régime… Je n’étais pas d’accord, alors j’ai demandé à ce que nous discutions des arguments des imprimeurs qui me semblaient justifiés. Mais sans résultat. Je ne voulais pas cautionner ça, alors je suis partie, encore une fois.
Ensuite, j’ai travaillé quatre heures pas jour dans une bibliothèque pour aveugles, où je devais copier des livres audio sur des cassettes, de la littérature du monde entier lue par des acteurs et des actrices. C’était un travail agréable, où je devais aussi faire des corrections, repérer les sons à nettoyer ou les erreurs de lecture. Je passais le reste de mes journées à lire de la littérature féministe, parce qu’avec une autre femme, nous voulions écrire un livre sur l’émancipation en RDA. Mais l’éditeur décréta que le projet devait d’abord être soumis au comité des femmes du ZK. Le ZK ? Le ­Zentralkomitee, l’organe administratif permanent et surtout exécutif du SED, la plus haute instance du Parti ! J’ai donc simplement répondu : « Vas-y, on laisse tomber. » Car, même si la situation des femmes était déjà relativement avancée dans ce pays, l’émancipation se pensait toujours en fonction du masculin, de la position des hommes, en écartant les approches féministes. Et écrire pour s’auto-congratuler, comme si tout allait déjà bien, ça ne m’intéressait pas.
En raison de mon histoire familiale, j’étais considérée comme suffisamment « rouge », et donc prédestinée à des fonctions de cadre. Ce qui explique que je sois devenue secrétaire de la FDJ (Freie Deutsche Jugend) pendant mes études, le mouvement de jeunesse officiel des 14-25 ans. Et que je le sois encore restée dans la période où je travaillais au journal. Par le biais de l’organisation, mon chemin était tout tracé : cadre du Parti, cadre au travail. C’est ce futur, bien planifié, que j’ai fait capoter en claquant la porte. J’avais suffisamment expérimenté ce genre de poste pour savoir qu’il impliquait surtout des contraintes. En m’en dégageant, je me sentais plus libre de m’attaquer, avec d’autres, à ce qui coinçait dans la société. J’ai souvent dit : « Nous devons nous atteler à ce problème ! » et récolté un acquiescement général. Mais ensuite, j’en parlais plus concrètement en réunion de travail ou du Parti, et il n’y avait plus personne pour me suivre. Alors, quand certaines personnes venaient me voir en aparté pour me glisser : « Ah, c’est bien que tu aies dis ça », je ne pouvais que secouer la tête et ravaler ma colère, face à cette mentalité si passive, si soumise.
Un jour, j’ai réalisé que je n’avais même plus les moyens de me payer la paire de chaussures dont j’avais besoin. Je me suis donc mise à chercher un boulot mieux rémunéré. Ça faisait trois ans que je bossais ces quatre heures par jour à la bibliothèque pour aveugles et ça ne suffisait plus. J’ai été embauché au ­Zentralhaus für Kulturarbeit (Maison Centrale pour le Travail Culturel) à Leipzig, où était basé le bureau de rédaction des magazines pour l’art amateur. La plupart des rédactrices présentes avaient suivi le même chemin que moi, elles avaient toutes changé d’emploi régulièrement. Dans ce cadre, j’ai pu reprendre le magazine Bildnerisches Volksschaffen (Création artistique populaire). Ça m’a permis de parcourir la RDA, à la rencontre de groupes de travailleurs et travailleuses qui, pendant leur temps libre, se consacraient à la peinture, à la sculpture ou à la création textile. J’ai connu énormément de gens biens, qui faisaient des choses passionnantes. Mais malgré ces belles rencontres, je dois dire que dans l’ensemble, l’atmosphère du pays continuait à se dégrader, à devenir de plus en plus oppressante. Et c’est à partir de 1986-87, que j’ai vraiment eu le sentiment qu’on fonçait droit dans le mur. Cette année-là, mon père a envisagé de quitter le Parti. Je l’en ai dissuadé, ce que je regrette encore. Avant de se décider, il avait tenu à ce que nous nous consultions à ce sujet. Il avait 85 ans et était membre du Parti depuis 69 ans. Ma première pensée fut : « On ne peut pas priver ce vieil homme de son église comme ça ! » Alors je lui ai dit : « On reste, on râle de l’intérieur. » Depuis toutes ces années, je doute de cette décision, de mon attitude. Je crois que ce fut un mélange d’entêtement et de lâcheté. Avant cette conversation avec mon père, j’avais moi aussi joué avec l’idée de quitter le Parti, mais je me pensais quand même capable de changer les choses de l’intérieur. Belle illusion ! Aujourd’hui, j’essaie de casser cette idée, dès que je l’entrevois chez d’autres. Ma devise est devenue : « Désertons le système ! »
À cette époque, j’ai assisté à de nombreux concerts punks, avec des ami·e·s artistes. On ne peut pas dire que j’étais passionnée par cette musique, mais c’était là que nous assistions aux discussions les plus passionnantes sur l’état de la société. J’ai toujours essayé de tisser des liens entre mes activités et celles des autres.
Au même moment, les ami·e·s du groupe 37,2 ont été complètement censuré·e·s, et certain·e·s ont fini par passer à l’Ouest. J’ai accepté leur départ parce qu’on leur avait tellement mis des bâtons dans les roues, parce que leur volonté de changement était considérée par la Stasi comme un « procédé ennemi ». À mes yeux, la Stasi avait depuis longtemps dégénéré en une ­association paranoïaque, pareille à n’importe quel service secret. Ces départs n’ont pas brisé nos liens. Mais partir n’était pas une option pour moi.
Quand le mur est tombé, une chose au moins était claire : nous devions nous organiser à plusieurs
Pour moi, l’effondrement est survenu en juillet 1989, lorsque tou·te·s ces jeunes ont quitté le pays via Prague. Je me suis dit : « Ça y est, c’est la fin. » Je pensais que ça allait être très dur pour mes parents, mais mon père l’a mieux pris que moi. À presque 90 ans, quand le mur est tombé, il s’est rendu à la maison du Syndicat avec sa béquille, il a tapé à la porte et il a crié : « Maintenant vous allez devoir vous bouger le cul ! »
Je n’ai participé qu’une seule fois aux manifestations à Leipzig, au moment où tout le monde craignait qu’on ne tire sur la foule. Je n’aurais rien pu empêcher, mais je ne voulais pas me tenir à l’écart de ça. Finalement, personne n’a tiré. Et je ne suis pas allée à d’autres manifs, je ne voyais pas où tout cela pouvait mener. Je connaissais des gens du Neues Forum (Nouveau Forum), des cercles religieux, des gens qui voulaient fonder le Demokratischen Aufbruch (L’Éveil démocratique), des personnes de contextes très variés qui allaient toutes aux manifestations du lundi. Ensemble, nous discutions de leurs motivations, qui me semblaient souvent bien trop individuelles, liées à leur sentiment d’avoir été lésées personnellement.
En 1988, avec un groupe de gens très éclectique, nous avons commencé à lire L’esthétique de la résistance, de Peter Weiß et nous avons longuement parlé des voies possibles vers une société solidaire, à une échelle mondiale. C’était bien, mais très intellectuel, élitiste et, à mon avis, trop orienté vers la « réalisation de soi ». J’étais plus intéressée par l’idée de trouver une langue commune avec tout le monde, avec les prolos, pour qu’iels ne passent pas à la trappe.
Dans la Zentralhaus für Kulturarbeit, nous étions une belle équipe de gonzesses et nous avons commencé, en 88, à développer l’idée d’un journal à la fois culturel et politique. Nous avons cherché une rédactrice en cheffe parmi nos amies et connaissances. Personne n’était intéressée alors ce devait être l’une de nous. Et c’est moi qui ai été choisie. Pendant l’été 89, nous avons présenté notre idée au directeur, qui a été pris au dépourvu et n’a pas pu refuser. Nous avons donc commencé à travailler sur le magazine qu’on a nommé Blatt. Form. Nous avons produit six numéros, remplis de rêves et d’espoirs mais aussi de scepticisme face à ce « Wir sind ein Volk » (Nous sommes un seul peuple), scandé de plus en plus fort. Encore aujourd’hui, ces numéros valent la peine d’être lus. Mais avec l’apparition des magazines flashy de l’Allemagne de l’Ouest, immédiatement après la chute du mur, les chances de survie de notre journal étaient nulles. Le dernier numéro est paru en octobre 90. Puis, nous avons été liquidées.
Pour ne pas rester isolées face aux bouleversements en cours, nous avons fondé une association, le ­Kulturnetz Ost (Réseau Culturel Est). Et nous sommes restées ensemble jusqu’à ce que chacune ait trouvé une base pour exister. Moi, je ne voulais pas « me caser ». Quand le mur est tombé, une chose au moins était claire pour moi : nous devions nous organiser à plusieurs, avec des personnes qui rêvaient comme nous d’une société mondiale, où la solidarité et la ­coopération seraient les valeurs les plus importantes. En RDA, nous avions vécu, pour ainsi dire, dans un collectif de 17 millions de personnes, ce qui avait vraiment de bons côtés : on pouvait toujours passer chez les autres, on avait toujours des gens autour de soi, dans le collectif de travail, le collectif du Parti, le cercle d’ami·e·s… Pas mal de monde percevait ça comme une contrainte, un collectif forcé ; mais pour moi, il avait toujours été important de chercher des solutions à plusieurs, même quand c’était conflictuel. C’est pour ça qu’au moment de la chute de la RDA, je suis partie à la recherche de communautés et de coopératives : je ne pouvais vraiment pas envisager de me battre seule contre le système capitaliste. Je ne voulais pas rentrer seule à la maison après la journée de boulot et me laisser tirer vers le bas. Je suis allée en Allemagne de l’Ouest pour rencontrer des collectifs. Mais ceux auxquels j’ai rendu visite étaient beaucoup trop « allemands » pour moi : les maisons et les ateliers étaient trop parfaits, les critères pour les rejoindre trop restrictifs. J’ai rencontré des gens qui luttaient contre un tas de fumier dans leur village et contre les coqs trop bruyants qui s’y perchaient… Bien sûr, ces personnes faisaient aussi de bonnes choses mais ce n’était pas suffisant, il me manquait quelque chose.
Avec notre association, nous nous sommes rendues dans des lieux de travail en cours de liquidation pour interviewer les ouvrières, pour savoir comment elles vivaient le bouleversement. Les journaux étaient bourrés d’articles sur la transition pacifique et nous voulions savoir comment ces ouvrières la voyaient. Nous avons sorti une publication avec des photos et des interviews, Luxus Arbeit. Meine Mutter war auch nur eine Frau (Le travail comme un luxe : ma mère était aussi une simple femme). Nous avons organisé des expos à Düsseldorf et à Leipzig. Nous avons mis en place des permanences d’information et de conseil pour les femmes dans cette société en pleine transition. Nous avons publié des brochures et nous sommes regroupées pour lutter contre la montée du racisme, du nationalisme et du fascisme.
En 1989, des féministes de l’Ouest ont aussi débarqué pour nous expliquer le monde et elles m’ont vraiment gavée, avec une approche terriblement petite-bourgeoise, vraiment intello. Elles nous ont balancé que perdre notre travail n’était pas un problème, qu’il suffisait de faire un ABM (une sorte d’emploi aidé de réinsertion), puis de toucher le chômage, avant de retrouver quelque chose, jusqu’au prochain ABM. Nous avons répondu qu’elles étaient naïves, que le capitalisme n’aurait bientôt plus besoin d’entretenir un semblant de vitrine sociale. Maintenant, on voit ce que ça a donné, avec le Hartz IV, les emplois à un euro, etc. Le Hartz IV, c’est un peu l’équivalent du RSA en France, une allocation qu’ils ont mis en place en 2005, en principe pour permettre aux bénéficiaires de mener une vie qui corresponde à la dignité humaine… mais qui peut être réduite ou complètement supprimée : le minimum vital n’est pas payé inconditionnellement.
Quatre ou cinq ans plus tard, sont arrivées des personnes de l’Ouest avec qui nous avions beaucoup plus en commun. Lorsque nous leur avons demandé où elles avaient été pendant toutes ces années, elles nous ont répondu : « Nous ne voulions pas jouer les petits cons prétentieux de l’Ouest. »
89 fut une période de folie, avec des émotions très contrastées. Le 4 novembre, pendant la grande manifestation de Berlin, je me suis sentie gonflée d’un immense espoir, parce que les gens, un demi-million de personnes, se parlaient vraiment. Il y avait de très bons discours, des slogans merveilleusement ironiques. C’était génial, un sentiment de : « Allons-y, on va changer ce socialisme ! » Plus tard, j’ai entendu dire que les punks et les anarchistes qui participaient à la manif en avaient été chassé·e·s…
Et puis vint le 9 novembre 1989, et ce slogan « Nous sommes un seul peuple », qui confirmait le retournement de situation que nous craignions, mes ami·e·s et moi. Les 500 000 personnes mobilisées à Berlin n’étaient quand même pas les 17 millions que représentait la RDA. Avec l’ouverture du mur, tout a changé très vite, et il y a eu tellement de merdes. L’épisode des camions, par exemple : sur la place du marché de ­Leipzig, se sont garés un jour de gros camions, et les chauffeurs ont jeté des bananes à la foule. Les gens en bas les ont attrapées et visiblement, ça amusait énormément les lanceurs : des bananes pour les singes, c’était ce qu’ils pensaient. C’était vraiment humiliant. Et des drapeaux de la RFA (Allemagne de l’Ouest) ont surgi dans les manifs du lundi. Et des néo-nazis sont sortis de leurs trous.
Les mois suivants, j’ai gardé en tête cette image du film Zorba le grec[4], quand le téléphérique transportant du bois à travers la montagne s’écrase. Zorba dit alors à son ami poète : « As-tu déjà vu quelque chose s’effondrer si joliment ? » Oui, les États du Pacte de Varsovie se sont effondrés si joliment : ils étaient armés jusqu’aux dents mais aucune action militaire n’a été entreprise. Le jour ou les États capitalistes s’écrouleront, comment cela se passera-t-il ?

C’était vraiment fou, et cette folie était
de loin le meilleur

Je suis vraiment heureuse que nous ayons fondé cette association du Kulturnetz Ost. À l’époque, nous étions sept ou huit et nous voulions nous serrer les coudes jusqu’à ce que chacune d’entre nous s’assure de quoi vivre. Au cours de notre enquête sur la destruction des emplois des femmes, l’une des interviewées s’est suicidée. Ça m’a profondément affectée et encore plus motivée à chercher ces coopératives : j’avais besoin de quelque chose de constructif, sans quoi je risquais de faire sauter un Arbeitsamt (équivalent de Pôle Emploi), ce symbole de la servitude. Les gens s’étaient mis à croire qu’iels étaient seul·e·s responsables de la perte de leur emploi, en si peu de temps... On n’en revenait pas. Bien qu’iels aient toutes et tous lu Marx ! Le plus grand problème dans la vie, c’est le manque de perspective, quand il n’y a soudainement plus rien de possible. Et là, nous vivions une vraie crise existentielle. En un rien de temps, l’argent avait pris de l’importance, comme jamais auparavant. Et puis les gens ont commencé à se raconter des histoires pour enjoliver la merde.
Le 4 novembre 1990, jour anniversaire de la grande manifestation de Berlin, Longo Maï organisa un événement à la Haus der jungen Talente (Maison de jeunes talents) à Berlin. Ça s’intitulait « N’oublions pas le 4 novembre ». Les Français·e·s de Longo Maï avaient compris que cette journée-là avait été spéciale pour beaucoup, et que sa commémoration était un bon point de ralliement : pour une fois que les Allemand·e·s avaient su être drôles et ironiques ! Dans notre asso de gonzesses, nous avions lu l’annonce puis l’avions relayée à la radio et dans le journal. Nous avions réservé quatre bus, nous voulions emmener tous les ancien·ne·s héro·ïnne·s de Leipzig avec nous… Mais finalement, nous nous sommes retrouvées à cinq. Sur place, il y avait trois cents personnes et c’était génial, plein de gens qui ont compté pour moi par la suite, des concerts et plein d’autres moments très forts. Cette rencontre s’inscrivait dans un projet plus vaste, initié par la création du Forum Civique Européen l’année précédente, pour « façonner l’Est et l’Ouest d’en bas »... avec toute la grandiloquence dont les membres de Longo Maï étaient capables. La réunion de Berlin était une première tentative, un avant-goût de ce qui serait possible. Il y avait vraiment de la folie dans tout ça, et cette folie était de loin la meilleure part de l’histoire.
Les formes d’organisation de Longo Maï m’ont immédiatement parlé, parce que c’était transnational et contre la structure même de la société. Il était question de biens communs, de coopération et de solidarité. Et puis Longo maï, en provençal, ça veut dire « Que ça dure longtemps », c’est un mouvement européen qui existe depuis 1973 et qui, jusqu’à aujourd’hui,
est constitué d’une dizaine de coopératives agricoles, dans cinq pays différents, plus de deux cents personnes qui y vivent sur une base anticapitaliste et ­autogestionnaire.
À l’époque, nous étions plusieurs à envisager de quitter Leipzig, à vouloir cesser de courir après un emploi en ville, pour aller à la campagne ensemble. Nous étions vraiment curieus·e·s de Longo Maï en France, mais prudent·e·s aussi, et nous ne pouvions pas les aborder comme ça, iels ne nous connaissaient pas... Alors nous avons convenu d’un plan : le plus simple était que je m’y rende pour en savoir plus, pendant cinq ou six semaines, en tant que journaliste. Là-bas, mes émotions ont vraiment fait le grand huit, je me souviens encore très bien de la grande salle, tout le monde fumait des gauloises, un vieil homme a pris la parole et je me suis dit : « Oh merde, revoilà mon père ! » Sur place, il y avait énormément de monde, des personnes de différents pays, toutes révoltées par l’état du monde et également impliquées dans la construction de coopératives dans plusieurs coins d’Europe.
J’ai rédigé un article sur tout ça pour le journal ­Freitag (rédaction Est-Ouest) et, pour la première fois, j’ai reçu énormément de retours de lecteurs et de lectrices, trente-cinq en tout. Et l’ensemble de ces personnes étaient partantes pour créer une coopérative à l’Est. Les discussions ont duré des mois mais quand nous sommes enfin parti·e·s, à l’automne 1992, pour nous installer à Basta dans l’Oderbruch (Région du Brandebourg), nous n’étions plus que huit. C’était douloureux : au moment où nous passions enfin le pas de nous installer à la campagne, les personnes se ­retiraient, les unes après les autres. De bon·ne·s ami·e·s, des intellectuel·le·s avec qui j’avais rêvé d’espaces libres à l’époque de la RDA, trouvaient un emploi et se rangeaient. Alors que nous partions à la campagne, ­porté·e·s par le lien avec Longo Maï et toutes ces discussions politiques, beaucoup ne parvenaient pas à passer à l’action. Certain·e·s se retiraient aussi par honte de ce que devenait leur vie. Il était en tous cas plus facile de parler que de faire.
D’autres essaient toujours d’améliorer le système de l’intérieur…
Au village de Basta, il y avait 2 000 hectares de propriété collective en cours de liquidation. Nous étions en train de faire la tournée des communes, avec notre idée de créer une coopérative et, à Basta, on nous a dit : « Venez, nous avons besoin de quelque chose de fou ici, sinon on ne s’en sortira pas. » Alors nous avons créé des groupes de travail avec les habitant·e·s du village et développé le projet. Je me suis rendue à la Treuhand Landwirtschaft, à Alexanderplatz, à Berlin. C’était les bureaux où se gérait la privatisation, spécifiquement sur le plan agricole. Je me suis retrouvée dans un couloir avec quatorze portes et sur chacune, des noms de famille nobles. J’avais rendez-vous avec un certain Nikolaus von Zitzewitz et tout de suite, je me suis dit qu’on ne pouvait pas contrer de tels gens, sauf avec une révolution : ces vieilles élites avaient survécu toutes ces années à l’Ouest et ressurgissaient soudain…
Au début du projet à Basta, le Premier ministre et le ministre de l’Agriculture du Brandebourg nous apportèrent leur soutien, mais un militant Vert de l’Ouest publia un article dans plusieurs grands journaux sur « la secte Longo Maï », ayant soi-disant quarante-deux grands projets en Europe de l’Est. Il illustrait l’article d’une photo de perquisition subie par la coopérative de Longo Maï située en Provence, preuve suffisante selon cet auteur de gauche, que Longo Maï constituait une menace. La diffusion de cette critique de Longo Maï a scellé la fin du projet à Basta. Cette histoire a été relatée dans un film, Dorf ohne Land (Village sans terres).
Plus de quinze ans auparavant, en 1975, des membres de Longo Maï avait déjà été expulsé·e·s de la région ouest-allemande du Palatinat. C’est pour ça que les gens étaient réticent·e·s à l’idée d’une nouvelle tentative ici. De notre côté, nous nous sommes accroché·e·s, avons trouvé d’autres soutiens et rejoint, en 1994, une autre coopérative de Longo Maï en cours de création, un peu plus au nord. À Basta, nous avions procédé de manière très offensive. Alors, en nous installant à Ulenkrug, dans le Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, nous avons essayé une approche plus prudente. Nous avons organisé notre fête d’ouverture au milieu du village, dans la belle salle du bar qui avait fermé peu de temps auparavant, avec deux groupes de musique Ost-Folk. « Musique de Russes ! » grommelaient les villageois·e·s, mais des femmes avaient commencé à se balancer au rythme des mélodies et finalement, tout le monde avait dansé.
Depuis 1996, de mai à octobre, nous organisons à Ulenkrug des lectures, des soirées cinéma, du théâtre, des concerts, des discussions politiques. Les premières années, les gens des villages environnants venaient mais iels le font de moins en moins. Maintenant, ce sont plutôt des personnes de villes plus éloignées, Rostock, Greifswald, Berlin, Hambourg. Parfois, je trouve dommage que nous ayons moins de liens avec la société, je le regrette. Nous faisons des choses importantes, par exemple en ce qui concerne la protection et la ­diffusion des semences paysannes, les luttes avec les réfugié·e·s pour leurs droits, ou la lutte locale contre les nazis. Mais nous rencontrons principalement des gens qui nous ressemblent. Aujourd’hui, je dirais que nous manquons un peu de ce culot, de cette ironie, de ces idées folles, que j’aimais tellement à Longo Maï en France à l’époque.

Il nous faut des discussions
et de la légèreté

Avec le recul, je dirais que j’ai surtout vécu une révolution réactionnaire. Mais ma vie, je l’ai toujours trouvée passionnante. Et au fond, je ne vois pas de grandes ruptures dans mon parcours, j’avance sur mon chemin… vous avez celles et ceux qui sont parti·e·s avant vous, et celles et ceux qui viennent après vous. Parler ensemble et trouver des chemins communs est toujours l’une des choses les plus importantes pour moi.
Depuis trois ans, je sens que je me calme un peu, je ne pousse plus autant qu’avant, je pense que c’est l’âge.
Dans l’ensemble, ma vie est vraiment formidable, toutes ces relations avec les autres coopératives, il se passe toujours quelque chose. Parfois j’aimerais être plus rapide et faire encore plus. Mais je ne peux pas imaginer autre chose pour moi, même s’il m’arrive de penser : « Collectif de merde, vous me faites chier ! »… Ensuite, je vais fumer une cigarette, lire un bon livre ou me balader dans les bois…
Il est important de se le dire, encore et encore : si on veut vivre avec les gens, on doit faire avec elleux, on a besoin de discussions. Mais il faut aussi de la légèreté. Ce que j’ai toujours aimé à Longo Maï, c’est qu’on peut se crier dessus et se tomber dans les bras les un·e·s les autres, juste après.
Et puis, j’ai connu l’amour ici. Nous avons vécu ensemble pendant 12 ans, jusqu’à sa mort, il est mort en 2006. Dans ma première vie, je n’avais jamais tenu aussi longtemps avec un homme (ou aucun avec moi).
Aujourd’hui, de nombreuses personnes baissent les bras et il y a de bonnes raisons à cela. En fait, on pourrait dire que les grands mouvements de migration sont une sorte de révolution, et le résultat est que les gens d’ici (qui possèdent plus) se retournent contre celleux qui arrivent (qui ont moins). C’est déprimant. Mais il ne faut pas être cynique. Si tu deviens cynique, ils ont gagné. Chaque fois que je me surprends à tomber là-dedans, je me dis : « Herma, reviens ! »
De mars 2015 à mars 2016, j’ai traversé l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Autriche en camion et j’ai visité de nombreuses coopératives et collectifs. J’ai été très touchée par le nombre de jeunes qui essaient de créer des modes de vie différents, dans un esprit de solidarité et de coopération. Et ensemble, iels se défendent contre des grands projets inutiles qui détruisent l’environnement. Par exemple, à la Zad, un projet près de Nantes dans lequel des terres agricoles devaient être converties en un grand aéroport. L’aéroport ne se fera finalement pas mais les occupant·e·s, installé·e·s sur l’immense terrain, sont maintenant menacé·e·s par la vente de la zone, parfaitement encadrée par les règles de l’État de droit. Vous pouvez compter sur ces jeunes et d’autres jeunes partout dans le monde : iels ne vont pas céder si facilement…
L’interview de Herma a été réalisé à Ulenkrug (­Allemagne) en janvier 2018 avec lena et Aude.

[1] Klaus Theweleit : théoricien de la culture et écrivain. Son étude en deux volumes Männerphantasien (Les phantasmes des mâles) s’inscrit dans l’analyse du national-socialisme et est considérée comme l’une des premières recherches sur la masculinité. Dans son livre, fortement inspiré par la psychanalyse ainsi que par Deleuze et Guattari, il examine la conscience fasciste et l’empreinte militaire du moi.

[2] Unidad Popular (UP) : alliance électorale des partis de gauche chiliens, fondée le 17 décembre 1969. Aux élections du 4 septembre 1970, l’UP récolta 36,3 % des voix, ce qui en fit la première force du pays. Son candidat, Salvador Allende, devint président. Aux élections locales suivantes, l’UP obtint 49,7 % des voix. Le gouvernement Allende fut renversé lors du coup d’État militaire du 11 septembre 1973, sous la direction du général Augusto Pinochet, soutenu par les services secrets américains.

[3] Treuhandanstalt : organisme en charge de la privatisation des biens de la RDA, créé dans les derniers jours du régime en 1990, et ayant pour mission de rendre « commercialisables », les usines et l’ensemble des biens auparavant collectivisés de la RDA, par le biais de réorganisations, de privatisations ou de ­fermetures. C’était le « symbole d’un capitalisme brutal et débridé », selon Iris Gleicke.

[4] Zorba le grec : film de 1964, de Michael ­Cacoyannis, d’après le roman de Nikos Kazantzakis.

Un peu de culot

Anne-Catherine, Lavaux / Suisse

Quand on fait de la politique,
il faut se montrer solide

Je suis une personne très ordinaire, je n’ai jamais fait de choses particulièrement extraordinaires, alors quand je regarde en arrière, je ne me dis pas vraiment que j’ai eu du courage… plutôt un peu de culot. Oui, culot est le mot qui convient.
Je suis née en Suisse en 1938, dans une famille bourgeoise avec aussi d’autres origines, enfin, je veux dire, forcément, « nous sommes tous enfants d’immigré·e·s », non ? C’était une grande famille, j’avais beaucoup de cousins, tous libéraux, certains gradés dans l’armée. Mon père avait été instituteur, puis directeur des écoles à Pully. Il s’intéressait à la littérature, à la peinture, c’était un libéral humaniste. Ma mère était un peu plus ouverte, un peu plus à gauche, même si elle n’aurait pas dit ça comme ça. Elle était malade de la tuberculose, fragile et l’atmosphère de la maison était toujours feutrée, précautionneuse, pour qu’elle puisse se reposer. Notre père était très strict avec mon frère et moi à ce sujet : il ne fallait surtout pas faire de bruit.
Pour mon père, me payer des études universitaires représentait un effort considérable. Un jour, il m’avait dit : « Je te les paierai si tu es brillante, parce que pour toi c’est moins important que pour ton frère : toi, tu te marieras. » Cette injonction à être brillante m’a poursuivie jusqu’à aujourd’hui, car évidemment, on ne l’est jamais assez. Ça m’a marquée à chaque étape de ma vie et en particulier lorsque j’ai siégé au Conseil national[1] : j’avais toujours l’impression de ne pas être au niveau, je devais forcément faire plus. Mon manque d’assurance n’est sans doute pas seulement dû aux attentes de mon père mais aussi plus largement au fait d’être une femme, enfin, d’avoir reçu une éducation en tant que « femme »… Mais ce n’est pas le genre de choses qu’on évoque facilement, je n’ai jamais vraiment eu l’occasion d’en parler avec d’autres, enfin, j’ai beaucoup échangé sur l’éducation des femmes bien sûr, mais sans aborder mon sentiment d’insuffisance personnel : quand on fait de la politique, il faut se montrer solide, cacher ses doutes et ses faiblesses.
Si je résume mon parcours, j’ai suivi des études de Lettres, puis de Psychologie, avant de devenir psychologue scolaire et, dans un second temps, de travailler pour la prévention des toxicomanies. En parallèle, j’ai eu un engagement militant et électif, avec quatorze ans de mandat au Grand Conseil[2] et huit ans au Conseil National. Je me suis fortement engagée sur plusieurs terrains, et plus particulièrement pour l’écologie, pour les droits des personnes migrantes, contre les prisons… Je me suis mariée à 23 ans, avec un ami d’études. Vingt ans plus tard, il a préféré une autre femme et nous avons divorcé. Je n’ai pas eu d’enfant.
Qu’est-ce qui m’a fait passer à l’action ? C’est une question intéressante. Il n’y a jamais eu un événement, une décision. Ça a commencé à l’université. Des ami·e·s m’ont demandé si je voulais faire partie du Mouvement démocratique des étudiants (MDE). C’étaient des copains. Quand tes copains te demandent si tu veux aller avec eux pêcher la truite, tu réponds « Pourquoi pas ». Pêcher la truite ou bien faire un truc politique, j’ai dit « Pourquoi pas », c’est venu comme ça. Mais il y avait un contexte, c’était la guerre d’Algérie. À l’université de Lausanne, il y avait des ­déserteurs ­français et aussi des étudiants algériens, souvent membres du FLN (le Front de libération national, parti politique algérien pro-indépendance). On voyait apparaître de nombreuses publications qui n’auraient jamais été éditées en France, dénonçant la politique française en Algérie et notamment la torture. Il y avait pas mal de trafic entre Lausanne et la France à ce sujet et la rencontre avec ces Français et ces Algériens opposants à la guerre nous laissait une forte impression. Mon implication dans tout ça n’était pas encore ce que j’appellerais un engagement mais c’était prenant. Nous organisions de nombreux meetings pour parler des enjeux de l’indépendance, de la guerre d’Algérie et je lisais tout ce que je pouvais sur la situation. J’étais d’autant plus touchée par l’actualité qu’un de mes oncles, du côté de ma mère, était lui-même colon en Algérie et qu’on en entendait beaucoup parler à la maison : il devait lâcher ses vignes à Constantine pour rentrer et tout le monde trouvait ça terrible… Ce qui était un drame familial devenait à mes yeux une question politique… et j’avais beaucoup plus de sympathie pour les Algérien·ne·s que pour mon oncle. Je n’en parlais pas vraiment à mes parents, mais je sentais le clivage se renforcer. Je voyais autrement l’ambiance coloniale qui avait baigné mon enfance : ma tante s’était mariée à un dirigeant de Nestlé en ­Indochine et elle nous avait toujours adressé des lettres qui rendaient compte de cette réalité comme d’une évidence, d’une situation normale. Elle nous avait ramené de nombreux souvenirs, des objets qui, pour certains, sont aujourd’hui sur mes étagères mais je ne suis pas très à l’aise de les avoir, tant ils représentent l’appropriation coloniale. Toutes ces années, ni mes parents ni moi n’avions conscience du problème et puis d’un coup, je découvrais l’impérialisme et je basculais dans un autre monde. C’était la fin de l’innocence. Comme je ne leur parlais pas de tout ça, ce n’était pas spécialement conflictuel à la maison. Je faisais simplement mon chemin.
Cet éveil politique était beaucoup plus internationaliste que local. Parce qu’en même temps que la guerre d’Algérie, il y avait toutes les autres colonies qui se libéraient. Et je ne ressentais aucune rupture entre mes préoccupations politiques et mes études, les unes nourrissaient les autres. J’ai fait un mémoire de fin d’études sur le Parti socialiste français et le colonialisme, entre 1900 et 1914. Jaurès était quand même partisan du colonialisme… Alors que le socialiste révolutionnaire Jules Guesde était déjà tout à fait contre. J’ai fait un autre mémoire sur la grève générale de 1918 en Suisse[3].
Dans le Mouvement démocratique des étudiants, je n’avais donc pas d’engagement militant à proprement parler mais j’accédais à un espace de débats. Une fois, un des pontes du FLN qui était à Lausanne m’avait demandé de retranscrire pour lui des textes qu’il jugeait important. Ce jour-là, un peu naïvement, j’avais eu l’impression de vraiment participer à la lutte de libération ! Cette sensation d’être engagée de manière sérieuse était encore renforcée par le secret, la discrétion qui devait absolument entourer toutes ces activités. Avec le recul, je dirais que ce sentiment d’importance était largement exagéré car à ce moment-là, je ne prenais pas de véritables risques. Un engagement, c’est quelque chose qui a un coût : tu t’exposes, tu peux être contredite, contrée, empêchée, réprimée.
À cette époque, nous savions que nous étions ­surveillé·e·s mais il n’y avait pas de réel danger… Nous nous sentions dans notre droit, ou, en tout cas, non-coupables. Lorsqu’on s’engage vraiment, un des prix qu’il faut payer, c’est cette obligation à cacher ses faiblesses. Un mouvement étudiant, pour moi, à l’époque, ce n’était pas de la « vraie » politique, comme l’implication dans un parti, ce n’était pas un combat dans ou contre des institutions. C’est aussi pour ça que j’utilise le mot culot plutôt que courage, parce qu’il évoque l’innocence, l’insouciance qui nous animait, qui nous donnait l’élan d’y aller. J’étais donc toute enthousiaste d’aider une personne importante du FLN… et au moment de l’indépendance, je croyais que ce grand militant rejoindrait rapidement l’Algérie. Mais il est resté en Suisse et j’ai réalisé qu’il attendait sans doute qu’on l’appelle pour un poste de ministre… Ça m’a profondément déçue et ça a participé à ma prise de distance : pour moi, l’engagement, c’est encore autre chose, il y a celleux qui parlent et celleux qui font. L’Algérie m’a d’une certaine manière appris les réalités de la politique, autant par la guerre de libération que par les convulsions, les bassesses et les lâchetés qui ont suivi son indépendance. J’ai rencontré plusieurs fois des personnalités bien connues de cette histoire, mais les Algériennes et les Algériens qui sont devenu·e·s nos ami·e·s n’étaient pas des héro·ïne·s.
Aujourd’hui, j’ai l’impression que la fracture entre les paroles et les actes s’élargit encore. Elle s’appuie sur une méfiance envers le politique et entraîne un désinvestissement, une mise à distance du politique. C’est une tendance que je comprends mais qui m’inquiète aussi.

Nous étions nourri·e·s par cette idée
de révolution

Juste après mon mariage, en 1962, je suis allée au Festival mondial de la jeunesse et des étudiants, organisé par l’Union soviétique à Helsinki. C’était tellement ouvertement organisé par l’URSS qu’un groupe d’intérêts patronaux suisse avait financé un contre-­festival dans la même ville au même moment ! Nous sommes allé·e·s en train jusqu’à Leningrad, le nom de Saint Petersbourg à l’époque, en passant donc le rideau de fer avant d’atteindre la frontière finlandaise. Et le même chemin au retour. En retournant en Suisse, à Zurich, les flics nous ont photographié·e·s. Une fois de plus, j’utilise ce terme de « culot » parce que nous, nous trouvions ça juste rigolo, nous n’avions pas une once de crainte, ils pouvaient nous photographier comme ils voulaient, nous nous en foutions. Le contre-festival des patrons à Helsinki avait été un fiasco dont personne n’avait rien à faire : ils offraient des couteaux-suisses !
Comme nous étions plusieurs à nous approcher de la fin de nos études, nous avons organisé une rencontre, au sein du Mouvement démocratique des étudiants, avec le POP vaudois (Parti ouvrier et populaire) et le PS (Parti socialiste) pour nous aider à envisager la suite de nos engagements, pour trouver vers quoi nous tourner à l’issue de nos études. Certain·e·s d’entre nous ont suivi le rose et d’autres le rouge… Certain·e·s devinrent des figures connues du PS. Mon mari et moi, nous avons choisi le rouge vif, le POP. Nous avions une sorte de détermination à rejoindre l’extrême pour l’extrême, à choisir le changement sans retour,
peut-être pour échapper au doute, peut-être pour n’avoir pas à négocier les compromis qu’impliquaient les positions réformistes. Nous avons rempli notre premier bulletin d’adhésion et pour moi, ça, c’était réellement le début de l’engagement. Nous avons été invité·e·s à une réunion du secteur Lausanne-nord… et vraiment surpris·e·s qu’on ne nous demande rien en termes politiques. Je pensais que nous devrions nous expliquer sur nos convictions, nos valeurs, mais rien. Le manque total de solennité lors de notre arrivée, l’absence de curiosité des ancien·ne·s concernant nos motivations, le peu d’empressement à nous informer des campagnes et des combats en cours, tout ça nous a pas mal désarçonné·e·s. Le seul rituel consistait à donner du « camarade » à tout le monde… Avec mon mari, nous avons rapidement généralisé cet usage, pour tous les objets de notre vie quotidienne, le camarade réveille-matin, la camarade cafetière, la camarade chatte, le bien-aimé camarade mari… Il y a des mots qui deviennent des signes de ralliement. Lors de mon passage chez les Verts, des années plus tard, le mot « durable » s’est substitué au mot « camarade » avec la même force emblématique. Mais jamais personne en signant une adhésion au POP, ne s’est senti·e obligé·e de brandir le Manifeste du parti communiste. On n’entre pas en politique comme en religion, non, vraiment pas du tout.
À l’extérieur c’était une autre histoire… Je cachais soigneusement mon engagement à mes parents. Iels n’en n’ont rien su pendant quatre ans, jusqu’au jour, en 1966, où j’ai été élue au Grand Conseil vaudois : c’était public, iels ne pouvaient pas passer à côté.
Mon père était tellement navré qu’il répétait en boucle « Anne-Catherine Savary au POP… » et ma mère le consolait « Mais elle ne s’appelle plus Savary voyons, elle s’appelle Menétrey maintenant qu’elle est mariée. – Ah oui… ».
Curieusement, je dirais que l’anti-communisme me paraît plus répandu aujourd’hui que dans ces années-là. À l’époque de la guerre froide, à part pour quelques excité·e·s, l’opposition au bolchevisme était bien sûr massive, mais à mes yeux plus institutionnelle, plus militaire et stratégique que réellement idéologique : l’Union soviétique terrorisait l’Occident par sa puissance militaire, bien davantage qu’elle ne choquait par la répression qui s’exerçait contre ses citoyen·ne·s. Nous, bien sûr, elle ne nous rebutait pas spécialement non plus : l’écran de fumée de la période stalinienne n’était pas encore dissipé.
Des années plus tard, mon père a finalement décidé qu’il était fier de ce que j’avais accompli. À un moment, il s’est même présenté aux élections sous l’étiquette du Parti libéral, subitement enchanté à l’idée de s’opposer à sa fille publiquement. Il adorait débattre, alors quoi de mieux que de polémiquer avec moi en public, de le faire dans le cadre parlementaire ? Bien sûr, ça ne me plaisait pas du tout. La perspective de me confronter à lui dans l’autre partie de l’hémicycle… Heureusement, il n’a pas été élu. Au fond, il n’était pas fâché par mon engagement, il était déçu, il aurait voulu que je fasse de grandes choses, alors le POP… Et puis en pleine guerre froide, il était convaincu que nous nous faisions manipuler, embrigader. Il pouvait croire mon engagement sincère mais il le jugeait surtout très naïf. Cette suspicion existe encore aujourd’hui, à propos de tous les partis, comme si les gens ne pouvaient pas être libres dans leur engagement, comme s’iels étaient forcément victimes d’aliénation.
Lorsque je me suis encartée, je n’avais aucun problème à dire « Oui, je suis au Parti communiste, je suis communiste ». Mais les autres rectifiaient « C’est « ouvrier et populaire », ça n’a rien à voir avec les pays soviétiques, nous travaillons pour la Suisse et c’est tout ». Il faut dire que le Parti communiste avait été interdit en Suisse avant guerre, en 1938. Comme l’interdiction tardait à être levée après la guerre, des militant·e·s avaient fondé le Parti suisse du travail (PST) et, dans le canton de Vaud, une section qui avait pris ce nom de Parti ouvrier et populaire (POP). Cette démarcation entre le PC et le POP ne faisait pas sens pour moi mais beaucoup insistaient dessus. J’avais pour ma part lu le fameux Manifeste du parti communiste et y avait réellement trouvé de quoi nourrir mes convictions, je m’étais renseignée sur la révolution russe. Tou·te·s les auteur·rice·s que nous adorions lire, Gides, ­Aragon, Sartre, Beauvoir et tant d’autres étaient des communistes ou leurs compagnon·ne·s de route. C’était tout un univers culturel sur lequel nous nous appuyions. Il faut aussi rappeler que dans ces années-là, Staline était mort depuis une dizaine d’années, la guerre civile russe n’était qu’un souvenir et nous avions l’impression de vraiment progresser. Il y avait plus d’ingénieures et de médecines femmes en URSS qu’aux États-Unis ! Bien sûr, par la suite, j’ai déchanté en réalisant que la condition des femmes n’avait rien d’une émancipation : elles exerçaient des professions spécialisées, certes, mais elles n’en continuaient pas moins à cumuler le travail domestique, les soins aux enfants et parfois aussi à leur mari alcoolique. À cette époque-là, je voyais surtout le rôle de l’URSS dans la solidarité internationale, le soutien aux guerres de libération, tout ce qui préparait à la mondialisation de la lutte des classes. C’était très fort. À nos yeux, le colonialisme figurait l’oppression au plus haut degré. Nous étions anticapitalistes, non pas d’abord en vertu d’une analyse économique marxiste bien assimilée, mais par anti-impérialisme. Après Alger, c’est Paris et Moscou qui devenaient pour nous les capitales de la résistance. La Suisse nous semblait étriquée, inintéressante car notre soif de découvertes englobait la culture, la pensée et les sentiments, dans un même élan. Nous étions tellement enthousiastes qu’il y avait quelque chose d’un peu religieux là-dedans, une liturgie, oui. Alors prendre parti pour l’Union soviétique, c’était facile.
Fondamentalement, nous étions nourri·e·s par cette idée de révolution. C’était quand même le but. Encore une fois, la révolution soviétique était un événement énorme. Et puis on ne savait pas. Non pas parce qu’on nous le cachait mais parce que nous n’avions pas pris la peine de nous renseigner vraiment sur qui étaient Lénine et les bolcheviques. Ce que nous apprenait cette histoire, c’était qu’il était possible de renverser un régime et de mettre à terre un système bourgeois grâce à la lutte des classes et à la mobilisation des prolétaires. Nous maniions des expressions que nous ne comprenions pas tout à fait, par exemple la « dictature du prolétariat ». Nous nous focalisions sur la « lutte avec les travailleurs » au point de mettre de côté d’autres enjeux, de les repousser à l’après-révolution, cette révolution à la fois à portée de main et très lointaine…
C’était une de nos grandes limites, notamment sur la question des femmes. Au fond, ça nous arrangeait bien que la révolution ne soit pas tout à fait pour demain, nous n’étions pas prêt·e·s, nous n’aurions pas su quoi faire et beaucoup de dirigeant·e·s non plus.
Un exemple nous fut donné en mai 1968, quand, après la révolte des étudiant·e·s, les syndicats appelèrent à la grève générale. On eut alors l’impression que tout pouvait basculer. D’autant plus que, pendant quelques jours, le Général de Gaulle, chef du gouvernement, avait mystérieusement disparu ! Je regardais les événements à la télévision en me disant que la révolution, ça pourrait être ça, ça pourrait être maintenant… Que devions-nous faire ? Nous n’étions pas préparé·e·s. Tant qu’il s’agissait d’étudiant·e·s dans les rues de Paris, ce n’était pas encore sérieux, ce n’était que des fils et des filles à papa. Mais si les ouvri·ère·s s’y mettaient… Les événements nous ont fait réaliser que tout pourrait se passer autrement que dans les livres, autrement que ce que la révolution bolchevique en Russie nous avait montré. C’était vraiment déroutant.
Concernant les femmes, j’étais déjà consciente qu’on avait du pain sur la planche. Au sein du Parti, nous avions un groupe-femme sur les questions liées aux enfants et à l’éducation mais ça n’allait pas plus loin. Il faut dire que j’avais commencé à faire de la politique avant d’avoir le droit de vote (sur le plan cantonal, c’est arrivé en 1959 mais au niveau fédéral, les femmes ont eu le droit de vote en Suisse seulement en 1971). À cette époque, les combats pour le droit de vote des femmes étaient souvent menés par des femmes de partis bourgeois. Le POP m’avait chargée de participer avec elles à un groupe de travail, ce que je fis avec quelques réticences car ces bourgeoises m’énervaient : je voulais me battre pour les ouvrières, dans les usines, pas dans des salons feutrés de la ville. Et je le leur faisais savoir ! D’un autre côté, il y avait le MLF (Mouvement de libération des femmes). Je suivais ses campagnes, mais de loin, car je restais dans le POP, rivée à cette idée que l’émancipation des femmes se ferait avec celle de tou·te·s les travailleu·se·s. La lutte devait se dérouler dans les usines et les lieux de travail, ça me semblait vraiment important de le garder à l’esprit.

Le retour aux lisières du système

Pour revenir sur mes engagements, j’ai donc été élue au Grand Conseil de 1966 jusqu’en 1980. Durant cette période, j’ai abandonné l’enseignement pour reprendre des études de psychologie dans l’idée de devenir conseillère en orientation. Mais après ces nouvelles études, j’ai mis quatre ans pour trouver un poste, en 1974 dans le canton de Vaud. J’ai compris qu’on ne voulait pas de moi à cause de mes opinions politiques. Mon « exil » à Genève a duré huit ans, entre mes études (avec un enseignement au Cycle d’orientation) et ensuite un poste de psychologue scolaire. Puis j’ai fini par dégoter un emploi à Lausanne comme conseillère en orientation. Ensuite, j’ai été de nouveau au chômage. Ça aussi, c’était le prix à payer pour mon engagement.
Une de mes premières ruptures importantes fut celle avec les trotskistes : dans le groupe qu’iels avaient formé à l’intérieur du POP, il y avait mes ami·e·s les plus proches… et iels avaient tenu des réunions secrètes sans m’en avoir jamais rien dit. Plus tard, iels m’ont donné des raisons peu crédibles… et je crois qu’iels l’ont regretté. Si j’avais été associée plus tôt, je ne sais pas vraiment ce qui se serait passé. Mais j’étais députée au Grand Conseil pour le POP et je tenais à rester loyale. De plus, j’étais gênée que ces militant·e·s soient tou·te·s des intellectuel·le·s et que leur leader, par ailleurs brillant, semble manifester un certain mépris envers le monde ouvrier. Au fond, je n’ai pas vraiment vécu le départ de ces camarades comme une rupture mais plutôt comme une trahison, un abandon. Je raconte tout ça parce que bien sûr, les engagements politiques ont aussi une large dimension amicale, les relations humaines prennent souvent le pas sur les engagements politiques. Si le désaccord avait uniquement été théorique, nous aurions été capables de débattre sur le concept de « révolution permanente » selon Léon Trotsky, sur l’installation d’un « pouvoir ouvrier vraiment démocratique » ou encore sur les « dangers du centralisme et de la bureaucratie »… mais le climat était aux jugements personnels et aux querelles de chapelle. Nous ne pouvions pas nous réconcilier.
Pendant ce temps, ce qui se déroulait en URSS était de plus en plus insupportable : 68, c’était aussi les chars à Prague. Je me suis éloignée du Parti, progressivement, mais sans rejoindre les trotskistes. Une partie du POP s’était distancée de l’Union soviétique mais ce n’était pas suffisant. Et puis à ce moment, la lutte des femmes a commencé à jouer un rôle vraiment important pour moi : je voulais autre chose, plus vite, tout de suite. Je voulais prendre en compte la lutte des classes mais pas de manière fermée, réductrice. Je voulais prendre en compte les autres rapports de pouvoir. J’étais intégrée à l’appareil du Parti, membre du comité central mais je devenais vraiment critique envers l’URSS. On me rabrouait gentiment en m’opposant « l’unité du mouvement communiste international ». Nous étions quelques contestataires rescapé·e·s de la rupture gauchiste des trotskistes à ne plus vouloir de cette voie tracée dans la répression et le sang. Nous savions que l’étiquette socialiste ne masquait plus ce pouvoir d’État dramatiquement oppresseur, aux mains d’une nomenklatura. Nous voulions inventer un autre monde, construit avec les gens et pour les gens… mais ça restait encore un conflit intérieur, un conflit larvé.
En 1978, le Parti m’a demandé d’être candidate au Conseil d’État, l’exécutif cantonal. J’ai manifesté des scrupules : je n’étais plus en phase avec ses positions. Mais on m’a répondu « Oui d’accord, mais on a besoin de toi quand même ». Je suis donc restée encore deux ans au POP : pour moi, il y avait un enjeu de loyauté, je ne pouvais pas tout lâcher comme ça.
En 1979, il y a eu l’intervention soviétique en ­Afghanistan. J’ai interpellé le comité central du Parti suisse du travail pour dénoncer la situation, en déposant une résolution pour condamner l’Union soviétique. Au vote, nous n’avons obtenu que cinq voix contre cinquante : notre résolution était donc sèchement rejetée. Ce fut le coup de grâce : en 1980, je démissionnais à la fois de mon mandat au Grand Conseil et du POP. Celles et ceux qui quittèrent le Parti en même temps que moi ne renoncèrent pas toutes et tous à l’engagement. La plupart s’impliquèrent dans d’autres combats, d’autres causes, ou les mêmes mais autrement. En été de cette année-là, Zurich « brûla » du feu des autonomes de la Rote Fabrik, juste avant que Lausanne ne s’embrase à son tour avec les manifestations de Lôzane Bouge. C’était un mouvement d’inspiration clairement libertaire pour revendiquer des centres autonomes, l’affichage libre, le droit de manifester et la suppression du fichier des homosexuel·le·s. Il fut à l’origine de nombreuses manifestations et de nombreuses actions de squat, de création de centres culturels alternatifs. Le POP ne leva pas le petit doigt pour soutenir ce mouvement de jeunes considéré comme tapageur et peu sérieux. Moi, je me sentais enfin libérée des lourdeurs de l’organisation communiste et je me rendis dans la rue tous les samedis de manifestation, non pas avec les « jeunes », mais avec un collectif de défense chargé de la médiation avec la police et les autorités. J’avais retrouvé la marge, aux lisières du système. Et jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, nous eûmes fort à faire pour soutenir celles et ceux qui tenaient la rue à Gdansk, Varsovie, Budapest ou Bucarest. Notre adhésion à ces mouvements de résistance, ces mouvements d’émancipation des pays de l’Est contre le « socialisme réel » nous épargna un douloureux sentiment de rupture. De même, ma sortie du POP en 1980 ne m’avait pas spécialement laissé de sensation de discontinuité : certes, ma loyauté me donnait l’impression d’à la fois trahir et être trahie… mais ça mûrissait depuis longtemps, parce que j’étais en contact avec des groupes actifs pour d’autres causes. Nos modèles ? Lénine ? Ben Bella ? Lumumba ? Allende ? Fidel Castro ? Lech Walęsa ? Ils avaient été déboulonnés, exécutés, destitués, renversés ou, parfois, s’étaient hélas transformés en dictateurs… Et au fond, étaient-ils vraiment des modèles ? Plutôt des porteurs d’espoir, des arpenteurs. L’important n’était pas qu’ils soient tombés mais qu’il en surgisse toujours de nouveaux. La dérive du pouvoir d’État vers les rivalités, la corruption et la violence était-elle une fatalité ? Cette question était comme une plaie ouverte. Mais si je perdais mes modèles, tous mes espoirs de paradis et de terres promises, le monde continuait quand même à me passionner. J’avais toute une bande d’ami·e·s motivé·e·s et inventi·ve·s pour m’embarquer vers de nouvelles aventures.
Cette sensation de continuité a rythmé ma vie, également entre mon implication professionnelle, quotidienne et mon engagement politique. Quand, dans ma profession, je voyais des élèves en difficulté à cause du système scolaire ou de leur milieu familial, j’appréciais de pouvoir exprimer mes critiques sur l’organisation de l’école, non pas devant elleux ou leurs parents, mais dans l’espace politique auquel j’avais accès. C’était le lieu où pouvaient se porter les débats, les polémiques ou les conflits, alors que je restais avec les élèves dans mon rôle de psychologue. Avoir des espaces pour politiser tout ça, pour aborder les choses dans leur globalité, c’était vraiment important. J’avais du mal à trouver du boulot mais quand j’en avais, ça se passait bien, je pouvais exercer ma profession et traduire en termes politiques les problèmes que je constatais.
Après mes années de chômage, j’ai été engagée comme chargée de recherche par une « commission fédérale pour une politique globale des médias ». Mon premier mandat a porté sur les relations entre le pouvoir politique et les journalistes. J’ai alors dû parcourir la Suisse pour observer ce qui se passait dans les différents cantons. J’ai ensuite eu une autre mission, concernant la formation des journalistes, puis un crédit du Fonds national pour la recherche, pour étudier le courrier des lecteur·rice·s dans différents journaux. Tout cela avec des périodes de chômage entre deux. Ces enquêtes étaient vraiment intéressantes. Un engagement politique s’enrichit de tout ce qu’on fait, de tout ce qu’on lit, de tout ce que le terrain nous renvoie.

L’Histoire ne va nulle part, seul notre présent prépare notre futur

Après avoir claqué la porte du POP, il était difficile au début des années 80 de trouver une ligne, une manière de structurer un mouvement « alternatif ». Avec des ancien·ne·s du POP et d’autres, nous avons créé ­Alternative démocratique, puis Alternative socialiste verte. Au même moment, se créait le Parti écologiste suisse, constitué des environnementalistes et des écologistes « scientifiques », si l’on peut dire. Nous, nous voulions tout, tout de suite, nous étions à la fois écolos et révolutionnaires, avec des actions directes ­non-violentes et un refus du parlementarisme… ce qui ne nous empêchait pas de nous présenter dans les parlements. Ça a donné lieu à des métaphores maraîchères amusantes : les écologistes traitaient les alternati·ve·s de « pastèques », vert·e·s en surface mais rouges de cœur. En retour, les écolos furent qualifié·e·s de « poivrons », tout·e·s vert·e·s mais creu·se·s à l’intérieur !
Le « socialisme autogestionnaire » était au centre de notre idéologie, devenue libertaire, alimentée par la méfiance que nous inspirait l’État, surtout après la démonstration désolante, bureaucratique et répressive de l’Union soviétique. Nous cherchions un style nouveau, plus direct, plus humoristique, plus ancré dans le quotidien des citoyen·ne·s et de la cité, avec des ­collectifs, dans des quartiers, contre les destructions de maisons, en organisant des parties de pétanques dans des rues pour bloquer la circulation des voitures. C’était sympa et le plus souvent inefficace, à l’exception de référendums que nous avions lancés contre des démolitions d’immeubles et pour leur rénovation douce, qui eux, furent couronnés de succès. Un autre moment particulièrement fort fut la campagne contre les Jeux olympiques à Lausanne, avec plein de jeunes très engagé·e·s et créati·ve·s et qui se solda, en 87, par une victoire, c’est-à-dire par le refus des ­Lausannoi·se·s d’organiser les JO. Ce « Comité contre la foire olympique » donna lieu à des actions très engagées et souvent pleines d’humour. Il engendra aussi des réactions assez violentes : je retrouvais ma voiture avec un pneu crevé et la batterie volée, je reçus des lettres et des appels téléphoniques de menace anonymes et une voiture tenta même un jour de me renverser… Malgré ces attaques, je garde un très bon souvenir de cette campagne. Les écologistes environnementalistes du Groupement pour la protection de l’environnement (GPE) se sont embarqué·e·s très tardivement sur le sujet et ont par la suite un peu tiré la couverture à elleux en revendiquant la victoire… mais bon.
C’est ainsi que l’écologie fit durablement irruption dans ma vie, entraînant mon éloignement de la gauche traditionnelle. Avec sa frénésie productiviste, l’Union soviétique était en passe de devenir le plus grand pollueur de la planète et il me semblait peu probable que le prolétariat, en prenant le pouvoir, serait capable d’inverser la tendance. Le dogme de la force révolutionnaire de la classe ouvrière traditionnelle avait perdu de sa force. Les mouvements de la gauche radicale,
de même que les écrits de Michel Foucault ou de Louis Althusser, et surtout d’André Gorz nous incitaient à porter notre attention vers les margin·ale·s, les prisonni·ère·s et tou·te·s les exclu·e·s. Femmes discriminées sur le marché du travail, jeunes sans emplois à leur sortie de formation, saisonni·ère·s sans droits, chômeu·se·s disqualifié·e·s… Se battre pour ces marges-là, c’était se battre pour l’émancipation de la population tout entière. L’idée d’aller vers une politisation du quotidien, proche des gens, faite d’actions décentralisées, mouvantes, multiples et dispersées, correspondait à ce que j’avais tenté d’exprimer pendant de nombreuses années chez mes camarades du Parti suisse du travail. « Vivre autrement », « réhabiliter le bonheur », étaient pour nous des slogans incarnant de véritables renversements de pensée et de perspective. Nous avions été la génération du militantisme sacrificiel, préparant dans l’austérité des lendemains radieux. Il s’agissait maintenant de mener une vie conforme à nos valeurs, en avançant avec tout ce qui fait la vie, sans compartimenter : l’action, l’émotion, les relations affectives, le travail, les enfants, la cuisine et le jardin. Il y avait là de l’utopie, de la liberté, de la joie, de la naïveté, de l’optimisme et un refus de croire plus longtemps à une finalité de l’histoire : l’Histoire n’allait nulle part, seul notre présent préparait notre futur.
Faire de l’opposition en s’impliquant dans les mouvements sociaux fut la grande affaire des alternatifs dans ces années 80. Mais ce fut une ambition pour ainsi dire « civilisée », non-violente : nous restions des enfants de chœur, des enfants de bourgeois ! Pour ma part, je ­sortais plutôt déboussolée de la vague de violence politique des années 70, la Rote Armee Fraktion allemande (RAF), les Brigades rouges italiennes, de même que les Palestinien·ne·s de « septembre noir ». Attentats à l’explosif, enlèvements et assassinats… Le Parti suisse du travail avait condamné cette dérive gauchiste. J’avais de mon côté prêté une oreille discrète aux discours de ces « activistes-criminel·le·s », ou « criminel·le·s-­activistes ». Je n’étais ni admirative, ni fascinée, mais j’y avais perçu quelques lueurs de raison. Impossible de souscrire à ces méthodes, nous les rejetions fermement, mais nous reconnaissions aussi que ces mouvements n’étaient pas nés de rien.

L’appropriation intime des motifs
de la lutte

Pendant quinze ans, entre 1984 et 2000, j’ai travaillé à l’Institut suisse de prévention de l’alcool et des toxicomanies (ISPA). Cette expérience m’a amenée à m’intéresser de manière approfondie à la situation des femmes et aux enjeux de leurs dépendances. J’avais cette intuition que les femmes n’avaient pas le même rapport que les hommes à ces dépendances. Je mis donc en place un groupe de travail regroupant des professionnelles d’autres institutions et nous avons obtenu des fonds publics pour conduire une recherche sur les dépendances au féminin. Nous avons notamment engagé une sociologue pour conduire des interviews avec les femmes. Assez vite, l’une des membres de l’équipe a dit : « Si nous interrogeons les femmes qui constituent « notre public », il faudrait nous interroger nous-mêmes, nous les professionnelles à l’intérieur du groupe ». Nous avons alors toutes pris conscience de nos propres vulnérabilités, de nos fragilités. Nous avons réalisé que nous avions toutes eu des expériences de dépendance : troubles de l’alimentation, consommation de médicaments, dépendances affectives. Il nous apparut également que, malgré nos différences d’âge, nous avions toutes été éduquées dans la culture du care[4], et que nous nous étions toutes battues pour sortir des schémas de genre traditionnels. Alors que nous proposions des espaces non-mixtes à ces femmes, aucune d’entre nous n’aurait accepté de se rendre dans des espaces entre femmes. Alors même que nous avions des âges très différents, nous avions toutes intériorisé des injonctions assez similaires, comme de prendre modèle sur nos pères et surtout pas sur nos mères… À ce moment-là, je me suis dit que j’étais féministe. Et que je ne l’étais pas vraiment auparavant. J’ai pris conscience pour moi-même de mes propres vulnérabilités. Ce détour par la réflexion sur soi m’a fait faire un grand pas. C’est à ce moment que j’ai pu dire « Je suis devenue vraiment féministe à soixante ans », après des années de militantisme pour l’égalité des droits.
En matière d’addiction, la co-dépendance des mères est une chose vraiment ahurissante. Elles vont dans la rue pour acheter la drogue pour leur fils, pour éviter qu’il ne se fasse prendre par la police. Dans les familles, quand les maris boivent, les épouses se sentent coupables parce qu’elles n’ont pas réussi à le retenir à la maison. Et de même avec leur fils. Le travail de déculpabilisation… c’est énorme. Alors qu’en général, les hommes eux, n’ont pas de telles réactions. Quand un homme a des problèmes de dépendance, sa femme reste avec lui et ne l’abandonne pas. Quand c’est au contraire la femme qui boit, généralement son mari se tire. Et souvent, si une femme commence à consommer de la drogue, c’est pour accompagner un conjoint avec l’intention de le sauver. Tout ce travail pour ne plus rejeter d’autres femmes en difficulté, des lesbiennes, ou d’autres… Cet apprentissage d’introspection m’a permis de réaliser que l’engagement doit s’accompagner d’un approfondissement, d’une appropriation intime des thèmes sur lesquels on veut se battre. Pendant toutes ces années, mon effort a donc en partie consisté à lutter contre la répression et la stigmatisation de la pauvreté et de la misère sociale, y compris sur le plan politique.
Dans le milieu professionnel de l’addiction, après l’hébétude collective des premières années du virus VIH, j’ai travaillé sur l’approche de la réduction des risques et de l’inclusion. En revenant à la politique institutionnelle, en 1998 sur le plan cantonal et en 1999 au niveau fédéral, je fus effarée du fossé qui séparait les intervenant·e·s professionnel·le·s en toxicomanie des élu·e·s bourgeois·e·s. Plus qu’un fossé, un abîme. Lors du débat sur la révision de la Loi fédérale sur les stupéfiants, j’entendis les « fumeurs de joints » se faire traiter d’épaves et les vendeurs d’assassins, surtout ceux à la peau noire…
Au moment où je faisais mes études de psychologie, la psychiatrie était déjà fortement remise en question, ainsi que l’institution hospitalière, l’asile. C’était l’époque de l’anti-psychiatrie, avec des critiques et des luttes contre les institutions psychiatriques considérées comme nuisibles, autant pour les personnes en souffrance psychique que pour l’ensemble de la société.
Dès les années 60, les conditions de vie et d’enfermement dans les asiles ainsi que les traitements imposés aux personnes considérées comme folles avaient été dénoncées, dans de nombreux pays. Ça avait donné lieu à des évolutions plus ou moins conséquentes : organisations pour la défense des patient·e·s, adoucissement et abandon de certaines méthodes, fermeture de certains établissements, etc. Je me suis largement impliquée sur ce sujet. Avec Alternative socialiste verte, nous avons organisé un grand débat public que nous voulions orienter vers la fermeture des asiles : il fallait ouvrir les portes et laisser circuler les gens. En Suisse maintenant, les hôpitaux psychiatriques sont assez ouverts, il reste cependant des hospitalisations sous contrainte mais c’est moins souvent et surtout pour des durées moins longues.
Concernant les prisons, je suis toujours activement engagée. En 2007, la révision totale de la partie générale du Code pénal suisse est entrée en vigueur. Cette nouvelle loi a introduit des mesures de « sécurité » sous la forme de thérapies institutionnelles en milieu fermé, éventuellement ambulatoires et des mesures d’internement. Les thérapies se déroulent en principe pendant l’exécution de la peine mais elles peuvent durer cinq ans, et être prolongées de cinq ans en cinq ans si le résultat n’est pas considéré comme satisfaisant. Leur durée peut donc être plus longue que la peine de prison prononcée par le·a juge. Quant aux internements, ils sont exécutés après l’exécution de la peine et sont de durée indéterminée. C’est vraiment problématique. En 2011, nous avons créé un groupe de travail qui s’appelle Infoprisons, qui diffuse des informations critiques sur ces mesures et sur les sanctions pénales en général. Nous adoptons des positions critiques sur la prison, sans être un groupe militant.
Je m’étais depuis longtemps écartée des mandats politiques quand, en 1997, nous avons réalisé la fusion entre Alternative socialiste verte et les Verts. Ce rapprochement a eu pour conséquence que j’ai renoué avec le parlementarisme. En 1998, j’ai été élue sur la liste des Verts au Grand Conseil vaudois, puis en 1999 au Conseil national. Ce n’était pas vraiment mon projet ! Mais j’ai abordé ces mandats de façon différente, probablement à cause de ma nouvelle conscience féministe. Ce changement s’est peut-être manifesté par une plus grande place laissée à l’émotionnel. On reproche souvent aux femmes d’être trop dans l’émotion. À mon sens, ce n’est pas un défaut en politique. Il faut garder sa capacité à s’indigner ! Bon, dans l’ensemble, les hommes sont formatés pour être plus distants, plus arrogants, plus affirmatifs. J’ai réalisé que les femmes, en politique, travaillaient différemment et généralement davantage que les hommes. Bref, j’ai vu les choses différemment. Ce qui était toujours là, c’était ce doute intime, la sensation de ne pas être à la hauteur, d’être dans l’imposture. La dimension personnelle du doute était vraiment lourde. Bien plus qu’un doute, c’était une insécurité intérieure profonde. Et cette difficulté m’est aussi apparue dans sa dimension collective, parce que les femmes laissaient plus souvent paraître leurs fragilités. Le saut entre ce que j’avais fait, les postures que j’avais tenues jusqu’en 1999 et ce qui s’est passé après… ce fut immense. Le Conseil national ­représentait un niveau d’exigences beaucoup plus grand. Alors arriver à ce moment-là dans ce monde-là… ça ne m’aidait pas beaucoup à surmonter le doute, et ça me fragilisait encore face à l’ampleur de la tâche à accomplir. Bien sûr, j’ai fini par me rendre compte que je ne faisais pas moins bien que les autres. Mais c’était une telle charge émotionnelle qu’aujourd’hui encore, dès que je retourne à Berne, la capitale fédérale où siège le Conseil national, je ressens à nouveau ce poids. Au fond, je dirais que ma prise de conscience féministe a aiguisé mes perceptions du monde politique, tout en me donnant les moyens d’agir. Pour les élections fédérales, nous avons formé une liste constituée uniquement de femmes. L’une d’entre elle m’a particulièrement impressionnée par la vigueur avec laquelle elle rejetait l’idée de victimisation des femmes : nous ne voulons pas être des victimes ! Victimisation, ne veut pas dire que nous nous sentons victimes mais que les autres nous traitent comme des victimes. Bien sûr, on peut vivre des choses très dures et s’en dire victimes. Mais refuser que les autres nous voient comme faibles et passives, empêcher qu’on nous enferme dans des clichés fragilisants, c’est une posture qui m’a marquée.
Des féministes comme Elsa Dorlin appellent aujourd’hui à recréer une mythologie féministe de la « puissance d’agir », de la « puissance de résister », des femmes et de toutes les minorités. Que des hommes parfaitement rétrogrades osent se poser en défenseurs des droits des femmes par pur opportunisme politique, ça me scandalise. J’ai devant les yeux l’image de femmes qui se sont battues et se battent encore, militairement, avec des armes ou avec la seule force de leur courage : des Cubaines, des Vietnamiennes, des Algériennes, des Afghanes, des Kurdes. J’en ai rencontré qui disaient lutter contre trois ennemis : les envahisseurs, les intégristes et les hommes. Non pas les hommes en tant que mâles mais en tant que dominateurs. Elles m’ont laissée admirative et tremblante. Admirative face à cet engagement si déterminé, persistant, cohérent contre la violence des guerres. Tremblante à cause des risques de viols et des menaces de tortures. La réalité de ces luttes m’a fait douter de nombreuses fois de mon engagement, comme s’il n’était que théorique en comparaison de celles qui tiennent ferme devant des fusils et des chars. Il est facile d’avoir le courage de ses opinions lorsqu’on ne risque que des lettres anonymes, des insultes tellement grossières qu’on ne les prend pas au sérieux, des menaces si excessives qu’elles ne font peur qu’un jour ou deux.
Plus récemment, je me suis impliquée dans les débats féministes ou pseudo-féministes autour de la différence ou de la complémentarité entre les sexes. Les positions égalitaristes d’Élisabeth Badinter, par exemple, ne m’ont pas convaincue : elle rejette brutalement la tendance de certaines femmes à se rapprocher d’une forme d’écoféminisme, ce qu’elle voit comme une sacralisation de la nature, comme si l’écologie se réduisait à une simple chapelle New Age. Son ironie constante à l’égard de l’écologie relève du déni, voire d’une complicité avec un système économique qui encourage les femmes à devenir les championnes du prêt-à-porter, du prêt-à-nourrir, langer, cuisiner, jeter, bref, d’une émancipation dictée par les lois du marché. Je trouve dans l’écoféminisme des perspectives plus intéressantes. L’écologie ne se résume pas à l’environnement, à la protection des paysages, des espèces et de la biodiversité. Elle trouve son sens dans l’interrelation avec l’écosystème, dans la recherche de la préservation des équilibres. Elle n’est donc pas essentialiste, au sens de la préservation des espèces en tant que telles, mais relationnelle et adaptative. Elle se fonde sur un certain nombre d’éléments qui sont à la base du développement durable : la globalité, le long terme, la solidarité, la qualité ou le principe de précaution. Et ce sont des valeurs auxquelles les femmes adhèrent plus spontanément, de par leur éducation et leur expérience de vie. D’où cette tendance à moins compartimenter nos existences, à les envisager dans leur globalité, à inclure l’environnement dans notre vision de la vie. Dans ce sens, être « différente » ne me choque pas, surtout si ces particularités sont utiles pour impulser une transition vers une société plus coopérative, capable de se soustraire à la domination des valeurs masculines de performance et de compétition, des valeurs puisées dans l’univers technique des sociétés industrielles.

S’agiter, creuser, bâtir

Aujourd’hui, il y a des Verts de gauche et d’autres plus libéraux·ales… Mais je crois pouvoir dire que c’est une famille dans laquelle je me sens plutôt bien. Si je mets en balance l’engagement politique sage et raisonnable des Verts, face à des postures plus révolutionnaires ou à des actions concrètes sur le terrain, je finis toujours par conclure qu’aucun de ces mondes n’est vraiment plus efficace que les autres. Militer pour une révolution qui surviendra peut-être dans dix ans mais aussi bien dans cent ans… ou militer avec une action symbolique, par exemple, contre les voitures en ville, ce sont des formes d’action qui ne sont pas forcément ­incompatibles.
Les partis, en recherche de pouvoir et de respectabilité, consacrent désormais leurs efforts à la gestion du probable plutôt qu’au changement de société et les Verts ne sont pas différents. Le plus souvent, ce sont des collectifs hors partis qui occupent l’espace public, pour la défense du droit d’asile, des droits humains, contre le nucléaire… Partout, des gens s’agitent, creusent, bâtissent. Iels fondent des comités, s’organisent, tiennent le coup. Mais sans vision d’ensemble. Plus les groupes sont faibles, plus ils sont motivés et inventifs. Mais plus ils manquent aussi de moyens pour se faire entendre. Les groupuscules, parfois menacés par une forme d’intransigeance, trouvent rapidement leurs limites : sans moyens d’actions d’envergure susceptibles de créer un rapport de force prolongé, il ne faut pas longtemps avant qu’ils disparaissent ou qu’ils acceptent les concessions nécessaires à une intégration dans le système institutionnel. Alors comment faire pour que les choses changent ? Avec ce thème de l’effondrement global qui est très à la mode en ce moment, je me dis qu’on devrait peut-être se concentrer sur le jour d’après l’effondrement. Ce n’est pas vraiment un programme politique populaire mais, blague à part, si les communautés actives sur le terrain se trouvaient en conjonction avec celles et ceux qui en font la traduction en politique, je pense qu’il y aurait une possibilité de changement. Il ne faut pas que les gens se regardent en chiens de faïence, ni en chiens de bataille.
Ce qui me paraît important, c’est de faire des allers-retours entre les engagements sociaux, sur le terrain, et la politique institutionnelle. Il y a des ­parlementaires qui s’y efforcent mais s’iels s’accrochent à leur place toute leur vie, ça ne peut pas fonctionner :
à la longue, iels rentrent dans des logiques de cumul des mandats, iels se coupent de la population… Les parlementaires devraient redevenir militant·e·s. Adhérer à un parti politique donne des perspectives plus globales que d’être seulement dans une association avec un objet précis. Il faudrait aussi que les gens qui sont sur le terrain, dans des actions locales concrètes arrivent à mieux se structurer qu’iels ne le font aujourd’hui et à opérer une jonction avec les autres niveaux de la politique. C’est ce qu’on aurait pu attendre de mouvements comme les Indigné·e·s, Podemos, Nuit Debout, Occupy Wall Street ou les Gilets Jaunes… Ces mouvements créent de l’espoir, parviennent à semer un certain chaos mais ça ne dure qu’un temps… Et ça renaît ailleurs, toujours si peu structuré… Les optimistes pensent que les projets alternatifs pourraient progressivement grignoter la société capitaliste et la faire basculer. Les pessimistes disent que s’extraire du capitalisme lui permet de prospérer sans être dérangé·e… Je n’ai pas de réponse.
La question du climat est aussi un sujet à propos duquel il y a de quoi désespérer. Je suis plutôt partisane de la décroissance mais ça ne peut pas suffire à couler le grand bateau du néo-capitalisme… Alors il nous reste à nous réjouir de la perspective de l’effondrement, mais en développant l’imaginaire de l’après, d’autres choses, sans nous déconnecter du réel, du possible. Le mouvement anti-mondialisation du début des années 2000 et encore plus, le printemps arabe de 2011 ont suscité tellement d’espoirs… Des pessimistes diront « Et puis quoi ? L’Égypte est maintenant dans une situation ­tellement catastrophique… Et la Libye ? Et la Syrie ?… Regardez comment Napoléon a établi un empire après la Révolution française… Et à partir des années 80, l’individualisme néolibéral a tout aplati… Autant ne pas faire la révolution ». Mais ce n’est pas mon avis. J’ai eu récemment des nouvelles du Burkina Faso et je peux dire que je suis avec intérêt ce que certain·e·s y font, ainsi qu’au Congo… C’est vraiment fragile mais tout de même.
Pour transmettre tout ça, j’ai eu la possibilité, le luxe même, de pouvoir écrire, alors j’ai essayé de raconter tout ce cheminement dans un livre[5]. Dans un premier temps, je n’avais pas utilisé une seule fois le mot « je ». Je me contentais d’écrire « on » ou « nous ». Mon éditeur m’a dit que c’était ridicule. Je voulais écrire un essai de manière plus ou moins théorique. Mais je ne suis pas théoricienne. Alors j’ai réalisé que ma subjectivité était ma légitimité. Dire « je » rendait les choses plus vivantes, même si ça me donnait l’impression que c’était juste des opinions. Parce qu’au fond, tout ce que je raconte est lié à un contexte, à un parcours, à une manière de construire des points de vue, d’articuler des perspectives politiques avec la réalité du monde dans lequel on vit. Et c’est ça qui donne du relief à nos pensées, qui en fait des expériences partageables.
L’interview d’Anne-Catherine a été réalisé à Lavaux (Suisse) en décembre 2018 avec Fanny et Aude.

[1] Conseil national : chambre basse de ­l’Assemblée fédérale suisse, renouvelée tous les quatre ans, ­équivalent de l’Assemblée nationale en France, ­composée de 200 parlementaires.

[2] Grand Conseil : parlement à l’échelle cantonale, composé de 150 parlementaires élu·e·s pour cinq ans. Sur le canton de Vaud, il y a environ 1 200 élect·rice·s pour un·e parlementaire.

[3] Grève générale de 1918 en Suisse : à l’automne 1918, à l’approche du premier anniversaire de la révolution d’Octobre, et craignant que des manifestations spontanées fassent « passer la Suisse au bolchevisme », le Conseil fédéral (le gouvernement suisse) ordonne l’occupation militaire de Zurich ; le comité d’Olten qui regroupe les forces politiques et syndicales du socialisme suisse, répond alors par une grève générale contre la « dictature des sabres » suivie par 250 000 ouvrièr·e·s et employé·e·s des différents secteurs, tandis que près de 100 000 soldats sont déployés à travers le pays et brisent la grève. Cette grève générale est souvent considérée comme l’événement qui a fait trembler la bourgeoisie suisse.

[4] Care : terme anglais repris comme concept pour englober les notions de soin, de souci, de proximité, d’attention à autrui, afin de visibiliser le travail de care (to take care), c’est-à-dire le fait que des personnes, très majoritairement des femmes, s’occupent des autres, s’en soucient et veillent ainsi au fonctionnement ordinaire du monde dans le cadre domestique et quotidien, et donc le plus souvent tenu pour secondaire, invisible, non-payé.

[5] Mourir Debout, soixante ans d’engagement politique, Anne-Catherine Menétrey, Éditions d’en bas, 2018, 450 p. Avec l’accord de l’autrice, certains passages de cet entretien ont été prolongés en s’appuyant sur cet ouvrage.

On avait des rêves,
on savait où
on voulait aller

Marisa, Italie – Besançon / France

Être anarchiste n’était pas si abominable

Je suis née en 1947. Je viens de Calabre, au sud de l’Italie. C’est une région très pauvre, qui a toujours connu l’émigration. Mes parents étaient maître·sse·s d’école. Mon père était plutôt de gauche, un socialiste humaniste. Il avait d’abord été au PSI (Parti socialiste italien) avant de passer au PSUIP (une scission à la gauche du Parti socialiste). Malgré cela, mes frères et sœurs ne sont pas du tout devenu·e·s comme moi. Contrairement à elles et eux, je me rebellais beaucoup, j’étais toujours à tirer dans le tas. Peut-être aussi que je me posais plus de questions… Je ne sais pas. Je sais juste que j’étais comme ça, il y avait des choses face auxquelles je me disais « C’est pas juste ».
Comme ma mère travaillait, on avait une femme à la maison pour aider aux travaux ménagers. Elle venait de Sicile et ne savait pas lire. Ce qu’elle me racontait sur sa vie m’a énormément marquée. Avant de venir chez nous, elle avait travaillé chez des gens riches mais le mari avait voulu la violer, alors elle s’était enfuie. Il l’avait ensuite accusée d’être une voleuse, après avoir dissimulé de l’or dans son tiroir… Tout en bossant chez nous, elle continuait à faire des ménages dans d’autres familles riches. Elle les servait mais ne mangeait jamais à leur table, elle devait débarrasser puis manger chez elle. Ça, ça m’avait vraiment choquée.
Pour moi, le premier engagement politique, ça a été à la toute fin du lycée, en 1960. J’avais toujours beaucoup lu et j’avais un ami dont le père était anarchiste et libraire. Quand cet ami mourut, son fils vendit tous ses livres pour pas cher et c’est là que je tombais sur Dieu et l’État, de Bakounine. Ce fut une révélation, je me dis alors « Lui, il pense comme moi ». Avec mon père, nous discutions souvent de la capacité des gens à s’organiser et, en général, nous finissions par nous engueuler sur l’idée de « dictature du prolétariat », que j’avais découverte dans ses bouquins sur Lénine ou Marx. Je pensais qu’il fallait s’organiser encore autrement. Quand nous nous disputions, il me disait « tu es anarchiste, avec toi on ne peut pas parler ». Mais moi, à la base, je ne savais pas qui c’étaient, les anarchistes. Il y avait bien eu un groupe là où je vivais pendant un moment, mais c’était fini, il n’y avait plus personne. Alors moi, « les anarchistes », ça ne me disait rien. Je saisissais juste que c’était très négatif, que j’étais quelque chose d’abominable… mais lire Bakounine cette année-là me fit réaliser qu’être anarchiste, c’était bien !
Quand je suis allée étudier l’architecture à l’Université de Florence, en 1966, j’ai donc cherché des anarchistes avec lesquel·le·s militer. J’ai d’abord rencontré un premier groupe. C’était des plateformistes, c’est-à-dire une branche anarchiste inspirée par Makhno et Archinov qui, suite à la Révolution russe, appelaient à une organisation plus rigide, plus communiste dans sa forme. Mais après plusieurs mois passés en leur sein, on continuait à me tester, à me demander si je connaissais bien Bakounine, Malatesta, etc., pour s’assurer que j’étais une bonne militante… et je n’en pouvais plus. Je me suis confiée à un copain qui lui, vendait ­Umanità Nuova, le journal de la fédération anarchiste, et qui parla de moi à un autre groupe, le groupe Durruti. Je me rendis à une réunion. Il y avait toute sorte de gens, Faile, un ouvrier qui travaillait dans les mines de marbre à Carrare, Gino Cerrito, un professeur d’université… Il y avait des militant·e·s beaucoup plus jeunes que nous, mais aussi des copains qui militaient depuis longtemps. Je m’y sentis vraiment plus à l’aise, ça correspondait bien mieux à ce que j’étais.

Ça ne s’arrêtait jamais

Je suis restée cinq ans dans le groupe Durruti. Cinq années très difficiles parce que, même pour coller des affiches, tu avais les fachos au cul tout le temps. C’était très très compliqué. La tension sociale était omniprésente, intense. Le pouvoir italien était vraiment instable. Pendant cette période, il y eut plusieurs tentatives de coup d’État de fascistes, en lien avec des officiers militaires et des agents des services secrets. Lors du premier, j’étais à la cantine scolaire de l’université. Des copains avaient déboulé dans la cantine en criant « Arrêtez tout ! Il y a eu un coup d’État ! » Mais il était stupide de rester là à bloquer la cantine universitaire, alors nous étions sorti·e·s… Une autre fois, des copains de la Croix Noire de Rome m’avaient appelée pour prévenir : « Ne dormez pas chez vous cette nuit. » Il se passait de nouveau quelque chose du côté du pouvoir, on risquait de se faire rafler. Nous avions alors fait une réunion en urgence pour décider qu’effectivement, on ne dormirait pas chez nous. Alors que nous étions en train de discuter, des membres des Jeunesses communistes, qui en général ne nous aimaient pas trop, avaient débarqué. Tous leurs dirigeants étaient partis, il n’y avait plus personne et alors iels nous avaient demandé « on fait quoi, nous ? ». Sans tête, iels étaient perdu·e·s…
Comme tout le monde, je militais donc à l’université. J’empêchais la reprise des cours, je participais aux assemblées toutes les cinq minutes… parce que l’université était plus souvent occupée qu’ouverte ! À cette époque, en Italie, les discussions étaient permanentes, ça ne s’arrêtait jamais, on débattait de tout, de ce qu’on vivait, de comment on analysait les choses, de ce qu’on pouvait faire. Je serais bien incapable aujourd’hui de décrire ce qu’on faisait tellement c’était foisonnant et continu. C’était du militantisme politique. La formation théorique et la connaissance des penseu·se·s anarchistes, elle, se faisaient plus individuellement.
Une de nos activités vraiment importante consistait à aider les femmes à avorter clandestinement. Pour ça, on louait des maisons où les médecin·e·s et infirmièr·e·s pouvaient pratiquer discrètement, sur leur temps libre. Il était impossible d’y rester longtemps sans se faire repérer alors il fallait régulièrement déménager. Moi, j’avais le même rôle que beaucoup d’autres copines féministes : aider ces femmes, faire passer l’info, parfois les suivre, rester à leurs côtés, parce qu’avorter n’est jamais anodin. Aujourd’hui on n’accompagne plus les femmes qui avortent mais à l’époque, on savait que c’était un acte souvent lourd à porter.
Quand nous avons monté notre premier groupe féministe, nous nous sommes tout de suite posé la question de la mixité. Les hommes autour de nous avaient l’habitude de prendre la parole, de parler en public. Nous avions besoin d’un espace à nous, pour sortir du rôle dans lequel nous étions trop souvent cantonées. Dans ces années-là, les femmes étaient bien coincées dans le carcan familial. Elles étaient vraiment tenues en laisse, de plein de manières. Nous avions besoin d’espaces où oser prendre la parole, parler en public, nous exprimer tranquillement, sans tous ces hommes qui savaient déjà s’exprimer. Contrairement à aujourd’hui, nos groupes n’étaient pas ouverts aux personnes trans. Nous ne nous positionnions pas spécialement contre mais nous voulions discuter entre femmes qui avions subi l’oppression de l’éducation féminine. Même si les femmes trans ne se sentaient pas dans un rôle masculin, pour nous, leur éducation était masculine alors elles n’y avaient pas leur place.
Il y avait bien sûr des clashs entre nous. Moi, par exemple, je ne supportais pas l’inversion systématique des rôles. Quand des copines m’invitaient à manger chez elles et que c’était leur mec qui cuisinaient, qu’elles mettaient les pieds sous la table et lisaient le journal, je trouvais ça insupportable. Dire « on nous l’a fait pendant des siècles donc on va le faire subir pendant des siècles », ça n’était pas une position acceptable pour moi. On avait des discussions sur tout, on s’engueulait beaucoup, ça ne s’arrêtait jamais.

La joie de dire « c’est moi qui décide »

Tout ce début des années 70 en Italie, ce fut une période de grande joie. Tu risquais beaucoup, parce que les manifs n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui, là où j’habite à Besançon : la police italienne à ce moment-là, c’était clairement une police fasciste. Mais malgré cela, c’était vraiment la joie qui nous animait, la joie de dire « c’est moi qui décide », de ­penser ensemble, de faire, d’expérimenter. On cherchait à changer fondamentalement les choses.
À cette époque en Italie, la différence entre le nord et le sud était très marquée. Au sud il n’y avait rien, pas d’industrie, peu d’universités. Beaucoup de jeunes émigraient au nord pour trouver du travail. Iels se faisaient massivement embaucher dans les usines. C’était des jeunes plus « ribbellistes », comme on disait, moins attaché·e·s à l’idée du syndicat, réfractaires à l’encadrement. Et bien sûr, leur arrivée créait une vraie effervescence dans les usines. Et ça permettait aussi au mouvement anarchiste de retrouver du sang neuf, alors qu’avant 68 il était un peu stagnant. Je dis « 68 » mais il ne faut pas oublier qu’en Italie, c’est un 68 qui a duré dix ans, qui a ouvert une période de grèves incroyablement longue. Ça a été l’éclosion de beaucoup de choses…
Les groupes politiques étaient très actifs. Il y avait Potere Operaio par exemple, un groupe marxiste bien cadré, rigide dans ses formes d’organisation. Leurs premières actions étaient très spectaculaires mais largement acceptées. Par exemple, iels avaient attaché le patron au portail d’entrée de l’usine de la Fiat au petit matin. Les ouvri·ère·s, loin de le libérer, lui avaient craché dessus. Ça s’était très bien passé !
Il y avait aussi les Brigades rouges qui étaient communistes, pas anarchistes. Elles aussi faisaient beaucoup d’actions et à un moment, elles étaient passées à une organisation clandestine armée, beaucoup plus hiérarchisée.
Quand les actions ont commencé à être armées, ça a créé de grandes cassures, des ruptures avec le mouvement ouvrier et certains autres groupes. Il y avait deux tendances, celle qui voulait construire le mouvement et celle qui espérait que les actions armées pousseraient à la révolution. Moi, j’ai toujours dit aux camarades qui choisissaient la lutte armée : « Je ne veux être l’avant-garde de personne. » Ça ne rentrait pas dans ma logique. Alors, après 72, j’ai préféré rentrer avec mon diplôme sous le bras. J’ai quitté Florence en me disant qu’il y avait besoin de monde en Calabre. J’ai fait ce choix alors que l’université venait de me proposer un poste en sciences de l’urbanisme, qui correspondait tout à fait à mes études. Ils essayaient toujours de te récupérer comme ils pouvaient…

Lutter comme une manière d’être

De retour en Calabre en 1972, avec un groupe de très jeunes gens, nous avons formé un collectif qui a fait des petits, peu à peu, partout dans la région. On l’a appelé Ionico, parce qu’il longeait la mer ionienne. Il y en avait dans presque toutes les villes de la pointe jusqu’en Sicile, et ça a duré plusieurs années.
Avec ce collectif, nous avons par exemple participé à une grosse lutte dans une usine de ciment qui devait fermer. On a occupé l’usine, dénoncé dans toute la ville ce qui se passait et on est allé·e·s au tribunal poursuivre les patrons qui voulaient licencier. On a utilisé tous les moyens possibles et iels n’ont finalement licencié personne ! On faisait avec les gens, par le biais d’assemblées populaires larges qu’on organisait ensemble, avec les ouvri·ère·s qu’on connaissait le mieux. On allait aussi au conseil municipal pour bloquer les décisions auxquelles les gens étaient opposé·e·s. On a réussi des choses vraiment intéressantes, par exemple pour que les étudiant·e·s n’aient pas à payer le train : on avait fabriqué des petits bons qui stipulaient qu’iels pouvaient voyager gratuitement, juste comme ça. On avait écrit dessus les raisons pour lesquelles le train devait être gratuit. Une autre technique, c’était, au moment où les contrôleurs arrivaient, de tirer l’alarme du train pour les empêcher de distribuer des amendes.
Les autoréductions, c’est-à-dire le fait d’imposer soi-même une baisse du prix sur un produit ou un service auquel on estime devoir accéder, étaient très répandues. Elles pouvaient être impulsées par des collectifs organisés comme le nôtre pour les voyages en train, mais aussi se faire de manière non revendiquée, comme pour l’eau et l’électricité. Des familles refusaient simplement de payer, dans ce climat social agité, où la volonté de changement était largement partagée. C’était la première fois que s’exprimaient autant d’organisations politiques, autonomes des partis et soutenues par énormément de gens.
Dans notre ville, il y avait une rue qui n’était pas du tout entretenue, impraticable chaque fois qu’il pleuvait. Les gens qui vivaient dans le quartier n’en pouvaient plus. Pour exiger sa remise en état, on avait décidé de la bloquer complètement. On savait que ça dérangerait, parce que les mafiosi prenaient cette route pour aller chercher les oranges. Pour bloquer, des femmes se sont mises avec leurs chaises tout le long de la rue et elles ont commencé à faire leur tricot. Quand les mafiosi sont arrivés, j’allais partir devant pour leur parler mais la mère d’un copain m’a arrêtée : « Toi, tu ne parles pas, c’est moi qui vais parler », tout ça pour me protéger.
Au final, elles ont tenu et ils ne sont pas passés. Après ce blocage, la Mairie a refait la route !
À cette époque-là en Calabre, c’était dangereux d’être anarchiste parce que tout se mêlait : la mafia, les fascistes, la police. Comme je l’ai déjà dit, pour coller des affiches, il fallait être nombreu·se·s : un groupe qui faisait le gué, un groupe qui collait. Un jour, la police nous a embarqué·e·s au commissariat à trois heures du matin. J’ai insisté pour qu’ils prennent les affiches et nous laissent partir mais les flics ont répondu : « Non non, on vous garde ici toute la nuit, parce qu’il y a les autres qui vous cherchent ». Les autres, c’était les ’Ndranghetistes, la mafia de Calabre. Je me souviens de la première fois où je suis allée à une manif dans une ville plus au nord. J’ai vu les copains qui collaient les affiches en plein jour, tranquilles, pendant la manif et je me suis dit « Mais ils sont fous ! »
On avait un copain de Calabre, Casile, qui avait fait toute une recherche sur les liens entre la mafia et la vente d’armes. Le jour où il est allé à Rome remettre son enquête, un camion l’a écrasé et il en est mort. On n’a jamais su d’où était arrivé le véhicule et on n’a pas retrouvé son enquête. C’était évident, ils l’avaient tué. Et il n’y a jamais eu de suites…
Ce qui nous a sans doute sauvé·e·s, c’est le fait que les ’Ndranghetistes se soient rendu compte trop tard de notre dangerosité, à un moment où nous étions déjà trop enraciné·e·s dans la région pour qu’ils puissent agir largement.
Quant aux fascistes, nous allions de temps en temps les prendre en photo en cachette, pendant leurs réunions, pour savoir qui s’y rendait. Toutes ces années,
il y avait beaucoup d’attentats clairement orchestrés par l’État italien, la CIA et les fascistes. Ils avaient peur que la situation politique ne porte les Rouges au pouvoir, comme ils disaient. Alors, les services secrets italiens et américains avaient mis en place ce qu’on a appelé plus tard la stratégie de la tension. Ça a commencé en 1969 avec la bombe de Piazza Fontana à Milan, suivie de l’arrestation et de la défenestration de l’anarchiste Pinelli. Ils avaient tout de suite pris pour cible les anarchistes. Du jour au lendemain, ta voisine de palier ne te disait plus bonjour et te regardait terrorisée en pensant que tu étais anarchiste. Nous, on a tout de suite compris les manigances de l’État. Mais le Parti communiste, sans doute parce qu’il était déjà fragilisé, bien qu’encore majoritaire, a mis du temps à dénoncer ce qui se passait, toutes ces bombes qui explosaient dans les gares et sur les places, et les anarchistes arrêté·e·s massivement à tort.
Malgré toute cette tension, il était inconcevable pour moi de cesser la lutte, parce que cet idéal anarchiste, n’était pas seulement une idée. C’était une manière d’être, de vivre. Donc qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? Te suicider ? J’étais convaincue du sens de ce que nous faisions, convaincue que le système n’était pas bon du tout.

Tu t’appelleras comme ça et là,
on va à Venise…

À l’université, j’avais rencontré mon mari. Il participait lui aussi au collectif Ionico de Sederno. On a eu une fille ensemble, A. Je maintenais malgré cela mon implication politique, ça ne changeait rien, j’amenais ma petite avec moi dans les réunions, ça ne modifiait pas du tout mon engagement. Par contre, ça a beaucoup changé le rapport à mon mari… parce qu’il n’assumait rien. Ça a vraiment contribué à ce que je veuille le quitter. Je n’avais plus confiance en lui, je disais à mes ami·e·s : « Il est tout sauf anarchiste ! » Je lui ai dit que je voulais divorcer mais lui, s’y refusait. À cette époque, il y avait très peu de situations où le divorce était acceptable. Et le problème, c’était qu’il y avait ma fille au milieu de tout ça. Son père ne s’était jamais beaucoup intéressé à elle mais bon, il avait voulu être père… Et un jour, elle avait cinq ans, il est parti avec elle sans laisser de trace. Je me suis lancée à leur recherche, j’ai tourné partout en Calabre. Quand j’ai enfin découvert où iels se cachaient et que je m’y suis rendue, iels étaient déjà reparti·e·s ailleurs. Six mois plus tard il est finalement rentré à la maison avec elle et m’a dit : « Retiens bien ça, je peux te refaire le coup quand je veux ».
Chaque fois que le juge en charge du divorce ouvrait notre dossier, il en sortait des informations me concernant dont je ne lui avais bien sûr jamais parlé, comme des articles de presse sur des actions politiques auxquelles j’avais participé. Une mère anarchiste ne pouvait pas être une bonne mère ! En tout cas, va essayer de convaincre le juge du contraire… Alors un jour, j’ai décidé de faire mes affaires et de partir avec ma fille. C’était en 1984.
Des camarades m’ont proposé d’aller vivre dans la montagne à côté de Carrare, là où il y avait des groupes anarchistes. Mais avec une gamine de cinq ans, je ne pouvais pas. Alors iels ont demandé à d’autres ami·e·s en France, à Besançon. C’était des personnes qui venaient souvent et qu’iels connaissaient bien… Et qui ont accepté.
Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone de Carrare m’expliquant exactement quel train prendre et à quelle heure. Mes papiers d’identité étaient périmés et pour les refaire, j’aurais dû passer par mon mari. Alors j’ai pris les papiers d’une copine qui avait une fille presque du même âge que A. Comme sa fille s’appelait autrement, il fallait jouer avec A. et lui dire : « Tu t’appelles comme ça et là, on va à Venise ».
Nous sommes finalement arrivées à Besançon. J’ai d’abord habité chez deux camarades qui n’avaient pas d’enfant. Ce n’était pas toujours évident mais je n’ai jamais regretté d’être venue ici. J’ai rencontré des personnes qui sont devenues des ami·e·s, avec qui nous partageons une manière de voir les choses. C’est vachement important : nous n’avons jamais eu de gros problèmes entre nous depuis toutes ces années.
Je garde aussi des liens avec les compagnon·ne·s de Calabre qui m’appellent souvent. J’ai de très bons rapports avec celles et ceux qui sont encore vivant·e·s, surtout avec celles et ceux avec qui nous avons partagé un engagement fort : nous parlons toujours le même langage, après toutes ces années. C’est comme si nous nous étions vu·e·s hier. Certain·e·s ont lâché leurs engagements politiques, d’autres sont allé·e·s au Parti communiste italien parce qu’il y avait des places à prendre… Mais je sens que la majorité reste libertaire idéologiquement, même s’iels ne font plus rien et que c’est loin maintenant.

Tout semble bouché et pourtant…

Aujourd’hui, quand on me demande comment je suis arrivée ici, quand les gens veulent savoir, je raconte cette histoire. Mais je ne la raconte pas comme ça, je le fais seulement s’il y a de l’intérêt. Je garde en tête que plus jeune, ça a été fondamental pour moi de rencontrer des personnes qui avaient fait la révolution espagnole, iels m’ont largement inspirée. De la même manière, je me dis qu’il faut continuer à se former et informer les autres dans l’échange, avec et au-delà de nos expériences singulières. Et c’est ce que je vis aujourd’hui avec les nouvelles générations militantes.
Quand je raconte tout ça à des copines plus jeunes, j’explique que c’étaient nos choix à ce moment-là. On a sans doute fait des erreurs, ça nous a bien plombé·e·s, mais nous avons fait ce que nous pouvions, avec nos limites, pour essayer d’œuvrer à un monde meilleur.
Une fois à Besançon, j’ai participé à plusieurs groupes féministes, dont les Sorcières sans frontières, dans les années 80. Nous faisions des actions autour de l’avortement, pour la contraception libre et gratuite, etc. Il y avait d’autres groupes, comme Solidarité Femmes mais nous, nous étions plus autonomes des partis et des syndicats, nous décidions toutes ensemble, au consensus.
Dans les années 90, nous nous sommes impliqué·e·s pour soutenir des personnes victimes de la guerre en Yougoslavie. Nous sommes parvenu·e·s à affréter un camion avec des médicaments pour la Bosnie et nous avons accueilli une copine serbe venue se réfugier à Besançon.
Nous avons aussi aidé à créer des ateliers en Algérie pour des femmes, parce que nous avions des contacts avec des copines algériennes féministes.
Et jusqu’à récemment, je faisais partie du GAF, le Groupe d’Actions Féministes de Besançon. Mais c’est terminé, à cause de dissensions internes. Nous étions peu nombreu·se·s mais ce que j’appréciais particulièrement, c’était les grandes différences d’âge entre nous.
Les échanges au sein des groupes féministes dont j’ai fait partie me font énormément évoluer parce qu’il y a beaucoup de thématiques auxquelles je n’étais pas du tout confrontée à l’époque.
Déjà, c’était plus binaire, d’un côté les hommes, de l’autre les femmes. On savait qu’il y avait des personnes transgenres mais le « genre » en tant que concept n’existait pas. On dénonçait par exemple la distinction fabriquée par l’éducation, entre le féminin et le masculin mais on ne pensait pas en termes de « genre ». Il faut dire que la société d’avant 68 était vraiment verrouillée et, pour nous, c’était déjà un pas énorme de se définir comme féministes. C’est l’évolution sociale et surtout le courage de beaucoup de personnes qui a fait émerger le « genre » comme concept et qui fait qu’on en est là aujourd’hui. Même si cette notion est nouvelle dans mon approche féministe elle est devenue très importante pour moi. Aujourd’hui, je vois l’intérêt de discuter avec des personnes qui ont subi une éducation masculine et ne s’y identifient pas. Dans notre groupe on dit qu’on fait des discussions « sans mecs cis », c’est-à-dire sans mecs qui ont eu une éducation de mecs et se vivent comme tels.
Sur la prostitution, aussi, on a des discussions incroyables. Moi, contrairement aux copines plus jeunes, plus je réfléchis et plus je persiste à dire que la prostitution n’est pas féministe. Le problème, ce ne sont pas les prostituées bien sûr, je ne veux surtout pas renforcer la stigmatisation qu’elles connaissent déjà. Mais la prostitution en soi, le fait de vendre son corps au plaisir des hommes, je n’arrive pas à y voir un acte féministe. Je ne le place pas au même niveau que n’importe quel autre travail. Les mecs qui racontent qu’ils voient une femme tous les trois jours, c’est qu’ils considèrent les femmes comme des objets. Et moi, contrairement à mes copines féministes plus jeunes, je n’arrive pas à intégrer, jusqu’à aujourd’hui – mais on va continuer à discuter – que c’est un travail comme les autres. Déjà, je n’aime pas le travail en général, alors quand on me dit « oui, mais on gagne beaucoup plus que si on allait se faire chier à cueillir des fruits », je dis « ok, mais le fait qu’on gagne beaucoup plus d’argent, moi, ça ne me dit rien… ».
À l’époque, on discutait déjà de la prostitution : la prostitution, c’est millénaire. Mais il n’y avait pas, dans le mouvement féministe tel que je le connaissais, une revendication à ce niveau-là. Il y avait la question de l’avortement, le problème du divorce qui n’était pas autorisé, le rôle des femmes dans le quotidien, le rapport au corps aussi. De même, il y avait un mouvement homosexuel mais au début des années 70, autour de moi, on en parlait peu.
Aujourd’hui, beaucoup de gens se sentent proches de nos idées. Mais le problème c’est qu’être militant·e, c’est lourd. Il faut avoir des rêves et à mon sens, c’est ce qui manque cruellement.
Le capitalisme a su aller très vite, très fort, il a pu récupérer beaucoup de choses. Et aujourd’hui, il a mis les gens dans une envie de seulement gagner plus. Mais ce n’est pas une motivation ça, tu n’aurais jamais dit une chose pareille dans les années 70 ! L’idée aussi, que la vie serait une question d’achat, de vente… Là où on a fait une erreur selon moi, c’est dans le fait de ne pas avoir suffisamment cherché à créer des alternatives qui ne soient pas récupérables. Parce que le capitalisme il récupère tout, comme il a récupéré 68. Il y avait cette aspiration à être différent·e·s, à créer des choses nouvelles, à inventer un monde meilleur, et pourtant…
J’ai l’impression que les gens se disent « oui oui, c’est beau » mais c’est tout. Dans les années 1970, on avait des rêves. On bougeait parce qu’on savait où on voulait aller, tout était possible. Aujourd’hui, tout semble bouché… Mais je sais aussi que ça ne veut rien dire, parce que qu’on ne sait jamais comment ça peut évoluer, tout peut changer d’une minute à l’autre. Avant 68, c’était une société bouchée, et pourtant…
L’interview de Marisa a été réalisé à Besançon (France) au printemps 2018 avec Mathilde.

Je leur ai chuchoté « Mais vous savez, je suis anarchiste ! »

Maryvonne, Nantes / France

Il y a beaucoup plus de possibilités
que tu ne crois

Je n’ai pas l’impression d’avoir été vraiment actrice de mouvements révolutionnaires mais j’en ai été beaucoup témoin. Je n’ai pas non plus l’impression d’avoir mené des actions m’engageant énormément mais ça a commencé très tôt, dans ma vie personnelle, quand j’avais quinze ou seize ans et que j’entendais ma mère répéter : « Oh, dans la vie on ne fait pas toujours ce qu’on veut. » Ça me révoltait et je lui répondais chaque fois : « Tu aurais pu faire beaucoup plus de choses que tu ne crois, il y a beaucoup plus de possibilités que tu ne crois »… et je pense que ça m’est resté, pendant toute ma vie. Faire les choses qu’on a envie de faire et ne pas se contenter des choses qu’on croit devoir faire, ou que les autres nous imposent. En gros, ça a été un peu ça, la ligne de ma vie.
J’ai été élevée dans un milieu où on essayait toujours de se mettre du côté des exploité·e·s, où il fallait s’efforcer de protéger les personnes les plus précaires. À la maison, j’ai toujours vu ça, et ça m’a marquée. En même temps, mes parents, surtout ma mère, étaient capables d’une forme de dérision. Elle disait « ah ben oui, on défend la veuve et l’orphelin » et quand elle disait ça, c’était un peu péjoratif malgré tout.
J’essayais de mettre ces valeurs en pratique, dans ma vie de petite fille scolarisée. Quand j’étais en sixième par exemple, j’étais le plus souvent en butte avec les bonnes élèves, et amie des filles en difficulté scolaire. Au point qu’une fois, j’avais défendu une gamine qui prétendait qu’on lui avait volé son devoir. Elle disait même que c’était une bonne élève qui le lui avait ­fauché et je l’avais défendue en accusant l’autre. Évidemment, ça avait été dramatique, parce que je n’avais aucune preuve. Et ça m’avait touchée, parce que j’avais conscience qu’on ne devait pas accuser comme ça. Ça m’avait tellement bouleversée que je n’en avais parlé à personne. La première fois que j’ai raconté cette histoire, j’avais déjà une cinquantaine d’années. Je n’avais même pas osé en parler à ma sœur, ni même à mon amie d’enfance. C’est maintenant que j’ose, maintenant que j’ai compris que cette gamine m’avait embobinée. Elle n’avait sans doute pas fait son devoir et se défendait comme elle pouvait… Ça m’a vraiment marquée. Et je peux dire que ça a été mon premier combat, un combat bête, mais…
Dans ma vie scolaire, étant donné mon éducation, je ne supportais pas qu’on chahute les profs. Pour autant, ça ne signifiait pas que j’avais un respect particulier du ou de la prof. Je trouvais simplement que, lorsque ça n’allait pas, il fallait le leur dire et discuter plutôt que de les chahuter. Une fois, j’ai mené une guerre contre une prof. Je n’en suis pas fière aujourd’hui parce qu’avec le recul, je sais qu’elle était en difficulté. J’étais en Maths élémentaires, en classe de terminale, et pour nous punir, elle avait voulu faire une interrogation écrite. Je m’étais révoltée en argumentant qu’il n’était pas question d’utiliser une interrogation comme punition et j’avais réussi à faire l’unanimité contre elle dans la classe, personne n’avait accepté de la faire. Ça nous arrangeait peut-être bien aussi, de ne pas la faire, cette interrogation écrite, mais n’empêche que cette fois-là, j’étais fière de moi.
Mes parents étaient instits, très anti-cléricaux‧ales et ce n’était pas rien à l’époque, en Bretagne.
Les deux étaient socialistes et avaient adhéré pendant un moment à la SFIO (la Section française de l’internationale ouvrière, qui est devenu le Parti socialiste en 1969). Iels se situaient dans l’aile gauche du parti, mais sans aller aux réunions nationales. Ça ne les intéressait pas, leur militantisme était local. Les deux avaient aussi été membres d’un parti qui n’a duré que quelques mois, avant la guerre et qui s’appelait le PSOP, Parti socialiste ouvrier et paysan. C’était un mélange d’anarchisme, de trotskisme et de socialisme révolutionnaire. Iels ont milité jusqu’en 1939 puis la guerre les a tellement bouleversé·e·s qu’iels ont arrêté. Pendant la guerre, faisant partie d’un réseau, mes parents ont hébergé un réfugié espagnol dans leur maison à Plouray, c’est entre le Finistère et le Morbihan. À ce moment-là, il y avait du monde qui quittait l’Allemagne, des personnes juives en particulier, qui passaient à Plouray et qu’il fallait héberger pendant quelques jours.
Aussi, avant la guerre, mes parents avaient enseigné à Gourin, à quelques kilomètres de là, et beaucoup lutté contre les ventes-saisies là-bas. J’ai entendu cette histoire je ne sais pas combien de fois : c’était la crise et dans les campagnes, les familles paysannes, si elles n’arrivaient plus à payer ce qu’elles devaient au propriétaire, se faisaient saisir leurs biens par la justice pour payer leur dette. Mon père organisait la défense de ces gens-là. D’abord en empêchant la vente-saisie, puis en la sabotant. Il suffisait de s’arranger pour que les deux tiers de la récolte de la ferme soient cachés avant le passage de l’huissier ou bien pour que le tombereau, le bon tombereau bien solide dans lequel on transportait la récolte, se soit transformé dans la nuit en un tombereau complètement pourri.
Mon père a été menacé par sa hiérarchie au niveau administratif, il a reçu des blâmes pour son engagement. On lui reprochait de faire de la politique alors qu’un instituteur devait montrer plus de réserve que ça.
Il y a aussi eu les mines d’ardoise à Gourin. Quelques fois, il y avait des grèves et mes parents allaient aider les mineurs à s’organiser. Moi je n’ai pas vécu cette période parce que c’était avant ma naissance, je suis née en 1939, mais ces histoires-là, c’était leur gloire. Quand mes ami·e·s venaient à la maison, les parents racontaient souvent ça. Enfin, j’ai grandi dans cet ­univers-là.

J’ai décidé un jour que j’étais anarchiste

J’ai décidé un jour que je serais anarchiste. Non. Pas que je serais, mais que j’étais anarchiste. C’est une décision que j’ai prise comme ça, après avoir lu le numéro spécial d’une brochure qui s’appelait ­Crapouillot. On y parlait d’anarchistes très connu·e·s, Ravachol, ­Libertad… Cette lecture-là m’a bouleversée mais c’était une décision sentimentale beaucoup plus que politique, c’était romantique, le romantisme du ou de la lanceu·se de bombe. J’avais trouvé ça dans la bibliothèque de mes parents alors qu’autour de moi, personne d’autre ne se prétendait anarchiste. C’était la première fois que j’entendais ce mot et je n’ai pas osé dire que j’étais anarchiste, pas même à mes parents. Je ne leur ai pas dit non plus que j’avais lu la brochure… Même si mes parents s’en foutaient complètement, que je lise ou pas ce qu’il y avait dans leur bibliothèque. Je l’ai quand même dit à mes copines. Que j’étais anarchiste. J’avais seize ans, c’était donc en 1955 et seize ans à l’époque, c’était comme avoir douze ans aujourd’hui. Je leur ai donc dit que j’étais anarchiste mais elles s’en fichaient un peu… Il y avait une différence énorme entre elles et moi. Elles, ne rêvaient que d’une seule chose, c’était de se marier et de fonder un foyer, avoir un métier aussi pour certaines, mais surtout se marier et avoir des enfants. Moi, ce n’était vraiment pas ma préoccupation et même, je ne le voulais pas. Et je l’affirmais ! Je me souviens, toujours en Maths élém, que j’avais rédigé un texte sur le Planning familial après avoir lu un article dans Le Nouvel Observateur. C’était en 1956, ce journal venait d’être créé. J’étais la seule dans la classe à trouver ça très bien, les autres étaient horrifiées par l’existence même du Planning familial, alors que toutes les filles n’avaient qu’une seule crainte, tomber enceinte…
J’aurais beaucoup aimé m’engager à seize ans mais que peut-on faire quand on est toute seule à cet âge-là ?
Après mon bac, je suis allée faire mes études à Rennes et j’ai désespérément cherché des anarchistes… Mais il n’y en avait pas. C’était le moment de la guerre d’Algérie, les étudiant·e·s qui militaient un peu sortaient pour la plupart de la JEC, la Jeunesse étudiante catholique, qui tenait aussi l’UNEF, le syndicat, et qui organisait les grandes manifs contre la guerre ­d’­Algérie. Mais c’était un mouvement chrétien. J’allais les rencontrer quand même, je les connaissais un peu mais ce n’était pas ce que je cherchais. Je ne savais même pas s’il existait encore des anarchistes. Personne n’en parlait dans mon milieu. Je me disais bien qu’il devait y en avoir quelque part, ce n’était pas possible autrement, mais où ? Où les trouver ?
Un jour, par hasard, dans un bureau de tabac je suis tombée sur Le Monde libertaire. Alors je l’ai acheté. Le journal de la Fédération anarchiste… ! Je n’avais jamais entendu parler de ça. Il y avait une liste des groupes de la FA et il y en avait un à Nantes, le groupe ­Fernand Pelloutier. Donc j’ai pris contact. Ce n’était pas évident parce que j’avais dix-neuf ans… et dix-neuf ans à l’époque, c’est quinze ans maintenant ! Donc aller seule voir des gens que je ne connaissais pas du tout, comme ça, et me présenter… Je leur ai écrit une lettre, il n’y avait pas le téléphone, et on m’a donné ­rendez-vous. Alors j’ai pris le car pour me rendre à Nantes et là-bas, la personne que j’ai rencontrée m’a dit « bon, on va aller voir Alexandre Hébert ». C’était le secrétaire de l’union départementale de Force ouvrière. Au sein de la Fédération anarchiste, tout le monde était ­anarcho-syndicaliste[1], mais inscrit·e dans des syndicats différents, la CGT, FO et, pour les enseignant·e·s, la FEN. Dans ces syndicats il y avait aussi des personnes issu·e·s d’autres courants, comme les communistes mais aussi des réformistes. Alors c’était toujours un peu la guerre. Donc, le gars me conduisit au local de FO pour rencontrer les autres. Je n’y comprenais rien, et puis je n’étais pas syndicaliste. Bien sûr, j’étais à l’UNEF comme pratiquement l’ensemble des étudiant·e·s à cette époque mais ce n’était pas la même chose. Alors je suis entrée dans le bureau, il y avait là deux personnes dont l’une était effectivement secrétaire de l’UD, l’Union départementale de FO, toutes les deux membres du groupe Fernand ­Pelloutier de la Fédération anarchiste de Nantes. Et puis iels m’ont interrogée évidemment, iels étaient ébahi·e·s de voir cette petite fille-là qui arrivait et qui se disait ­anarchiste. Ils m’ont tout de suite adoptée et m’ont formée politiquement. À partir de ce moment-là, j’avais un point d’appui pour essayer de faire quelque chose. C’est comme ça que je suis devenue ­anarcho-syndicaliste. Si ça avait été un groupe anarcho-communiste comme l’UGAC par exemple, l’Union des groupes anarchistes communistes, j’aurais été à l’UGAC. Je n’ai pas choisi ! Ça s’est trouvé comme ça.
J’ai poursuivi mes études à Rennes, je venais une fois par mois à Nantes aux réunions du groupe. On était sept ou huit et je continuais ma vie étudiante avec un peu plus de confiance parce que j’avais trouvé des anarchistes. Ça ne modifiait pas ma vie ordinaire. Et les copains du groupe avaient eux aussi des vies tout à fait ordinaires.

C’était la guerre… et on riait beaucoup

Durant cette période, j’ai participé à deux mouvements qui m’ont semblé particulièrement intéressants parce que je connaissais peu les luttes ouvrières. J’étais familière du milieu des instit, du milieu paysan, mais du milieu ouvrier, pas du tout. C’est donc au sein du groupe avec les copains que j’ai tout appris : quelques membres étaient dans l’enseignement mais beaucoup appartenaient au monde ouvrier.
Le premier de ces mouvements était la grève des traminos, les employé·e·s de la société de transport public nantaise : les traminos s’étaient mis·e·s en grève pour demander une augmentation de salaire mais, et c’est ce qui était intéressant, iels demandaient une augmentation de salaire non-hiérarchisée, c’est-à-dire non pas un pourcentage d’augmentation mais bien une ­augmentation de la même somme pour tout le monde. Ce qui était plus avantageux pour les ouvrièr·e·s que pour leurs chefs. Ça ne se faisait pas à l’époque et même maintenant, ça ne se fait toujours pas. Et donc, iels étaient en butte avec les syndicats CGT et CFTC. Il n’y avait que FO pour les aider vraiment. Iels ont réussi à obtenir gain de cause. Il y avait chaque jour des votes pour la reconduction de la grève. Les autres syndicats leur disaient de reprendre le boulot et FO tenait la position « non, non il faut continuer », et iels votaient tou·te·s pour la reconduction. Ça a duré presque un mois et ça marchait à peu près. Nous sommes aussi intervenu·e·s auprès des mairies environnantes pour obtenir une cantine gratuite pour les enfants des grévistes. Enfin, c’était surtout les autres, parce que moi, j’étais le plus souvent à Rennes.
L’autre mouvement qui m’a marquée s’est déroulé à Saint-Mars-la-Jaille, dans la campagne à l’est de Nantes, où il y avait une usine de matériel agricole. La direction appliquait un paternalisme abominable, c’était une entreprise familiale, donc il y avait un syndicat maison et tout ce qui s’ensuit. Les ouvrièr·e·s en avaient eu marre, iels avaient décidé de créer une section syndicale et pour cela, iels s’étaient adressé·e·s à FO mais c’était très difficile. Iels avaient lancé la grève et nous les avions rejoints pour les appuyer mais les réunions se faisaient en secret dans les fermes voisines, quand on voulait bien leur prêter une grange. On ne pouvait pas faire de réunion publique. Iels réussirent finalement à monter leur section syndicale mais ce fut très dur. Iels disaient « on veut être respecté·e·s » et pour elleux, ça passait par la création d’une section syndicale. Pour moi, c’était nouveau.
Quand j’ai fini mes études à Rennes, j’ai été envoyée à Savenay. J’avais décidé de devenir enseignante pour deux raisons. D’abord parce que je n’envisageais pas de travailler sans avoir de longues vacances. À l’époque tout le monde travaillait, toutes celles et ceux qui le pouvaient travaillaient. Le travail n’était pas mis en cause comme maintenant. Pour nous, c’était un moyen d’émancipation, surtout pour les femmes, donc il fallait travailler. Mais je n’ai jamais pensé que le travail était sacré. Il me fallait donc un boulot dans le lequel j’aurais beaucoup de liberté, beaucoup de vacances et de temps libre. Pour pouvoir, pendant ce temps libre-là, faire ce qui me plaisait. Puisque faire ce qui me plaisait, c’était toujours le moteur de ma vie ! Et puis, je venais du milieu de l’enseignement et mes parents avaient eu malgré tout, dans leur vie professionnelle, une certaine liberté. Certes, il y avait des blâmes, mais mes parents s’en foutaient et faisaient ce qu’iels voulaient, sans se préoccuper de ce que pensait l’inspecteur. À l’époque, les instits’ étaient quand même beaucoup plus libres que maintenant. L’autre raison, c’est qu’en passant le concours, on signait un contrat dans lequel on s’engageait à enseigner pendant dix ans et qu’en contrepartie, on était payé·e pendant toutes les études. Donc c’était intéressant : j’étais libre financièrement. Je n’ai jamais été aussi riche de ma vie, c’était extraordinaire !
Enseignante, faisant partie d’un groupe ­anarcho-syndicaliste, il allait de soi que je me syndique à la FEN, la Fédération des syndicats de l’Éducation nationale. Il faut expliquer qu’au moment de la scission entre la CGT et FO, en 1948, les enseignant·e·s avaient refusé de rejoindre un camp ou l’autre et avaient créé la FEN. En tant qu’enseignante, à cette époque-là, je ne pouvais rejoindre ni la CGT ni FO, c’est donc naturellement que je suis allée à la FEN.
Et puis en tant qu’anarchiste dans la FEN, j’ai rejoint le groupe de l’École émancipée, qui était une tendance syndicaliste révolutionnaire de ce syndicat. La FEN était organisée en tendances. À l’École émancipée, il y avait des trotskistes, des anarchistes et des syndicalistes révolutionnaires qui, en général, se rangeaient du côté des anarchistes… et c’était la guerre ! Au sein de la FEN, il fallait lutter contre les réformistes proches du PS, contre la tendance Unité-Action proche du PC. Ça faisait beaucoup de réunions pour mettre au point nos stratégies. Nous nous servions du syndicat pour faire la propagande des idées anarchistes dans un but révolutionnaire. C’est pourquoi, d’ailleurs, il fallait aller aux congrès, même si nous n’y avions pas beaucoup de places parce que nous étions minoritaires. Nous n’y allions pas pour faire du tourisme, il fallait absolument prendre la parole dans les tribunes ! D’ailleurs ma première fois, ça n’a pas été triste… Nous étions deux de l’École émancipée à nous rendre au congrès de la FEN. L’autre était trotskyste, on se répartissait là aussi : s’il y avait deux places il y en avait une pour les trotskystes et l’autre pour les anarchistes… On va donc à deux au congrès et là, il m’abandonne ! C’est mon premier congrès tandis que lui est plus âgé et expérimenté. À un moment, j’entends à la tribune qu’on demande aux gens de donner leur nom et leur sujet d’intervention. J’étais venue au congrès pour intervenir alors je vais m’inscrire, mais j’ignore que le temps de parole est réparti proportionnellement aux mandats de chaque tendance. Je devrais donc avoir un temps de parole très limité. Je devrais préciser quelle tendance je représente… mais je ne dis rien, tout simplement parce que je ne suis pas au courant ! La commission qui distribue le temps de parole croit donc que je suis de la majorité et m’attribue un temps vraiment long ! On m’appelle au micro alors j’y vais, c’est la première fois que je parle dans un micro. Comme je suis petite, il faut qu’ils mettent le micro à ma taille, ils sont gentils avec moi, heureusement, parce que je suis quand même intimidée. Quand je prends la parole, c’est pour dire qu’il faut voter contre eux. Alors dame ! Évidemment, je vois leurs têtes, mais j’ai plein de temps pour les démonter !… Après coup, j’ai su que les camarades de l’École émancipée des autres départements qui ne me connaissaient pas, puisque c’était la première fois que je venais, avaient tout de suite compris que j’étais de leur groupe. Ensuite, iels sont venu·e·s me trouver et m’ont prise en main. Les autres anars et les syndicalistes révolutionnaires étaient là, et tout le monde a protesté parce que le copain trotskyste ne m’avait pas dit comment ça fonctionnait : normalement, il y avait des réunions entre les différents groupes de l’École émancipée avant les prises de parole, pour préparer les interventions mais ça, il ne me l’avait pas dit non plus. C’est vous dire comment ça fonctionnait, c’était la guerre, tous les coups étaient permis…
À Savenay, j’ai d’abord été professeure de mathématique au lycée pendant deux années, puis je suis devenue professeure à l’École normale de Savenay, là où on formait les instits. Avec L’École émancipée on faisait souvent des actions… Il y en avait une à laquelle je tenais particulièrement : pratiquement tous les ans, on occupait le rectorat pour demander la titularisation des maîtres auxiliaires. Mais c’était quand même un peu nul, parce qu’on faisait l’action un jour et puis le ­lendemain, on retournait travailler. Je me souviens d’une fois où nous étions rentré·e·s par la conciergerie de l’inspection académique. Nous avions traversé la chambre du concierge pour atteindre le bureau de l’inspecteur !
On empêchait des inspections d’avoir lieu aussi, en abandonnant nos cours quand l’un·e d’entre nous étaient inspecté·e. On allait dans la salle de la ou du collègue concerné·e et on l’empêchait de faire cours.
Je me souviens aussi d’une autre grève qui avait eu lieu à Pluie d’or. C’était une usine qui fabriquait des tuyaux d’arrosage. Un de mes anciens élèves qui avait donné sa démission de l’Éducation nationale, y était ouvrier. Il était situationniste à cette époque-là. Il travaillait donc dans cette usine, bien évidemment les conditions étaient abominables et les salarié·e·s mal payé·e·s. Iels ont créé une section syndicale et ont lancé la grève. Et nous les avons accueilli·e·s pour une réunion d’information destinée aux étudiant·e·s à l’École normale, sans demander l’autorisation au directeur. Il y avait un tel rapport de force avec l’administration que celle-ci était débordée. Le directeur n’était pas content, mais il ne pouvait pas dire qu’il était contre les ouvrièr·e·s de Pluie d’or quand même. Et puis Savenay, c’était tout petit. Le directeur a fait un rapport bien sûr. Et nous, on a même fait une quête à la cantine de l’École normale, le directeur y mangeait ce jour-là, il était en colère, menaçant même, mais il n’a pas pu refuser de participer à la caisse de grève… On faisait des trucs comme ça, on riait beaucoup.

On s’engage lorsque l’on prend
des risques

Pour moi, on s’engage lorsque l’on prend des risques et je ne pense pas avoir pris beaucoup de risques dans ma vie : je me contentais d’être soutien des luttes. C’est une forme d’engagement mais il y a des gens qui sont beaucoup plus acti·ve·s que ça. Par exemple, au moment de la guerre d’Algérie, je me contentais d’aller aux manifs. Je n’ai jamais soutenu activement les ­Algérien·ne·s en lutte, je n’ai pas porté de valise, alors que d’autres l’ont fait. Il faut aussi dire que j’étais d’une naïveté incroyable. Un jour, je suis allée à Rennes dans une librairie que je connaissais à peine pour leur demander des livres censurés, La question d’Henri Alleg et des trucs comme ça. Le libraire m’a dit : « Mais Mademoiselle, vous savez que la police me demande de prendre les noms de celles et ceux qui viennent réclamer ces livres-là »… Mais il me les a vendus et je ne lui ai pas donné mon nom ! C’était une prise de position de ma part mais ça n’allait pas beaucoup plus loin… Dans ma vie professionnelle j’ai été dans les groupes qui ont été quelques fois à l’initiative des mouvements, mais c’était ponctuel.
Là où j’étais plus engagée, c’était dans la lutte pour le droit à l’avortement. Quand j’étais étudiante, il y avait des réseaux au sein desquels des étudiant·e·s en médecine pratiquaient des avortements. On les connaissait, on avait leur adresse. Après, quand je suis entrée dans le milieu anarchiste, il y avait des camarades anars qui faisaient aussi des avortements. Donc il y avait tout un réseau comme ça, et il fallait qu’on s’occupe des femmes qui venaient demander de l’aide. Après 1967, ça a continué parce que la contraception avait été autorisée mais pas l’avortement. Des camarades dont j’étais proche avaient inventé des pompes à vélo inversées pour faire des avortements par aspiration. Avortements qui étaient effectués par un médecin dans son cabinet médical. Nous, on distribuait les affiches, on se faisait d’ailleurs des fois attraper par la police qui nous les fauchait et les déchirait, avec nos pots de colle et d’autres trucs comme ça. On faisait partie de « Choisir » avec Gisèle Halimi, qui était à la tête de ce mouvement. Avec la pompe à aspiration et tout, c’était des réseaux d’action vraiment pratiques. Quand les camarades venaient pour pratiquer les avortements, on devait les accueillir parce que tout se faisait dans nos appartements.
Une fois, il y a eu une rencontre sur le Planning familial. C’était ma première intervention publique, bien avant le congrès de la FEN, j’étais étudiante en première année. L’invité était un ancien ami de mes parents, François Tanguy-Prigent, ex-député des Côtes-du-Nord, à l’aile gauche du PS et qui avait été un temps ministre aussi. C’était un paysan à la base, il avait milité contre les ventes-saisies et c’est à Gourin qu’il avait rencontré mes parents… Enfin bref, j’étais donc allée le voir parce que mes parents me parlaient souvent de ce gars-là et qu’il intervenait au sujet du Planning familial. La contraception n’était pas encore légale à cette époque-là mais c’était pratiquement acquis. J’ai donc demandé la parole pour leur dire qu’il fallait aller plus loin, qu’il fallait demander le droit à l’avortement. Qu’est-ce que je n’avais pas dit là ! Toute la salle s’est retournée contre moi ! En disant que ce n’était pas la question, qu’on en était pas rendu·e·s-là, qu’il ne fallait surtout pas apeurer tout le monde comme ça… C’était une revendication qu’il ne fallait pas mettre en avant.
Pour en revenir aux réseaux où l’on pratiquait les avortements, je savais qu’on pouvait avoir des ennuis, mais je ne me sentais pas en danger, alors même qu’un des camarades s’était retrouvé en taule parce qu’il pratiquait des vasectomies et des avortements. Sans compter que les femmes qui avortaient pouvaient elles aussi être poursuivies. Mais je ne me sentais pas en danger. C’était peut-être de l’inconscience…
Au niveau de la lutte pour les droits des femmes, j’entends souvent, encore aujourd’hui, et même de la part de copines, qu’un avortement c’est toujours un drame, alors que bien sûr que non ! Un avortement, même à l’époque, je peux vous assurer que c’était une délivrance, pour la plupart des femmes que j’ai pu aider, c’était un soulagement, pas une souffrance ! Mais ça, c’est une idée qui s’est répandue quand la loi a été votée, aussi parce que pour faire légaliser l’Interruption Volontaire de Grossesse, l’IVG, et la faire gober aux catholiques, ça a poussé plein de monde à jouer sur le registre de la pauvre mère de famille qui a déjà cinq enfants et qui ne s’en sort pas… Ce qui peut être vrai… mais dire qu’un avortement est systématiquement un drame, ça c’est faux !
Plus tard dans les années 70, il y eut… disons, une volonté de revenir sur cette loi. Alors, on a eu peur et il y a eu des pétitions. À cette époque, j’avais un groupe d’étudiantes à l’École normale à Savenay, c’était un petit groupe où il devait y avoir neuf filles. Comme c’était un groupe avec lequel je m’entendais très bien, je leur avais demandé si elles voulaient signer la pétition. À ma grande stupéfaction, elles ont toutes refusé de signer en disant « mais nous, on veut avoir des enfants ». J’étais ébahie. J’ai essayé parce que je les aimais bien quand même, d’être à peu près correcte dans mon langage. Mais enfin, elles profitaient de la loi sur la contraception et elles ne comprenaient pas que c’était un combat et qu’il fallait continuer de se battre ! Quand on parlait de droit à l’avortement, on ne les obligeait pas à avorter ! Elles considéraient que c’était un droit acquis. Des gens s’étaient retrouvé·e·s en taule pour ça !
Il y a encore une chose qu’il faut dire, c’est qu’à cette époque, le féminisme concernait principalement la lutte pour le droit à la contraception, à l’avortement, et les salaires égaux. Aujourd’hui, les rapports homme-femme sont beaucoup plus présents au cœur du combat féministe.

J’avais une grande liberté

À l’époque, mes engagements politiques n’avaient pas énormément d’impact sur ma vie ordinaire. C’est maintenant finalement que je suis beaucoup plus dure dans mes relations. Mais à ce moment-là, j’étais capable de copiner avec plein de gens aux vies très différentes de la mienne. J’avais finalement plus d’ami·e·s à l’extérieur que dans le groupe anar. En interne, on n’était pas très proches affectivement, c’était tous des hommes et il faut dire que mis à part pour deux trois d’entre eux, je ne connaissais pas leur femme, ni leurs enfants. Finalement, je n’ai développé de relations amicales et affectives dans le milieu anarchiste et militant, qu’en allant à l’extérieur de Nantes et là, ça m’a vraiment transformée. J’ai passé plusieurs fois un mois dans ce qu’on appelait des Concentrations. C’était des campings anarchistes organisés au départ par les Espagnol·e·s, des camps de vacances en fait. Et j’y ai surtout rencontré des jeunes, en particulier des Parisien·ne·s des Jeunesses libertaires. Iels n’avaient pas du tout la même façon de vivre que moi. Et je les admirais parce qu’iels me semblaient avoir beaucoup plus de liberté que moi. Iels travaillaient bien sûr, tout le monde travaillait, mais seulement en intérim, ce qui leur permettait, quand iels avaient un peu de sous, de s’arrêter et de partir. Iels voyageaient à l’étranger, moi je trouvais ça extraordinaire. Quand iels n’avaient plus de sous, et bien iels rentraient et se remettaient à travailler. À l’époque, il y avait moins de problème de chômage que maintenant. J’avais l’impression qu’iels vivaient aussi beaucoup plus en collectivité. Pour moi, c’était extraordinaire. Pendant plusieurs années, je suis allée aux Concentrations. J’étais la seule de Nantes, ça ne les intéressait pas du tout, les autres anars à Nantes, ils vivaient complètement refermés sur eux-mêmes. Paradoxalement, j’ai lu il y a quelques années l’interview d’un ami des Jeunes libertaires que j’avais rencontré pendant les Concentrations, qui trouvait très intéressant que des anarchistes entretiennent des relations avec les trotskistes comme nous le pratiquions à Nantes…
Dans ces camps donc, j’ai connu des gens qui liaient plus intensément leur vie à leur action politique. Moi, je n’avais pas leur courage, peut-être aussi parce que j’étais la seule sur Nantes à souhaiter une vie qui correspondrait plus à nos choix politiques. J’avais un quotidien très traditionnel dont je sortais pendant les vacances justement. Bien sûr, ma famille et mon entourage, qui n’avaient pas tout à fait les mêmes idées que moi,
trouvaient ma vie déjà très différente de la leur.
Par exemple, j’étais célibataire, ce qui me convenait parfaitement. Ça, même au niveau des copains du groupe anar, ce n’était pas très bien vu. Ils trouvaient quand même que c’était formidable d’avoir une famille… et puis coucher avec Pierre, Paul et Jacques comme ça, ça les dérangeait un peu. Parce qu’être célibataire, ça ne veut pas dire être seule ! Leur attitude m’avait choquée mais je n’avais pas osé leur dire, parce que c’était mes débuts… Ils parlaient d’une copine qu’ils avaient réussi à virer d’ailleurs. Ils disaient « de toute façon, elle a couché avec tous les gens du groupe ». J’avais trouvé ça monstrueux qu’on ose lui reprocher ça ! En plus les gens du groupe, c’était eux ! Qu’est-ce que ça pouvait leur faire ? Ils acceptaient un peu quand même, ils étaient tolérants… mais tu parles, pour des anarchistes… Une fois, on était à Bordeaux pour une réunion très importante. Là-bas, je fais la connaissance d’un jeune bordelais. On ne restait que deux jours, alors quand les autres repartent, je dis « non, moi je reste ». Ils étaient sidérés ! Même s’ils ne m’ont pas fait de réflexions particulières… Et je suis restée quelques jours. Mais on ne parlait pas beaucoup de trucs comme ça. Pour eux, la lutte, c’était comme le boulot, on n’était pas là pour copiner, on mangeait ensemble des fois, les un·e·s chez les autres, mais pas beaucoup plus. Et puis on était à la FA mais sans trop nous occuper des autres groupes de la FA, ça ne nous intéressait guère. On allait au congrès à deux ou trois, quand ce n’était pas très loin et c’est tout. On lisait vaguement le bulletin intérieur qu’on recevait et c’est tout. J’ai noué des relations plus importantes avec les membres de l’École émancipée, et notamment celles et ceux de l’Isère,
que je rencontrais pendant les Collèges, qui étaient les réunions nationales de l’École émancipée à Paris. Et puis ma maison était ouverte ! En 68 les élèves de l’École normale avaient le droit de sortir un peu et passaient chez moi. Quand je n’étais pas là, iels savaient où était la clef. Je profitais surtout beaucoup de mes vacances, plus peut-être que les gens qui étaient en famille avec des enfants. J’avais une grande liberté et c’était justement ça qui me plaisait. Le fait d’être célibataire, c’était ça l’essentiel.

En mai 68, les copains m’ont déçue comme je les ai déçus

Les copains anarcho-syndicalistes se sont beaucoup méfiés du mouvement en mai 68. Parce que ça les dépassait. Ils y ont participé mais ils étaient beaucoup trop « syndicalistes avant tout » pour accepter ce qui se passait, ils n’y ont jamais cru. Pour eux ça allait retomber. Comme le mouvement était très étudiant, ils disaient « De toute façon, ces étudiants-là, ça va devenir nos chefs après ! » Finalement dans le groupe, on était seulement deux à suivre de plus près les grèves et les autres nous l’ont reproché. Même si le mouvement touchait aussi les travailleurs et les travailleuses, c’était assez dangereux, parce les syndicats n’étaient plus vraiment écoutés. Et pour mes camarades, la lutte c’était les syndicats, le groupe Fernand Pelloutier, la Lettre aux anarchistes, La Charte d’Amiens… Ils m’avaient formée avec ça ! Et il fallait la connaître sur le bout des doigts, la Charte d’Amiens. Je trouve d’ailleurs que ce n’est pas si mal que ça, encore aujourd’hui. Mais à ce moment-là, c’était quand même trop.
Après, il ne faut pas oublier que le mouvement à Nantes était parti de Sud-Aviation. Sud-Aviation, c’est le truc mythique ici. Et Sud-Aviation s’était mis en grève parce que FO était là. Il y avait même eu un an de lutte contre la CGT qui ne voulait pas de cette grève, en proposant des grèves perlées, des manifs sur site, etc. Maintenant on parle toujours de la CGT mais à l’époque, la CGT s’opposait à cette grève ! À FO, celui qui a mené ce combat n’était pas anarchiste, c’était un trotskyste. Et ça a mis un peu en difficulté Alexandre Hébert, secrétaire de l’union départementale de FO et membre du groupe anar…
Bon, les anars ont participé un peu quand même aux comités de grèves et tout ça… Ils étaient dans le mouvement de 68, il ne faut pas exagérer non plus.
Moi j’ai eu des tickets pour l’essence grâce à FO, ce qui d’ailleurs me permettait de me rendre à Nantes : j’habitais à Savenay, alors je n’aurais pas pu venir autrement. Mais c’était difficile et j’étais comme les autres, en pleine ambiguïté. Ils ne comprenaient pas ce qu’il se passait, ce que je faisais. Comme la fois où j’étais allée sur un barrage organisé par le syndicat des transports de FO. Pour moi, c’était tout à fait naturel mais même Hébert s’était opposé à ce barrage-là, alors ils ne comprenaient pas que j’y sois allée… En plus, cette fois-là, je me suis fait pincer par les flics et ça a été assez dramatique, une épopée ! J’avais travaillé le matin, j’avais mon cours, on n’était pas encore en grève et je portais une jolie robe blanche en crochet et des talons. Puis, après le cours, je suis allée retrouver les étudiant·e·s. On nous a dit que les transports FO demandaient de l’aide pour un barrage aux Sorinières, au sud de Nantes. Et nous, on y est allé·e·s. J’avais une voiture, donc on y a chargé les tracts, les banderoles, plein de sandwichs aussi, parce qu’il fallait leur apporter à manger, et on y est allé·e·s, c’était marrant, on rigolait bien. Sur le barrage routier, tout à coup, un camion a déboulé qui refusait de s’arrêter. Alors tout le monde s’est précipité sur le chauffeur, l’obligeant à stopper son engin… Trois minutes plus tard, les CRS étaient là. Et tout le monde de courir et moi aussi. Les autres ont foncé se cacher dans les fossés, il y avait des champs tout autour de nous. Moi, bêtement, j’ai couru sur la route alors évidemment, les flics m’ont rattrapée tout de suite. Je me suis retrouvée par terre puis amenée à une voiture pour un contrôle d’identité. J’étais quand même très émue. Ils m’ont relâchée et en partant, je suis passée devant ma voiture qu’ils étaient en train de fouiller. En plus j’avais laissé les clefs dessus ! Je me suis dit « c’est pas le moment de dire que c’est ma voiture ». Donc j’ai continué à marcher tout droit et j’entendais le gars, le chauffeur du camion qui n’avait pas voulu s’arrêter, et dont on a su après que c’était probablement un CRS, qui disait « ouais vous la lâchez, on se demande pourquoi vous la lâchez, elle est avec eux ! Vous ne devriez pas la lâcher ». Je me suis éloignée et puis j’ai été pratiquement kidnappée par deux gars que je ne connaissais pas qui se planquaient et m’ont cachée aussi. On a attendu un peu et l’un d’eux a dit « moi je suis au PC, je vais jeter ma carte ». Ça m’a fait rigoler, parce que je me disais qu’au contraire, s’il avait montré sa carte, on aurait été libéré·e·s tout de suite ! Mais je n’ai pas osé lui dire ça. Lui, il nous a expliqué que sa voiture était sur la route mais de l’autre côté des flics et qu’il ne voulait pas se montrer devant eux. Alors on a traversé les champs, il faisait nuit, on se tenait les trois et il y en avait toujours un qui trébuchait et qui manquait de tomber… À un moment, je ne sais pas trop comment, nous nous sommes retrouvé·e·s dans un parc où il y avait un manoir… Il fallait sortir de là ! Les deux copains m’ont fait grimper sur la grille pour passer par-dessus. On a erré comme ça et puis on entendait hurler sur la route, on n’osait pas revenir, ne sachant pas ce qu’il s’y passait. On a finalement retrouvé la voiture de ce gars du PC, il a bien voulu me reconduire au local des étudiant·e·s, c’était près du restaurant universitaire de l’hôpital. Les étudiant·e·s étaient en train de m’attendre, iels m’ont pris dans leurs bras en disant « on a su que tu avais été arrêtée, on a cru que tu étais morte ! ». Ça me fait rire maintenant mais à ce moment, en 68, il y avait plein de rumeurs sur les gens mort·e·s en manif. Ne me voyant pas revenir, iels avaient appelé Hébert, ce qui l’avait rendu furieux : il n’avait pas voulu se déranger. Les étudiant·e·s lui avait demandé d’aller voir le préfet, et lui, il avait catégoriquement refusé ! À la fin iels avaient réussi à le convaincre d’y aller quand même. Le préfet lui avait dit que j’avais bien été arrêtée mais que j’avais ensuite été relâchée. Les étudiant·e·s pensaient qu’il mentait, que j’étais morte et que le préfet n’osait pas le dire ! Enfin bref… Iels avaient récupéré ma voiture… mais l’avaient retrouvée sur le toit ! Ça avait été une de ces épopées… ! Nous avions disparu deux heures seulement, c’était au début de 68. Il y avait une fille qu’ils avaient tirée par les cheveux, ça lui avait abîmé le cuir chevelu et elle avait été emmenée à l’hôpital avec un autre gars qui était blessé aussi. Hébert était furieux : « J’avais bien dit aux copains des transports qu’il ne fallait pas faire ça ! Et toi tu y vas comme une idiote, qu’est-ce que tu es allée faire là ? » Il se méfiait beaucoup du mouvement parce qu’il ne pouvait pas le contrôler. Les copains du groupe anar m’ont déçue à ce moment-là, mais comme je les ai déçus, je crois.

L’effondrement du mouvement syndical avait déjà commencé

L’effondrement du mouvement syndical avait commencé déjà avant 68. On avait créé l’UAS, Union des anarcho-syndicalistes. Sur la France on était peut-être dix groupes, enfin peu importe le nombre, mais on avait déjà des discussions très tendues sur les syndicats. Certains anarcho-syndicalistes disaient qu’on allait peut-être devoir quitter les syndicats, parce qu’ils étaient déjà, même avant 68, « intégrés » à l’État, c’est-à-dire que celui-ci s’en servait comme courroie de transmission pour contrôler les mouvements sociaux. Les syndicats ne jouaient plus le rôle qu’ils auraient dû. Il y avait déjà avant 68 d’énormes divergences mais, même avec la conscience qu’il fallait sortir de ce ­rapport-là, rien ne se passait concrètement, on était démuni·e·s. Et pour autant, la lutte sociale se jouait encore beaucoup dans le cadre syndical.
En 1970, j’ai quitté le groupe Fernand Pelloutier. Il y a eu une rupture. Ils ont continué mais moi j’ai arrêté. J’ai seulement continué à militer à l’École émancipée, toujours comme anarchiste. Et puis il y a eu le Larzac, Les Paysans travailleurs ou encore la lutte autogestionnaire des Lip. À Savenay, on a créé un groupe contre le nucléaire aussi. C’était contre le premier projet de centrale au Pellerin, en 1976. Ce n’était pas que des anarchistes, ni des syndicalistes, il y avait même un rocardien.
À l’École émancipée, avant 68, on était une dizaine. Et après 70, on s’est retrouvé·e·s à quarante. Il y avait un peu plus de femmes, ce qui était bien. Mais celles et ceux qui sont arrivé·e·s à ce moment-là s’étaient politisé·e·s en 68 et n’avaient aucune expérience de la lutte syndicale ni même sociale. Je les trouvais complètement décalé·e·s, je ne les comprenais pas. Moi, je gardais quand même mon ancienne forme de militantisme et là, c’en était une nouvelle. Et donc, ça ne me plaisait pas du tout. Je ne me sentais plus à ma place. Alors j’ai progressivement abandonné l’École émancipée aussi. Après ça, je suis restée inactive une trentaine d’années. Je militais ponctuellement, comme ça, dans mon milieu professionnel, mais c’était sans importance.
J’ai continué à aller dans les grandes manifestations, pendant le CPE par exemple, votre heure de gloire, comme nous avec 68. Les étudiant·e·s de l’IUFM, l’Institut universitaire de formation des maîtres qui a remplacé l’École normale pour la formation des instit, étaient alors mobilisé·e·s et moi, je travaillais à Nantes à ce moment-là. Je suis allée à leurs AG et j’ai manifesté à leurs côtés. On a fait du bruit aussi, mais pas comme les étudiant·e·s de la fac, on ne s’est jamais mélangé·e·s aux autres étudiant·e·s. Ça m’a permis de sympathiser avec des groupes vis-à-vis desquels j’étais en difficulté en tant que professeure, on était toujours en conflit. J’ai trouvé très bien ce mouvement contre le CPE parce qu’après, on était très copin·e·s et quand on a repris le boulot, je n’avais plus aucun problème ! Mais voilà je ne me sentais pas trop concernée, je me suis repliée sur ma vie professionnelle.

Il y avait une manif et j’y suis allée !

Finalement je réagis souvent plus sentimentalement que politiquement… On parlait depuis longtemps de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes mais moi, je ne m’y étais jamais beaucoup intéressée. Je savais où était Notre-Dame-des-Landes, mais même pas si j’étais pour ou contre le projet d’aéroport. À vrai dire, je ne me posais pas trop la question. Et puis un jour, je me suis dit « il va falloir quand même que je vois ça d’un peu plus près ». C’était au moment des expulsions de 2012. Je suis allée sur le site Internet de la ZAD[2] et j’ai lu un article, c’est pour ça que je parle de sentimentalité, c’était une lettre d’une médecin sur les blessures que les flics infligeaient aux habitant·e·s et aux militant·e·s venu·e·s défendre la ZAD. Ça m’a complètement effrayée et j’ai réalisé que j’en avais marre de rester à la maison. Je ne supportais plus non plus les quelques copin·e·s que j’avais et qui discutaient politique tout en restant à la maison. En vieillissant évidemment, ça ne s’améliore pas. On a des idées sur tout mais on ne connaît rien. Et donc, j’ai lu sur le site qu’il y avait une manif et j’y suis allée ! Il y avait plein de monde, je ne comprenais rien. Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu des manifs comme ça. Il y avait des filles avec de grands sacs pleins de grenades qu’elles ont déposés aux pieds des CRS. Je me demandais vraiment ce qu’elles faisaient, c’était tout à fait en dehors de ce que j’avais connu et de ce que j’avais fait moi-même. Quand on est passé·e·s devant la préfecture, les canons à eau des flics nous attendaient. C’était la première fois que je me faisais arroser comme ça ! Et puis il y a eu une invitation à aller à B17, je ne connaissais pas l’existence de ce lieu, donc j’y suis allée. B17 est un local autogéré à Nantes, où se croisent des associations et des collectifs de lutte, principalement libertaires. Il y avait plein de monde et là aussi, j’ai écouté. J’entendais un peu mieux à l’époque que maintenant, je ne comprenais pas tout mais j’entendais plein de choses avec lesquelles j’étais d’accord. Et puis je voyais toutes ces personnes qui faisaient ce geste, celui d’agiter les mains comme des marionnettes, je me demandais si iels s’opposaient à ce qui venait d’être dit. Je me demandais : « Pourquoi sont-iels là si iels sont opposé·e·s ? » En langue des signes française, cela signifie « Bravo », c’est un geste qui permet de donner son approbation de manière silencieuse dans une assemblée mais ça, je ne le savais pas encore… Sur des tracts j’ai lu qu’il y avait un collectif qui s’appelait CNCA, Collectif nantais contre l’aéroport et qui se réunissait à B17 tous les mercredis. Alors j’y suis allée, et je vous ai connues comme ça. Et quand je vous ai rencontrées, je me suis dit « ça y est ! Je retrouve des gens avec qui je suis bien ! ». Au début, même si on ne se comprenait pas toujours, je me sentais quand même dans mon milieu. Je me disais « là, ça correspond, je vais pouvoir faire quelque chose ». Il y avait un très gros décalage parce que vous, vous mêliez tout, votre vie, la politique ! Et puis les choses ont évolué en trente ans… Je me souviens, c’était à l’une des premières réunions, à un moment donné, je crois que c’est à toi Léa, et il y avait quelqu’un·e d’autre aussi, j’ai fini par vous dire en chuchotant : « Mais vous savez, je suis anarchiste… » Comme quand j’avais 16 ans !
Et puis vous m’avez apprivoisée et je vous ai ­apprivoisées.
L’interview de Maryvonne a été réalisé à Nantes (France) à l’été 2019, avec Léa et Camille.

[1] L’anarcho-syndicalisme est un mode d’expression de l’anarchisme. C’est une stratégie qui parie sur l’utilisation du syndicalisme pour favoriser la révolution. À la différence des autres syndicalistes révolutionnaires, les anarcho-syndicalistes ne veulent pas d’une dictature du prolétariat mais prônent l’autogestion, ­l’anti-autoritarisme, le fédéralisme et la démocratie directe. Iels veulent une organisation horizontale.

[2] ZAD : Zone à défendre contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, à coté de Nantes. La zone occupée par des opposant·e·s au projet a subi plusieurs vagues d’expulsions dont la plus grosse et la plus connue est celle de l’automne 2012, ce qui avait contribué à largement médiatiser cette lutte.

L'engagement dure longtemps

Comment « changer la vie » vraiment ?

« Comment parler de tout ça sans se vautrer dedans ? » Voilà ce que demande Andrea. À sa question elle répond par les liens entre passé et présent : échos, résonances, interférences. L’histoire ne donne pas de « leçons ». Mais elle peut être une source d’inspiration, de quoi reprendre confiance et élan. À chaque instant, on le sent : il n’y a pas ici de modèle et encore moins de prétention. Mais à saisir des liens et retrouver des filiations, on puise de la puissance aux expériences passées pour qu’elles restent vivantes. Inspirantes. C’est bien ainsi que l’on lit ces parcours dont les routes ne sont pas tirées au cordeau, loin de là : elles sillonnent et serpentent au gré des enthousiasmes et des difficultés. Les cueilleu·se·s de ces histoires ne s’en cachent pas ; la gratitude vient de la force donnée : « Bref, en nous reliant à notre passé nous nous sentons avancer. » Et l’on perçoit alors une chaîne de transmission, quand on écoute Marisa se rappelant les révolutionnaires espagnoles qui l’avaient elles-mêmes inspirée. Marisa n’oublie pas et ce souvenir la rend d’autant plus sensible à l’invitation : partager une histoire, son histoire, d’une génération l’autre. Sans qu’il y ait toujours continuité – mais en tout cas fidélité. C’est la force même de ce livre : l’histoire s’y exprime et se transmet, sans surplomb, avec des savoirs et des savoir-faire qui ne sont à aucun moment écrasants.
Les concept·rice·s de ce recueil le disent : « le moment est sans doute venu ». Andrea l’admet elle aussi, à l’instant même où elle commence et où elle sort du silence : « Tu sais, je n’ai encore jamais vraiment raconté cette histoire, mais je crois qu’il est temps. » Pourquoi est-il temps ? La perception en est subjective mais elle renvoie quoi qu’il en soit à l’intensité du moment.
Dans les mouvements, luttes, mobilisations, engagements du présent, on ne peut qu’être frappée par les connaissances des jeunes générations féministes, comme si le temps s’était sédimenté, en quelque sorte condensé. Elles savent beaucoup de ce qui s’est passé avant elles ; c’est comme si elles avaient incorporé le travail, longuement mené, les théories, les concepts et plus encore les combats. En même temps bien sûr, elles s’élancent, elles inventent et avancent : elles font du neuf. Mais la conscience d’une coexistence des temps est là. Qu’on accepte le terme de « vagues » à propos du féminisme, ou pas, on sait bien qu’il y a une déjà longue histoire derrière soi. Quelques décennies auparavant, c’était différent. 1970, date de fondation du MLF notamment, pouvait donner l’impression d’être une « année zéro » pour la libération des femmes, évoquée en tout cas comme telle dans la revue Partisans. Il fallait se plonger dans ce passé qu’on ne connaissait pas, aller à la recherche des oubliées, à partir de presque rien tant cette histoire était demeurée jusqu’alors sans objet, parce que peu s’y intéressaient. On se rappelle l’hymne du MLF : « Nous qui n’avons pas d’histoire… » Les femmes avaient une histoire bien sûr, mais elle n’avait pas été faite ; on ne la trouvait pas dans les ouvrages savants – qu’écrivaient des hommes. Elle avait été seulement cantonnée à la reine et à la sainte, à l’espionne et à la courtisane. Celles que retenaient les livres et les chronologies s’égrenaient de Cléopâtre et Jeanne d’Arc à Mata Hari. Le récit en était étriqué, rabougri comme un arbre dont on n’a pas pris soin. Il fallait tout découvrir, arpenter les luttes et les faire sortir de l’oubli. Au fond, ce recueil est un prolongement de ce désir et il en est la confirmation.
Il est temps, de nouveau, parce que la période est intense en termes d’engagements et qu’on a besoin de savoir où ils ont pris naissance. De ce point de vue, les vagues ne se succèdent pas comme si l’une chassait l’autre. Elles s’enroulent plutôt l’une à l’autre.
Alors non, on ne se vautre pas ; on ne se raconte pas sans prudence. Andrea, Anne-Catherine, Camille, Herma, Maryvonne et Marisa avancent à tâtons. La vigilance est un guide tout comme l’humilité – cette humilité même qu’il faut interroger : est-ce une disposition genrée ? Toutes ici ont bien conscience du biais. Mais autant l’assumer, y réfléchir et travailler. C’est une disposition sociale évidemment que d’intérioriser un manque supposé de légitimité. Toute l’histoire du genre en rappelle la longue et implacable construction : femmes reléguées dans la sphère privée, domestique, celle de la domus donc, la maison, tandis que les hommes auront l’espace public. Il est immense d’échapper à cette assignation ; c’est une conquête, patiente et forte. Et c’est aussi ce que ces témoignages expriment : en sortir, se le dire, prendre confiance en soi collectivement. Montrer également, parallèlement, que l’espace privé et domestique a lui aussi des enjeux politiques. Lors des puissants événements qui ont fait l’histoire des soulèvements populaires, les femmes ont été très présentes, actives et agissantes. Elles y ont pris toute leur part : il n’est qu’à songer à la Révolution française, à la Commune de Paris, aux grèves du Front populaire, à celles de 1968. Et c’est bien souvent aussi qu’elles ont dû s’organiser comme telles, entre elles, en s’apercevant que même dans ces grands moments de lutte contre toutes les dominations, la domination masculine se reproduisait quant à elle et se reconduisait. Comme si elles n’avaient pas tout à fait leur place : sous la Révolution, les dirigeants du nouveau pouvoir avaient tôt fait d’interdire leur présence dans les assemblées ; la Commune n’a pas un instant pensé à leur octroyer le droit de voter ; en 1968, dans les comités de grève et les lieux de travail occupés, c’étaient des hommes qui tenaient les tribunes et saisissaient les mégaphones, sans même d’ailleurs se poser la question de ce monopole : il allait de soi, comme une tranquille évidence. Il y fallait de la subversion. Alors, comme d’autres auparavant dans l’histoire, des femmes et, au-delà, des personnes minorisées l’ont soulevée, cette question, pour en triturer l’impensé. Elles se sont dit que tout de même se logeait là une contradiction… C’est ainsi que certaines ont expérimenté les réunions en non-mixité, comme forme pour se donner confiance, s’exprimer sur tous les sujets, ne plus se laisser dérober la parole, la prendre et la garder. Les histoires d’engagement et de vie qu’on a découvertes dans ce livre racontent cela aussi : comment partir de ce « manque d’assurance » que mentionne Anne-Catherine et comme il a fallu œuvrer pour le dépasser. Sans le faire absolument taire pour autant…
C’est d’ailleurs aussi Anne-Catherine qui décrit les liens étroits entre les émotions et l’engagement – et c’est tout un sujet passionnant. Les passions, justement, les affects et les émotions ont longtemps été regardées de haut et de loin par les gens de pouvoir, qui imaginaient en être exemptés lorsqu’ils gouvernaient. Il y avait d’un côté les émotions, forcément populaires – d’ailleurs « émotions » a longtemps voulu dire « émeutes » – et de l’autre la raison, celle de la chose politique et de l’exercice du pouvoir.
Raison à majuscule. Depuis quelques années, des travaux de sciences sociales ont récusé ce clivage trop pesant et en partie absurde, très occidental d’ailleurs par son tranchant : dans tant et tant de cultures, on ne sépare pas les émotions et la raison. Les émotions sont une forme d’intelligence sensible et il n’y a pas beaucoup d’engagements qui ne soient nés, liés et nourris par des sentiments. « On reproche souvent aux femmes d’être trop dans l’émotion, relève Anne-Catherine. À mon sens, ce n’est pas un défaut en politique. Il faut garder sa capacité à s’indigner ! » Absolument… Et c’est aussi une belle occasion de dégenrer les émotions.
On retrouve dès lors un entremêlement de forces et de fragilités, inséparables et assumées. Empowerment, bien sûr, et gain de puissance, mais refus de l’assignation à être toujours ou seulement « puissantes ». Le récit d’Anne-Catherine rend compte avec justesse de cet équilibre qui n’est pas d’abord une tension mais une complémentarité. « Lorsqu’on s’engage vraiment, dit-elle, un des prix qu’il faut payer, c’est cette obligation à cacher ses faiblesses. » Mais ça n’empêche pas, tout au contraire, la prise de conscience : des dépendances, des vulnérabilités et des fragilités. Cette prise de conscience en soi, surtout quand elle est collective comme y insiste Maryvonne et permet une certaine introspection, est politique ; elle est partie intégrante de l’engagement. Reconnaissance, donc, et lucidité conduisent à l’opposé de la victimisation et des « clichés fragilisants ». Elles sont une part de la dignité et une matrice pour la nécessité de lutter.
Ces engagements, quels sont-ils ? Ce sont des luttes contre l’injustice sociale et la violence imprégnant une société de classes – donc des luttes de classe, comme le rappelle sobrement Camille. Des grèves, et pas forcément dans de grands bastions ouvriers : on le voit aux exemples que donne Maryvonne, la grève à Saint-Mars-la-Jaille, à la campagne près de Nantes, dans une usine de matériel agricole, face au « paternalisme abominable » de cette entreprise « familiale » ; la grève à la Pluie d’or où on fabrique des tuyaux d’arrosage ; ou bien encore cette grève avec occupation dans une usine de ciment que raconte Marisa. On plonge dans la diversité des pratiques et des formes que peut revêtir la lutte : occupations, donc, manifestations bien sûr, comités, assemblées, délégations auprès de la municipalité, actions en justice contre les licenciements, mais encore autoréductions et donc manière de déplacer la légitimité par rapport à la légalité. Des blocages de la circulation, comme ceux qu’évoque Anne-Catherine, laquelle n’oublie pas ces actions ancrées dans le quotidien d’une commune et l’ordinaire des jours. Aide apportée à d’autres femmes pour des avortements et tant de solidarités. Camille souligne la dimension cruciale que revêtent dans tout cela l’autoorganisation et l’autogestion, comme principe de responsabilité collective et pratique : faire sans laisser faire. Certaines encore, comme Herma, dépeignent l’importance de la vie collective dans des coopératives et des communautés. Cette vie-là ne va pas toujours sans contradictions et Herma ne les masque pas, pas davantage que certaines déceptions.
Parce qu’évidemment ce n’est pas facile de vivre à contre-courant, dans un monde construit sur le profit, la rentabilité et la compétition, et de s’y inscrire en radical contretemps. Aucun de ces témoignages ne dissimule les difficultés et parfois les éloignements nés de certaines désillusions : trop de centralisme, quelques bureaucraties, quelques affirmations sexistes parmi ses propres camarades, trop de dogmatisme… Mais toujours en tout cas, la vie s’ajuste aux convictions. Avec l’importance accordée à la ténacité, même quand on fait varier tout au long d’une existence les formes de ses engagements, et même quand on les laisse parfois un peu reposer. C’est toute la complexité des trajectoires biographiques qui encore une fois ne sont pas des chemins tout tracés, des lignes droites ou des plans carrés. Il faut des pauses pour mieux reprendre élan. Et en même temps, Herma le rappelle : « Longo Maï » où elle vit signifie, en provençal, « que ça dure longtemps ». Tenir – et recommencer.
Les luttes internationalistes et les engagements anti-impérialistes ne sont pas oubliés. Il y a là, peut-être plus que dans d’autres domaines, la singularité d’une époque disparue. Dans les années 1960 et 1970, l’engagement radical – de ceux qui vont à la racine – ne se concevait pas sans cette boussole-là. On était solidaires : du Vietnam en guerre, des soulèvements populaires, de Cuba au Nicaragua, de Budapest à Prague. Qu’on s’en souvienne : non seulement « 1968 » comme année de contestation s’est étendue presque partout dans le monde, de San Francisco à Tokyo, de ­Louvain à Milan et Berlin, d’Alger à Dakar et d’Istanbul à ­Téhéran. Mais encore les luttes s’influençaient réciproquement. Elles se citaient, puisaient de l’énergie sans frontières, une énergie contestataire et révolutionnaire. L’anti-impérialisme manque aujourd’hui de forces collectives, même si une poignée de miltant·e·s partent d’un peu partout pour aller combattre au Rojava notamment et apporter par la lutte et les armes un soutien à cette expérience de démocratie directe, anticapitaliste et féministe. En tout cas, internationaliste, ce livre en lui-même l’est : il nous parle de l’Uruguay et du Brésil, de l’Allemagne et de l’Italie. Il nous propose des récits sur des expériences qui débordent ce que l’on peut connaître en France. Andrea, elle, raconte la lutte armée, la clandestinité, la confrontation à la torture et la douleur de l’exil. Elle a raison de poser des mots justes et forts sur ce qui se passe aujourd’hui sous le régime de Bolsonaro, qui effraie pour là-bas et comme un risque pour ici : « C’est une grande vague fasciste, qui se répand à nouveau. »
Ce qu’il y a encore de très important dans ce livre, c’est qu’il n’entend pas déverser recettes toutes faites et projets clés en main. Les expériences ne sont jamais des livraisons tranchées à prendre ou à laisser. Au contraire, elles sont pesées, interrogées, nuancées, avec les doutes et les hésitations. Avec les questions que pose Camille, par exemple : faut-il miser sur l’État et sur cette échelle, celle qui instaure la Sécurité sociale et les services publics, ou sur les collectifs de lutte, les squats, les ZAD et les communautés, cette autre échelle, celle de l’ici et maintenant pour un présent émancipé ? D’autres questions encore, évoquées avec honnêteté, sans condescendance ni volonté de couper net, celles que décrit Maryvonne à propos de la prostitution : travail du sexe et donc travail comme un autre, ou monde à part qu’une féministe ne saurait accepter ? Maryvonne rend compte de ses échanges avec ses camarades et copines plus jeunes qu’elle et de leurs divergences ; mais en tout cas « des discussions incroyables ». Les questions, encore, d’Anne-Catherine : les petits groupes sont « motivés et inventifs » mais manquent de moyens pour se faire entendre ; les plus importants finissent parfois par s’intégrer dans « le système ».
Il a fallu beaucoup de courage à ces femmes et aux personnes minorisées de genre pour surmonter les décennies 1980 et 1990, celles du néolibéralisme ascendant et finalement triomphant, dont on ressent ici particulièrement le tournant – le tourment. Camille détaille « le rouleau compresseur des croyances libérales » qui en a écrasé plus d’un·e, y compris des syndicalistes ; elle ne manque pas de rappeler le revirement de la CFDT : d’autogestionnaire qu’elle était, elle est devenue à partir de là une courroie d’accompagnement pour tant et tant de contre-réformes. « J’étais de plus en plus en porte-à-faux. Mes valeurs politiques anticapitalistes et pour un changement radical de la société n’avaient plus droit de cité. » Situation différente mais au fond proche pour Herma, depuis l’Allemagne de l’époque, l’espoir en 1989 avec la chute du Mur et ce qu’imaginaient certaines et certains, dont elle était : « Allons-y, on va changer ce socialisme ! », lui donner forme démocratique. Sans penser qu’en fait ce serait une restauration du capitalisme. Herma parle d’une révolution mais d’une « révolution réactionnaire ». Alors se dessine une brisure – et elle est existentielle : « Le plus grand problème dans la vie, c’est le manque de perspective, quand il n’y a soudainement plus rien de possible. » Il fallait en réinventer. Enfin, il y a le témoignage de Camille, que ses employeurs auraient vraiment voulu « casser » : « À l’intérieur d’une entreprise, quand tu prends un rôle politique contre le patronat, tu subis la répression tous azimuts. On t’isole. » Elle connaît l’endettement, l’épuisement et la dépression. Le chômage : « Ça aussi, c’était le prix à payer pour mon engagement. »
Parce que l’engagement a un prix et c’est bien souvent celui de toute une vie. Ce que nous racontent ces histoires, ce sont la force et la joie, les doutes et les crises, et puis une grande cohérence d’existence, des convictions et des fidélités. Comme Marisa l’explique sans détour : « Malgré toute cette tension, il était inconcevable pour moi d’arrêter la lutte parce que cet idéal anarchiste, n’était pas seulement une idée. C’était une manière d’être, de vivre. » L’aspiration à une vie bonne et juste, celle que décrit Herma : pour changer le monde et changer la vie. Alors le dernier mot pourrait revenir à Anne-Catherine. C’est un mot plein, sans naïveté, un terme dense, une idée neuve qui n’a jamais vraiment cessé de le rester, un espoir trop peu exploré sans doute, sauf parfois, à certaines heures : s’engager, c’est aussi et d’abord vouloir « réhabiliter le bonheur ».
Ludivine Bantigny.
L’Atelier des passages est porté et soutenu par l'association L'Échappée